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Quand le spectre de la décadence hante l’Occident
©PHILIPPE LOPEZ / AFP

Diagnostic

Entre violence sociale et débats oiseux sur la « démocratie participative », l’Etat-nation français s’affaisse.

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier est docteur en géopolitique, professeur agrégé d'Histoire-Géographie, et chercheur à l'Institut français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis).

Il est membre de l'Institut Thomas More.

Jean-Sylvestre Mongrenier a co-écrit, avec Françoise Thom, Géopolitique de la Russie (Puf, 2016). 

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Au vrai, la situation dans bien d’autres pays européens n’est guère plus favorable, surtout si l’on considère les choses sur les plans démographique, culturel et identitaire. Pressée sur ses frontières orientales et méridionales, l’Europe est menacée de désagrégation interne, chacun tirant à hue et à dia. Légataires universels des pouvoirs de l’Ancien Occident, les Etats-Unis eux-mêmes semblent vouloir renoncer au sceptre mondial. Déclin, voire décadence ? La phénoménologie imposant le retour aux choses, cette question ne doit plus être éludée.

Déclin ou décadence ?

Le maniement du terme de déclin, a fortiori de décadence, s’avère délicat, ce qui impose une rapide exploration conceptuelle. Voici bientôt deux décennies, la publication par Nicolas Baverez d’un ouvrage intitulé La France qui tombe (2002) avait provoqué une polémique sur le déclin français, progressistes et tardifs Modernes se jetant dans des diatribes contre les « déclinologues ». Cependant, l’épisode avait permis de clarifier les termes du débat. Schématiquement, le déclin serait d’ordre économique et quantitatif, le rétrécissement d’une nation réduisant son potentiel d’action. Quant au terme de décadence, plus subjectif, il renverrait à la désagrégation des  normes et valeurs du groupe humain considéré. Pour l’homme politique comme pour l’expert ou l’universitaire, il est d’ailleurs hasardeux de se risquer sur le terrain de la décadence, surtout depuis que le « sociétal » est devenu l’enjeu de combats idéologiques.

La question est de savoir jusqu’où l’on peut séparer faits quantitatifs d’une part, valeurs de l’autre. Les statistiques qui permettent d’identifier un phénomène de déclin ne sont-elles pas la traduction chiffrée de données morales et comportementales ? « Les économies, fait sait remarquer le conservateur américain George Gilder, ne reflètent pas les lois de la matière mais les lois de l’esprit ». D’aucuns ajouteraient que la démonie de l’économie et le règne de la quantité sont en eux-mêmes un sûr indice du déclin de l’Occident. 

Si l’on se reporte au cas français, le déclin est une évidence historique. Au cours du débat, Thierry de Montbrial l’avait rappelé : « Il est vrai que les Français, qui aiment le verbe et le paraître, confondent volontiers les mots et les choses, les discours et les actes. Flattés par le Général, ils n'ont cessé de se dissimuler leur déclin dans les affaires du monde. Il y a près de trente ans, lorsque Valéry Giscard d'Estaing avait factuellement observé que la population de notre pays n'allait plus représenter que 1 % de celle de la planète, il avait suscité une polémique où les gaullistes s'étaient distingués par leur virulence » (« Une diplomatie affaiblie par les paralysies économiques », Le Monde, 18 septembre 2003). 

En fait, la problématique doit être élargie à l’ensemble de l’Europe, ce continent à l’origine de la mondialisation. Dans un précieux ouvrage, Julien Freund souligne que « l’idée d’Europe est contemporaine des grandes explorations des navigateurs qui ont découvert l’Amérique, l’Afrique noire, les Indes et la Chine et l’océan Pacifique. Elle fut le moyen pour les peuples qui ont participé à cette immense entreprise de se donner une identité face à ces continents nouveaux et de se différencier d’eux. L’aventure les conduisit jusqu’à la découverte du monde entier dans sa finitude sphérique » (cf. infra). In fine, l’Occident moderne n’est jamais que l’Europe désenclavée des Temps modernes.

L’abandon en deux décennies de la presque totalité des terres conquises au long des siècles et le repli de l’Europe sur son espace géographique sont des événements déterminants dont nous n’avons pas pris toute la mesure : « L’Europe est entrée en décadence non seulement par rapport à l’empire mondial qu’elle contrôlait à la veille de son subit déclin, mais surtout par son rapport à son dynamisme interne, à l’audace de ses entreprises et à la vitalité de ses habitants »  (Julien Freund, La fin de la Renaissance, PUF, 1980). 

