Quand François Hollande voulait réinventer la puissance franco-allemande : à vous les usines, à nous les soldats… mais les Allemands ont-ils besoin de ça pour se sentir puissants ?<!-- --> | Atlantico.fr
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François Hollande veut une intervention des Allemands sur le plan militaire
François Hollande veut une intervention des Allemands sur le plan militaire
©Reuters

Partage des tâches

François Hollande a annoncé lors de sa conférence de presse de ce jeudi 5 février un rapprochement avec l'Allemagne sur la question de la défense. En ligne de mire, une mutualisation des moyens avec la prise en charge par notre voisin d'une partie de notre budget militaire. Un intérêt stratégique discutable, et peut-être une manière de réaliser une bonne opération budgétaire.

Yves Boyer

Yves Boyer

Yves Boyer est directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS).

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Jakob Höber

Jakob Höber

Jakob Hoeber est chercheur associé en économie, compétitivité et modèles sociaux européens à l'Institut Thomas More.

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Christophe Lafaye

Christophe Lafaye

Christophe Lafaye est docteur de l'Université d'Aix-Marseille et spécialiste de l'histoire militaire française.

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Philippe Crevel

Philippe Crevel

Philippe Crevel est économiste, directeur du Cercle de l’Épargne et directeur associé de Lorello Ecodata, société d'études et de conseils en stratégies économiques.

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Jean-Michel Schmitt

Jean-Michel Schmitt

Jean-Michel Schmitt est politologue, spécialiste des relations internationales. Il s'exprime sur Atlantico sous pseudonyme.

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Dimitri  Casali

Dimitri Casali

Dimitri Casali est Historien, spécialiste du 1er Empire et ancien professeur d’Histoire en ZEP, il collabore régulièrement avec la presse écrite, la radio et la télévision. Il est auteur d’une quarantaine d’ouvrages notamment : La France Napoléonienne (Albin Michel 2021), le Grand Procès de l’Histoire de France, lauréat du prix des écrivains combattants 2020 (Robert Laffont 2019), du Nouveau Manuel d’Histoire préface de J-P Chevènement (La Martinière 2016), de l'Altermanuel d'Histoire de France (Perrin), lauréat du prix du Guesclin 2011 ; l'Histoire de France Interdite (Lattès 2012). Par ailleurs, il est le compositeur du « Napoléon l’Opéra rock » et de l’« l’Histoire de France l’Opéra rock », spectacles musicaux historiques et éducatifs.

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Des discussions à Bruxelles sont en cours. L'idée est de demander à l'Allemagne une contribution financière, car cette dernière profite de l'effort de défense français. Dans le même temps, on demande à la Commission européenne de retirer dans les chiffres du déficit budgétaire les dépenses militaires. François Hollande est resté prudent cependant dans sa conférence de presse, en annonçant certes un rapprochement avec l'Allemagne, mais sans se montrer plus précis. Les discussions restent pour l'instant bloquées au niveau de la Commission, mais cela n'a pas empêché le président français de déclarer : 

"Qui a la capacité de mettre en œuvre une armée, qui peut prendre une décision à l'échelle du monde, qui a la force économique ? Quand nous sommes ensemble, Français et Allemands, nous avons toute la capacité de la puissance à l'échelle du monde, et je veux que les Européens s'en rendent compte - ils le savent - et que le monde également saisisse ce qui va se produire."

Atlantico : L'idée d'une telle mutualisation est-elle aussi séduisante que présentée par François Hollande ? Y a-t-il un vrai intérêt stratégique pour la France dans ce qui ressemble à une division des tâches ?

Jean-Michel Schmitt :Il s'agit là d'une idée qui organise la pensée de François Hollande depuis longtemps déjà. Son tandem asymétrique avec Angela Merkel l'incite à exprimer une volonté de compenser l'incapacité économique française par une capacité militaire.

Est-ce une bonne idée ? La réalité est plus compliquée que cela. Le discours du président français pourrait être interprété comme habile s'il s'agissait d'un moyen pour la France de demander pour son armée un soutien budgétaire à l'Europe. Or cela a déjà été plus ou moins admis dans le dernier budget rectificatif. Est-ce une stratégie d'avenir ? Rien n'est moins sûr, car il faudrait pour cela que la France démontre que ses initiatives militaires aboutissent à des résultats probants. Aujourd'hui les résultats sont pour le moins négatifs en Libye, et médiocres ailleurs.  En outre, nos partenaires européens ne croient guère aux vertus de l'intervention militaire.

