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Quelles annonces pour Emmanuel Macron ? 1968, 1983, 1995 : petit retour historique sur les conditions de succès (ou d’échec) des virages politiques majeurs
©Claude Paris / POOL / AFP

Mission impossible

Le Président de la République doit s'exprimer ce soir et annoncer des réformes pour clore la crise sociale. Mais attendre un vrai tournant politique semble illusoire.

Maxime Tandonnet

Maxime Tandonnet

Maxime Tandonnet est essayiste et auteur de nombreux ouvrages historiques, dont Histoire des présidents de la République Perrin 2013, et  André Tardieu, l'Incompris, Perrin 2019. 

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Jean Petaux

Jean Petaux

Jean Petaux, docteur habilité à diriger des recherches en science politique, a enseigné et a été pendant 31 ans membre de l’équipe de direction de Sciences Po Bordeaux, jusqu’au 1er janvier 2022, établissement dont il est lui-même diplômé (1978).

Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, son dernier livre, en librairie le 9 septembre 2022, est intitulé : « L’Appel du 18 juin 1940. Usages politiques d’un mythe ». Il est publié aux éditions Le Bord de l’Eau dans la collection « Territoires du politique » qu’il dirige.

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Atlantico : Emmanuel Macron doit s'exprimer après le Grand Débat dimanche et mardi. Le président se retrouve dans une situation où il va devoir répondre à une demande forte de la part des contributeurs et d'une frange de la population française sans avoir le soutien politique pour assumer un tournant équivalent à ceux de De Gaulle en 1958, Mitterrand en 1983 ou Chirac en 1995. Le président se retrouve-t-il devant une équation impossible à résoudre ?

Maxime Tandonnet : La situation est en effet compliquée, au point qu’on a du mal à en concevoir l’issue. Elle n’a pas grand-chose à voir avec les cas historiques que vous citez. A l’époque, la politique avait un véritable sens. La volonté politique permettait de changer les choses en profondeur. Nous sommes dans une situation bloquée aujourd’hui. Avec la mondialisation, l’effacement des frontières, les transferts de compétences à Bruxelles, la décentralisation, la puissance des juridictions en particulier le Conseil constitutionnel, le poids de la dette publique et des déficits, le pouvoir des autorités de l’Etat s’est fortement réduit. A cela s’ajoute le déclin de l’autorité et de la confiance dans les dirigeants politiques, la transparence et les réseaux sociaux qui créent un espace de contestation permanent, la violence de rue. La vérité est qu’un chef de l’Etat, contrairement à l’époque de de Gaulle, voire de Mitterrand et même de Chirac, n’a pas tant de pouvoir qu’on l’imagine. Alors, il compense cette relative impuissance dans le spectacle et les chimères :« Jupiter », « le nouveau monde », « la transformation ou la refondation » de la France ou de l’Europe, la guerre entre le « progressisme » qu’il incarne et la « peste populiste », le Grand Débat, le discours sur « rien ne sera plus comme avant ». La grandiloquence des formules trahit l’impuissance face au réel. Elle relève de la communication, du virtuel. Il arrive un stade où tout cela ne trompe presque plus personne. Et alors, que faire, en dehors de la fuite en avant dans le spectacle ? C’est la question qui se pose à lui, mais surtout, à l’institution présidentielle en général. Jusqu’à quand pourra-t-on leurrer la nation en lui vendant l’image mensongère d’un demi-dieu élyséen tout puissant? Cette illusion ne sert qu’à recouvrir l’affaiblissement du politique comme mode d’action en faveur du bien commun.