Le grand repli territorial européen

Après une étude d’ensemble des diverses théories et philosophies relatives à la chute des empires et des civilisations (La décadence, Sirey, 1984), Julien Freund revint, dans un livre d’entretiens, sur l’histoire contemporaine de l’Europe. Il y mettait en exergue la perte de contrôle des frontières et la disparition de l’assise territoriale d’un peuple comme critère de décadence : « Il y a un phénomène objectif fondamental : c’est la perte du territoire. La décadence est terminée le jour où vous avez perdu le territoire. La décadence de l’Europe a commencé le jour où l’Europe s’est ramassée sur son territoire, abandonnant ses conquêtes lointaines » (cf. L’aventure du politique, Critérion, 1991). 

Eminemment géopolitique, ce critère territorial du phénomène de décadence nous ramène à la situation présente. De la Baltique à la mer Noire, le révisionnisme géopolitique russe menace les frontières orientales de l’Europe. A l’Est et au Sud de la Méditerranée, la dialectique mortifère entre les djihadismes de type chiite et sunnite génère flux migratoires et action terroriste. Elle menace le Grand Moyen-Orient d’une déflagration générale dont les répercussions en Europe, traversant ses frontières sud-orientales et méridionales, seraient gravissimes.

A cela s’ajoutent les effets à venir de la croissance démographique de l’Afrique, sur un continent particulièrement concerné par les multiples défis climatiques et environnementaux des temps à venir. La « précipitation » (au sens chimique du terme) de facteurs démographiques, écologiques, économiques et politico-guerriers provoque d’ores et déjà des mouvements de populations aux redoutables implications géopolitiques pour l’Europe. 

Face à ces lignes dramaturgiques, les nations d’Europe peinent à s’accorder, la préservation de leurs frontières, à l’égard des menaces militaires du moins, reposant principalement sur l’engagement américain dans l’Ancien Monde. Alors que les discordes transatlantiques sur la répartition du « fardeau » de la défense collective (le « burden sharing ») devraient susciter un plus grand effort de coordination entre des pays confrontés aux mêmes situations, le « chacun pour soi » menace le système de coopération multi-étatique édifié après 1945. Une politique de la « tabula rasa », i.e. de destruction de l’Union européenne, et même de l’OTAN, est présentée comme le préalable nécessaire au redressement de l’Europe !

Sur le plan économique, le diagnostic n’est guère plus rassurant. Si l’ensemble européen représente encore le cinquième de l’économie mondiale, il est appelé à rétrécir. En période de croissance, le « train » ne se met que lentement en branle, une  récession intervenant avant que les derniers wagons aient pu rattraper le retard accumulé au cours de la phase précédente. Entre faiblesse congénitale des uns et social-fiscalisme des autres, l’Europe semble engagée dans une « stagnation séculaire » aux effets ravageurs. De surcroît, l’atonie démographique et le vieillissement de ses populations entame durablement son potentiel de croissance. 

Un phénomène occidental

De prime abord, le Nouvel Occident que les Etats-Unis incarnent s’en sort mieux que la vieille Europe. Sans rival possible au sein de l’hémisphère occidental, les Etats-Unis sont ouverts sur l’Asie-Pacifique vers laquelle basculent les équilibres de richesse et de puissance. De longue date, les Américains considèrent le Pacifique comme leur nouvelle grande « frontière », et ils sont aussi les acteurs de cette dynamique. Toutefois, la guerre froide sino-américaine n’est pas une mince affaire, d’autant que Washington peine à élaborer une « grand strategy » cohérente. Surtout, la société américaine est parcourue de lignes de fracture qui fragilisent l’action extérieure des Etats-Unis : le trumpisme en est la traduction politique. 

II est donc possible de poser le diagnostic de  décadence de l’Occident. Dans une certaine mesure, les situations nationales varient, mais les différents pays qui relèvent de cette aire de civilisation sont animés par une « vie générale » qui transcende les particularités. Ainsi la quasi-simultanéité de la vague populiste, de part et d’autre de l’Atlantique Nord, est-elle significative, ses conséquences dépassant les petits calculs politiques des uns et des autres. 