Par ailleurs, quelle serait la nature de ce projet ? Si les Européens décident d'investir dans la crise ukrainienne, alors tout le monde a besoin de tout le monde. L'Allemagne, en sa qualité de force prédominante, atténue l'idée d'une division des tâches. Mais la prudence est de mise, car un engagement en Ukraine relèverait du saut dans l'inconnu.

Lire également : La France, une puissance qui assume ses responsabilités dans le monde… oui mais avec des moyens militaires rééls de plus en plus limités sur le terrain

Yves Boyer : Le président Hollande retrouve les fondamentaux de la politique "gaullo-mitterandienne" de la France. Elle a une vocation à assurer la sécurité en Europe. Nous avons des moyens tout à fait conséquents à l'échelle européenne pour assurer cette mission. Et ce positionnement montre aussi que la France reconnaît ne pas pouvoir rivaliser en termes de prouesses économiques avec l'Allemagne, c'est le moins que l'on puisse dire... Dans le même temps, l'Allemagne reste assez limitée au niveau de la défense, avec son armée "parlementaire" – qui nécessite donc une décision politique complexe pour pouvoir l'employer – qui lui empêche d'être vraiment impactante. L'Allemagne assume presque une approche où le pays "paie" pour s'assurer une sécurité, là où la France accorde encore une grande importance à la question du rapport de puissance. La France peut donc profiter de ce contexte pour faire reconnaître sa prééminence sur la question de la sécurité et les technolgies qui y sont rattachées comme le nucléaire et le spatial. Quant à la capacité d'intervention de l'armée française, l'opération Serval a été reconnue par tous nos alliés comme un modèle.

Cette volonté de mutualisation peut-elle être une manière de réduire les dépenses budgétaires de la France en faisant porter celles-ci sur d'autres, évitant ainsi au gouvernement de devoir mettre en place des réformes structurelles ?

Philippe Crevel : Il y a déjà eu des précédents dans la volonté de faire peser sur d'autres pays européens une partie des dépenses militaires françaises. C'est même le souhait de plusieurs anciens présidents, il n'est donc pas étonnant que François Hollande puisse l'envisager. Nicolas Sarkozy l'avait déjà souhaité avec le Royaume-Uni. L'idée répandue est que les actions de défense menées par la France sont, en quelque sorte, un "service public" rendu à l'Europe et, en conséquence, les autres pays européens devraient y contribuer financièrement. Cependant, il sera assez difficile de pouvoir mutualiser la totalité des 1,5% de ce que représente le budget de la défense dans un budget européen ! En effet, comme de nombreuses dépenses gardent un strict plan national, on peut envisager qu'une mutualisation de ce budget pourrait faire "gagner" à la France 0,3 ou 0,4 points de PIB par rapport à ses dépenses militaires, mais guère plus. Après, si officiellement la mutualisation ne pourra pas aller plus loin, il serait par contre plus aisé d'envisager des mutualisations de dépenses officieuses. 

La France a envoyé de nombreux signaux à l'Allemagne, reconnaissant implicitement qu'elle a besoin de sa voisine pour être une vraie puissance européenne. Mais la réciproque est-elle vrai ? 

Jean-Michel Schmitt :Tout dépend de la nature du projet européen. Si effectivement l'Europe des 28 choisit d'investir dans la crise ukrainienne, comme l'a suggéré François Hollande jeudi matin, dans ce cas tous les membres sont dépendants les uns des autres. A ceci près que la France ne peut y aller sans l'Allemagne, et que cette dernière en revanche, bénéficie d'une position prédominante dans cette région, plus forte et décisive que celle de la France. La réalité géopolitique atténue donc l'idée d'une division du travail entre l'économique pour Berlin et le politico-diplomatique pour Paris.