Jean Petaux : Il n’est pas certain que les trois exemples de « tournants » que vous citez aient bénéficié d’un soutien politique solide, hormis le premier, celui pris par le Général de Gaulle, qui ne date pas de 1958 d’ailleurs mais plutôt de 1960 quand il fait allusion, pour la première fois, à la « Paix des braves » pour l’Algérie et à l’autodétermination. D’ailleurs, immédiatement après cette intervention, des barricades seront érigées dans tout Alger et commencera une semaine très tendue entre les Pieds Noirs (Ortiz, Lagaillarde) et le pouvoir à Paris. Reste qu’Emmanuel Macron va devoir faire preuve d’un surcroît de talent pour se sortir de la situation dans laquelle, faute d’une sortie de crise rapide dès le début des manifestations des Gilets Jaunes, il est entré lui-même. L’idée de Grand débat risque fort de passer à la postérité politique comme l’exemple-même de la fausse bonne idée. Gagner du temps, ouvrir les vannes d’une consultation grand format, aller à la rencontre des Français, s’engager dans ces exercices pendant, semble-t-il, 92 heures d’échanges, multiplier les performances et les « grands oraux », c’était certainement un challenge dont le principal intéressé s’est remarquablement bien sorti. Mais pour autant le public qui n’y croyait pas pendant, tout en observant la qualité du spectacle et de son principal acteur, ni croit pas plus au moment de sortir de l’exercice. Un récent sondage Odoxa pour France Info et le Figaro a confirmé que plus de 70% des personnes interrogées n’attendent rien de la séquence qui s’achève. Scepticisme, relativisme, égocentrisme : l’une des synthèses que Gaël Sliman, président d’Odoxa, fait du sondage, parle d’elle-même : « Les Français dans leur grande majorité disent ceci : « Baissez mes impôts mais surtout pas ceux de mes voisins ». Les plus riches considèrent que les plus pauvres pourraient au moins payer eux aussi l’impôt sur le revenu et trouvent injuste que faisant partie des 10% des plus hauts revenus leur impôt corresponde à 45% du produit de l’IR. Les plus pauvres veulent une TVA à taux zéro sur les produits de premier consommation estimant que quand ils paient un impôt indirect sur un produit de base, le poids relatif de cette taxe est bien plus important pour eux que pour les plus riches… Ces deux constats sont justes mais il ne s’agit là que d’une des contradictions portées par les Français aujourd’hui. Et il y en a des dizaines d’autres. La première est sans doute le fait que le Grand débat comporte des biais de représentativité considérables et que ce qui s’y est dit, ce qui  a été recueilli (pour ce qui en a été exploité… autrement dit sans doute à peine la moitié) n’est pas forcément partagé par la société française dans son ensemble. Il commence à se dire que les jeunes n’ont pas fait connaitre leurs opinions, les banlieues n’ont plus… Autrement dit, avant même d’avoir proposé quoi que ce soit Emmanuel Macron est confronté à une interrogation disqualifiante : « De quoi et à qui parles-tu ? ». Les réponses sont évidentes : d’une part « Les propositions formulées ne répondent pas aux « vraies » questions ! » (étant entendu que les « vraies » questions n’ont de « vraies » que d’être celles que « je » me pose et pas celles de mon voisin)  et d’autre part : « Ceux qui  obtiendront satisfaction considéreront qu’ils auront enfin bénéficié d’une chose due et qu’il n’est que normal que leur situation s’améliore ; quant auxautres ils estimeront que ces réponses étaient inutiles et inappropriées ».

Pour illustrer cette situation presque ubuesque, un exemple simple peut être ici évoqué. Il se dit qu’une des mesures d’urgence, en réponse aux demandes formulées, concernerait le paiement par l’Etat des pensions alimentaires impayées alors que les femmes sont largement majoritaires comme cheffes de famille monoparentales. Cette mesure est, évidemment, juste et censée, tant est insupportable la situation qui fait qu’une femme seule ayant deux ou trois enfants à charge, ne reçoive plus rien du père de ses enfants pour vivre. Il y a fort à parier cependant que les bénéficiaires de cette mesure, Gilets Jaunes ou non, présentes ou non sur les ronds-points disent « Enfin ! Ce n’est pas trop tôt… C’est normal et cela aurait dû être fait il y a bien longtemps… On ne va quand même pas remercier Macron pour ça, sans compter qu’il a fallu se battre depuis 22 semaines pour l’obtenir… » et que la très grande majorité des Français non concernés par le sujet diront, dans le même temps : « Bravo la mesure démagogique ! Et ça va coûter encore combien ce truc ? Moi je n’ai pas envie que mes impôts soient utilisés pour remédier à l’irresponsabilité de pères de famille incapables de contribuer à l’éducation de leurs enfants après une séparation… ».