Tout diagnostic appelle une étiologie. Les origines de ce phénomène de décadence sont multiples et complexes : les facteurs explicatifs retentissent les uns sur les autres et il n’est guère aisé de faire la part des choses. A notre sens, l’essentiel ne se joue pas sur le terrain de l’économie ou de la technologie, l’ensemble transatlantique représentant encore la moitié du potentiel mondial. Contradictions culturelles, courants idéologiques et représentations de soi culpabilisantes pèsent autant sinon plus dans la balance des causes. En d’autres termes, l’Occident est le lieu d’une profond « malaise dans la civilisation ». 

Toute grande civilisation s’éprouve comme supérieure aux autres constellations socioculturelles et se considère comme universelle.  Ainsi prétend-elle actualiser au plus haut niveau les virtualités de l’espèce humaine. Les tardifs « Modernes » crieront à l’ethnocentrisme mais, des plus réduits aux plus larges, les groupes humains ont leur optique propre ; si cette « vue-du-monde » n’est pas valable en dehors des groupes qui en usent, elle n’est pas réfutable à l’intérieur de ces groupes. Ajoutons que c’est une condition sine qua non de la diversité des cultures célébrée par ailleurs.  

Chaque civilisation a donc sa propre hiérarchie des valeurs, avec ses antagonismes et ses tensions internes (le « polythéisme des valeurs » de Max Weber). Entre ces systèmes de valeurs, les conflits sont irréductibles, et les compromis difficiles à perpétuer. Historiquement, l’Europe est la matrice de l’Occident, défini comme ensemble de valeurs communes ou « choses vécues » par  ses peuples. Selon Roger Bastide, l’Occident est une « civilisation de la personne ». L’homme y est défini comme un être moralement libre. Les implications de cette anthropologie sont déjà perçues dans la civilisation gréco-romaine, et la conception d’un Dieu personnel et rédempteur a pleinement actualisé cette vision de l’homme. 

Or, l’égalitarisme et le pluralisme indifférencié des valeurs dissolvent ce qui fonde l’Occident. Dans cette longue nuit où tout se vaut, les raisons qui justifient l’action, et incitent à poursuivre l’œuvre accomplie par les générations antérieures, vacillent. Du pluralisme des valeurs au nihilisme, il n’y a qu’un pas. Cette entreprise de négation des valeurs fondamentales et de proclamation du « rien » a été annoncée par Friedrich Nietzsche. Avec la « mort de Dieu » et la venue du « dernier homme », le nihilisme sévit au cœur des sociétés occidentales ; ce péril frappe en tout premier lieu l’Europe, en proie au relativisme, à l’occultation des menaces et au désarroi intellectuel. En termes contemporains, la situation anticipée par Nietzsche correspond à notre post-Modernité, le jargon de la « déconstruction » recouvrant la désagrégation en cours.

La décadence, promesse de renaissance

La lucidité quant à situation de l’Occident ne doit pas mener à un décadentisme se complaisant dans la lamentation. Bien que l’Histoire recense des cas d’effondrement total, les décadences ne sont pas toujours absolues et catastrophiques ; le plus souvent, elles sont partielles et fragmentaires. De multiples survivances de la civilisation disparue passent dans les structures politiques, économiques et culturelles qui lui succèdent. Ainsi l’homme du Moyen Age n’avait-il de cesse d’en appeler à une « renovatio ». De fait, l’histoire de l’Europe est animée par des renaissances successives, depuis au moins la Renaissance carolingienne. Le sentiment de décadence était alors à la source d’un déploiement d’énergies, les vertus théologales préservant du désespoir.

Si une explication en termes de cycles historiques se déroulant inéluctablement, selon le modèle élaboré par Spengler au début du XXe siècle, peut séduire et stimuler l’intelligence, ce type de philosophe de l’histoire ne laisse guère de place à l’action rectificatrice. Il pèche également par naturalisme. Julien Freund leur préfère une théorie ondulatoire et circonstancielle du phénomène de décadence qui tient compte des efforts et résolutions des hommes. Aussi imparfaits soient-ils, les régimes constitutionnels-libéraux, aux fondements aristocratiques, peuvent sans se perdre avoir recours au charisme, à l’enthousiasme et à l’héroïsme. Encore faudrait-il préserver les points d’appui qui permettent de les susciter. 

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