Jakob Hoeber : Tout d'abord, la France n'a pas besoin de l'Allemagne pour être une puissance au niveau européen. Naturellement, elle est et sera une nation incontournable au sein de l'Union européenne, avec l'Allemagne et le Royaume-Uni. Lorsqu'on regarde l'importance de la France sur la scène internationale, il est vrai que son impact a diminué ces dernières années. Une raison est bien entendu le développement économique et l'absence des réformes qui empêchent à la France de trouver sa place dans l'économie mondiale du 21ème siècle. L'Allemagne, grâce à un tissu industriel fort, a su maintenir son rang dans le concert des grands pays du monde...elle a même pu augmenter son impact et son importance. Est-ce que cela voudrait dire qu'elle pourra se passer de son voisin ? Loin de là. S'il est vrai que la balance du rapport des forces a changé en faveur de l'Allemagne depuis 20 ans, il y  a néanmoins de nombreux points où elle profite de la France et de son statut dans le monde. On peut citer ici le réseau diplomatique français, toujours le plus développé du monde dernière celui des Etats-Unis. Elle a un siège permanent au Conseil de Sécurité. Militairement, l'Allemagne n'a pas la même capacité d'intervention, et idéologiquement, mais aussi logistiquement... et cela sans parler de la puissance nucléaire. Pourtant, les rapports de force ne cessent de changer. Le réseau français autour de la planète perd de plus en plus en importance à cause d'autres pays qui cherchent à s'imposer dans le concert des grands, mais aussi de la faiblesse économique française.  De même, le Conseil de Sécurité n'a plus le même pouvoir. On se trouve aujourd'hui dans un processus où le couple franco-allemand cherche à se redéfinir, mais également à trouver son rôle en Europe et dans le monde. Mais les deux pays ont conscience qu'ils ne peuvent avoir un poids que s'ils agissent ensemble. La volonté de François Hollande de renouer ce rapport rapproché lors de la conférence de presse hier répond à cette réalité.

Les Allemands, eux, perçoivent-ils la France comme un partenaire incontournable pour acquérir le statut de puissance ? 

Jakob Hoeber : Le rapport des Allemands à la puissance reste un sujet assez délicat. Tant que le besoin de se sentir pris au sérieux fait partie de son héritage culturel d'après-guerre, tant qu'elle hésite à prendre une position de leader. La prise de responsabilité, on le voit bien dans sa manière d'aborder la crise financière européenne, est toujours difficile pour elle – même si ses partenaires européens l'auraient souhaité. On le voit encore plus clairement dans son positionnement face aux interventions militaires, par exemple en Libye. Son importance, elle la tire de son succès économique plutôt que de sa capacité à imposer sa volonté dans le monde. La France n'est pas un partenaire incontournable alors pour acquérir un statut de puissance – puisque l'Allemagne ne le recherche pas. Par ailleurs, elle est contente si d'autres pays, parmi lesquels la France, prennent la responsabilité, mais aussi le risque, de s'aventurer dans une situation conflictuelle et compliquée. Il est vrai que cette perception allemande change lentement. Cependant, il est intéressant de comparer les mouvements nationalistes des deux pays : tandis que le Front National revendique de vouloir redonner à la France sa force et sa liberté, l'Alternative für Deutschland parle de retirer l'Allemagne de ses engagements à l'international. Sur le plan de la puissance, l'Allemagne est toujours un géant qui dort.

Une division européenne centrée autour de l'idée "la France pour la défense, l'Allemagne pour la croissance" ne risque-t-elle pas de nous subordonner à l'Allemagne ? Quel avantage y a-t-il à assurer une défense globale si elle est payée par la croissance d'un autre pays ?

Jean-Michel Schmitt :Pour l'instant nous nous trouvons dans le brouillard quant à la définition de ce qu'est une défense européenne. Une Europe intégrée et homogène politiquement n'aurait pas les mêmes implications militaires que l'Europe fragmentée telle que nous la connaissons aujourd'hui. Qu'est-ce qu'une défense européenne face à une OTAN qui ne cesse de ressurgir à l'occasion de tous les grands enjeux internationaux, qu'il s'agisse de l'Ukraine, de l'Irak, de la Libye ou de l'Afghanistan ? Comment l'Europe se définit-elle par rapport aux Etats-Unis ? Ces questions ne sont plus suffisamment posées, et tant que qu'elles ne sont pas levées, imaginer un scénario dans lequel la force militaire irait à l'un, et la force économique à l'autre, me paraît imprudent.

François Hollande a adopté une position assez modérée, voire moins atlantiste que d'habitude, sur la question de l'Ukraine (qui n'a pas selon lui vocation à rentrer dans l'Otan) et de la Russie. Pourquoi ce retournement ? Faut-il y voir la première action de ce rapprochement avec l’Allemagne ?