En réalité le problème d’Emmanuel Macron n’est pas celui de la réponse aux questions ou aux problèmes recueillis lors du Grand débat, dans les cahiers ouverts en mairies ou sur le site internet dédié. Il est à la fois bien plus simple et bien plus compliqué à régler. Bien plus simple : c’est celui de son aptitude à gouverner en produisant des normes considérées comme légitimes par les Français, donc soit qu’elles doivent être conformes au programme qui l’a fait élire soit qu’elles règlent rapidement des problèmes mis à l’agenda politique par le corps social ou ses relais et autres corps intermédiaires. Bien plus compliqué à régler : confronté à un « volume stress » des demandes en provenance de l’ensemble de la société, incapable d’avoir trouvé des « filtres » à même d’agréger les demandes, de les traduire en revendications intelligibles et de les présenter dans le bon langage à « la boite noire » gouvernementale, Emmanuel Macron va se retrouver dans la même situation que « ses » Gilets Jaunes, qu’il a grandement contribué à faire naitre : condamné à tourner en rond, s’efforçant de répondre à tout et donc forcément réduit à se contredire.

Il lui reste une voie de sortie de cette fausse échappatoire qu’a été le Grand débat et qui n’a fait que repousser l’échéance de la sortie de crise : frapper fort. Changer de premier ministre en donnant un grand coup de barre à gauche avec des mesures qui répondront aux attentes populaires ou dissoudre l’Assemblée en s’en remettant au peuple pour que celui-ci tranche sur les principales solutions politiques proposées dans la synthèse du Grand débat ou remettre son mandat en jeu en prenant le peuple à témoin, sur le mode de « moi ou le chaos », par le biais d’une démission directe ou d’un référendum à question unique ou multiple (dans le respect des règles constitutionnelles) avec la mise dans la balance de son mandat en cas de victoire du « non ». Les sondages actuels lui sont favorables pour cette aventure, puisque faute d’adversaires crédibles il l’emporterait encore face à Marine Le Pen. À cet inconvénient près que lorsqu’on s’engage dans une telle aventure il n’est jamais écrit que l’on en sorte vainqueur.

D'un choix consistant à amender son programme de propositions catégorielles remontées du Grand Débat, à celui d'un vrai "tournant" politique, quelle est l'hypothèse la plus crédible ? 

Maxime Tandonnet : Mais voyons, quel tournant possible ? On a toujours à l’esprit la référence de Mitterrand en 1983. La situation n’a rien à voir. Les deux premières années du septennat de Mitterrand avaient une dominante idéologique très forte : alliance avec les communistes, nationalisations, relance massive de la consommation, recrutement dans la fonction publique, décentralisation. En 1983 et 1984, le choix a été fait de rompre avec une politique bien définie. Aujourd’hui, on est pas du tout dans le même cas de figure. Il n’y a pas de ligne idéologique claire et bien définie.  Nous sommes avant tout dans l’affichage, les jeux des illusions, presque le romanesque comme le chef de l’Etat l’a lui-même si bien dit en parlant de lui-même après son élection. Comment rompre avec une ligne qui n’existe pas ? Donc, on est beaucoup plus dans le jeu des propositions catégorielles, destinées à donner satisfactions à diverses composantes dans l’objectif de préserver la paix civile.

Jean Petaux : Si l’on est encore en présence du Macron transgressif et disruptif, tant vanté et présenté comme tel pendant la campagne présidentielle, le Macron qui démissionne de Bercy en août 2016 pour se lancer dans une aventure personnelle et solitaire, c’est la seconde hypothèse qui peut s’imposer. Avec, comme je l’ai dit précédemment, un vrai « coup » destiné à dramatiser la situation politique et à faire que le « tournant » , si tournant il doit y avoir, soit perçu comme tel. Un simple changement de premier ministre, d’évidence,  ne suffira pas. Il faudra aussi des mesures spectaculaires et surtout une forme de rupture avec les deux premières années du mandat présidentiel.

Si ce qui l’emporte est un Macron pragmatique et économe de ses effets, mais surtout pusillanime dans sa réponse aux Français, il apparaîtra clairement comme quelqu’un qui a cherché à gagner du temps en jouant le pourrissement de la situation et l’affaiblissement progressif du mouvement des Gilets Jaunes. La réaction pourrait être plus forte qu’attendue. Sans grand espoir, pour l’équipe en place, de session de rattrapage. Car ce qui aura été perdu dans les trois derniers mois n’aura pas été seulement du temps mais de la confiance. Et celle-ci ne se rachète pas à « la corbeille » pour paraphraser le Général de Gaulle…

Le macronisme, et sa définition politique encore floue, n'est-il pas remis en question par ce dilemme ? 