Jean-Michel Schmitt :François Hollande s'était déjà dit défavorable à l'entrée de l'Ukraine dans l'OTAN, ce qui est assez sage de sa part. Dans le contexte actuel, on se rend compte, mécaniquement, de ce que représenterait une telle intégration ! Nous nous retrouverions aux temps anciens où la mécanique des alliances déterminait l'entrée en guerre des uns et des autres, avec des conséquences catastrophiques. L'idée de l'élargissement de l'OTAN à l'Ukraine est surtout défendue par les membres venus de l'ancien glacis soviétique. France et Allemagne s'entendent pour la rejeter.

Yves Boyer :Cette position indique en effet que la France et l'Allemagne vont prendre des initiatives pour trouver une solution diplomatique. On ne fera pas plier les Russes par la force, car ils considèrent qu'ils ont des intérêts vitaux à défendre. Le moment pour l'annonce de François Hollande et pour le voyage Hollande/Merkel est aussi choisi : actuellement le secrétaire d'Etat américian John Kerry est à Kiev avec l'idée, lui, d'amorcer une escalade et un armement de l'Ukraine. Je pense aussi que le président Hollande est bien informé militairement sur la nature des derniers affrontements, particulièrement meurtriers et durs, faisant craindre un embrasement rapide de la situation. Ce positionnement et cette initiative sont donc plus que bienvenus. Et la réaffirmation claire que l'Ukraine n'a pas vocation à rentrer dans l'Otan est d'abord un signal d'apaisement envoyé vers la Russie.  

Le discours de François Hollande a marqué la volonté d'un retour à une France puissante militairement, avec un objectif national largement tourné vers la défense. Qu'entraîne ce genre d'orientation sur le reste de l'organisation nationale ? Qu'est-ce que l'histoire de France nous apprend à ce sujet ? 

Jean-Michel Schmitt :De tous les présidents de la Ve République, François Hollande est celui qui a été le plus loin dans la volonté de promouvoir une politique de défense et d'intervention militaire : Mali, Syrie (souhaitée et non réalisée en août 2013), Centrafrique, Irak. Il est sur une pente que son prédécesseur avait déjà initiée, et qui, il est vrai, est à contre-courant du climat général, qui dans le monde occidental est plutôt réticent à intervenir. Cette tendance s'inscrit dans un contexte de crise économique et sociale en France : le fait de s'appuyer sur l'idée d'une défense nationale est un bon moyen d'équilibrer ces difficultés à l'intérieur du pays. Ce sont là de vieux réflexes que l'histoire nous a appris. Je ne me risquerai cependant pas à des comparaisons avec  les contextes qui ont précédé les deux conflits mondiaux, car le monde est devenu interdépendant, et la France ne peut plus jouer le rôle de gendarme du monde. Mais cela ne l'empêche pas d'être bien plus va-t-en guerre que la plupart de ses partenaires occidentaux.

Christophe Lafaye : Si l'on remonte aux deux derniers siècles, on peut définir trois périodes de militarisation particulièrement marquées : la colonisation au XIXe siècle, la période avant 1914 et le moment où la France a développé son arsenal nucléaire. Et dans ces périodes, on ne constate pas qu'un investissement militaire se soit fait au détriment du développement économique. On reste dans des périodes de maintien de la compétitivité de l'industrie, notamment militaire, avec des investissements qui sont maintenus ou développés. On a même une constante dans l'histoire très récente, d'un développement des petites et moyennes entreprises quand les grandes bases militaires se développent. 

Dimitri Casali : Si on remonte à Louis XIV cependant, on est dans une logique où le développement de l'armée et de la guerre se faisait sans souci pour les questions économiques. A la fin du XVIIe siècle, l'armée avait même dépassé les 400 000 hommes, ce qui mènera la France à la banqueroute en 1713. Il en résultera une réelle politique d'austérité budgétaire pour redresser la situation, et à titre d'exemple, la Marine royale passera de 160 vaisseaux à seulement... 40, donc une vraie chute du potentiel militaire français ! Les rois de France n'hésitaient pas à sacrifier l'économie en faveur du militaire, et l'évidence d'un équilibre s'est imposée à la fin du XIXe siècle. Ce qui a peut-être même été la raison lors de la guerre franco-prussiene du sous-équipement de la France et de sa défaite...

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