Maxime Tandonnet : Le macronisme est à l’image de la politique moderne, une sorte de mythe fondé sur une image de libéralisme. Mais peut-on parler de libéralisme dans un pays qui bat tous les records de prélèvements obligatoires et continue de les accroître ? Le nombre et le poids des impôts a poursuivi son augmentation, comme sous l’ère Hollande et le déficit de l’Etat ne se réduit pas sensiblement. On a bien vu le réflexe traditionnel : face à la crise des gilets jaunes, 10 milliards ont été dépensés pour apaiser les esprits. Ce n’est pas l’attitude d’un gouvernement libéral du point de vue économique. Quant au libéralisme sociétal, on peut aussi en discuter. La référence n’est plus celle de Mitterrand en 1983 mais celle de Valéry Giscard d’Estaing en 1974 et 1975. Le libéralisme avancé s’est traduit par des réformes essentielles, sur la majorité à 18 ans, l’IVG, le divorce. Rien qui puisse s’y apparenter aujourd’hui. L’époque n’est plus la même. Le chef de l’Etat s’apprête à faire des annonces spectaculaires semble-t-il. Le terme même « d’annonce » en est le reflet. Elles seront ressenties comme de la communication, au mieux, de la démagogie, au pire. De fait, le macronisme est avant tout l’allégeance à une personnalité, celle du président Macron, vainqueur du scrutin présidentiel de 2017 dans des conditions très particulières. Dès lors que son image est affaiblie par les scandales et les déceptions, un basculement s’opère dans le pays et le prestige se transforme en lynchage collectif. Le chef de l’Etat, dans une logique presque naturelle, devient le bouc-émissaire de la Nation. Au-delà du drame de l’institution présidentielle, c’est la question de tout un régime politique fondé sur le culte de la personnalité et l’abandon de l’intérêt général qui est posée.

Jean Petaux: Comment remettre en question quelque chose qui n’existe pas comme pensée politique ? Le macronisme n’est pas une doctrine, c’est une pragmatique. Ce qui ne signifie pas pour autant que ce n’est pas une idéologie. Elle est clairement dans le prolongement des penseurs néolibéraux qui, derrière Walter Lippmann (lire à ce sujet le livre de Barbara Stiegler : « Il faut s’adapter », , nrf essais, Gallimard, mars 2019) mais également d’autres figures considérées d’ailleurs comme « progressistes » au milieu du XXè siècle, ont participé à faire de la société occidentale, telle qu’elle est aujourd’hui, une société tout à la fois dotée de filets de protection sociale (surtout en France) mais aux inégalités jamais autant accentuées et exacerbées. Le macronisme, en tant que pragmatique c’est essentiellement une démarche. D’ailleurs ce n’est pas seulement le fruit du hasard si le mouvement fondé par l’actuel président, outre qu’il porte ses initiales (EM), contient aussi cette notion de « démarche ». Comme il était impossible de choisir comme nom « Démarche », au risque de réifier directement que les militants de ce parti étaient des « démarcheurs » (comme des vendeurs à domicile), le choix s’est porté sur « En Marche ». Mais il s’agit plus d’une méthode que d’un programme. « Méthode » au sens étymologique et grec de« meta-odos » : « au-delà du chemin » ou encore « cheminer au-delà ». Au-delà de quoi ?  Essentiellement au-delà du clivage politique partisan au moment où le candidat se lance et pendant les 18 premiers mois du mandat :  « au-delà des corps intermédiaires » pour parler aux Français directement … Ce qu’ils n’ont pas manqué de faire… directement ! Résultat aujourd’hui : la « démarche » est en panne, le voilier LREM semble avoir quelques difficultés à retrouver son cap. Il ne faudrait pas qu’il connaisse le sort du « Hollandais volant », condamné à voguer sur les flots déchainés, tel un vaisseau fantôme,  jusqu’à la fin du quinquennat… Sans compter que finir comme un Hollandais pour Emmanuel Macron se serait ajouté la honte à la cruauté du sort…

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