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Quand l'Allemagne change ses priorités de géopolitique globale
©Reuters

Livre blanc

La publication du dernier Livre blanc de la Défense allemand montre une Allemagne qui souhaite prendre ses responsabilités en matière de sécurité et de défense. Un ton qui diffère des précédents Livres blancs et qui traduit une inflexion induite par un contexte international particulièrement troublé.

Cyrille Bret

Cyrille Bret

Cyrille Bret enseigne à Sciences Po Paris.

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Florent Parmentier

Florent Parmentier

Florent Parmentier est enseignant à Sciences Po et chercheur associé au Centre de géopolitique de HEC. Il a récemment publié La Moldavie à la croisée des mondes (avec Josette Durrieu) ainsi que Les chemins de l’Etat de droit, la voie étroite des pays entre Europe et Russie. Il est le créateur avec Cyrille Bret du blog Eurasia Prospective

Pour le suivre sur Twitter : @FlorentParmenti

 

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Atlantico : Le 13 juillet dernier, Ursula von der Leyen, la ministre de la Défense allemande, a présenté le nouveau Livre blanc dans lequel sont contenus les grands axes de la politique de sécurité et de défense du pays. Le ton est donné : l'Allemagne souhaite contribuer "rapidement, fermement, et en conséquence" à la protection de l’Europe. En a-t-elle les moyens (politiques, humains, financiers, technologiques, etc.) ?

Cyrille Bret : La version 2016 du Livre blanc de la Défense de la République fédérale d’Allemagne marque une inflexion importante pour la posture stratégique de l’Allemagne. La République fédérale prend conscience aujourd’hui qu’elle peut mobiliser de nombreux moyens pour faire elle-même face aux défis sécuritaires de l’Europe. En effet, l’Allemagne jouit incontestablement de plusieurs attributs de puissance militaire :

  • Moyens économiques, financiers et budgétaires : forte de sa position budgétaire à l’équilibre depuis de nombreuses années, l’Allemagne dispose de ressources financières conséquentes pour faire croître ses équipements, ses installations et ses effectifs dans le domaine de la défense. Ainsi, elle s’est fixée pour objectif de faire passer son budget global de défense de 34 à 40 Mds d'euros de 2016 à 2021. Et elle vise explicitement un effort de défense de 2% hors pensions conformément aux normes Otan. C’est un effort significatif, notamment si on le rapproche du budget de défense de la France (32 Mds d'euros en 2016).
  • Moyens humains : la Bundeswehr, autrement dit l’ensemble des forces armées de la République fédérale d’Allemagne, compte aujourd’hui 185 000 personnes sous les drapeaux. Ce sont des effectifs conséquents, à rapprocher par exemple des effectifs de l’armée française de 215 000 personnes hors gendarmerie nationale (90 000 personnes). De plus, l’armée allemande est engagée dans un processus de professionnalisation important. En outre, la Bundeswehr est en voie d’aguerrissement progressif en raison des engagements allemands à l’extérieur depuis les années 1990.
  • Savoir-faire : l’Allemagne a participé, en coalition à plusieurs opérations en ex-Yougoslavie, au Kosovo (KFOR), en Afghanistan, etc. Plus récemment, elle a accru son expérience en formant des combattants kurdes pour la lutte contre l’organisation EI, en participant à des vols de reconnaissance en Syrie et en Irak et en prenant le commandement d’un des quatre bataillons déployés par l’OTAN dans l’espace baltique. L’idée d’une Bundeswehr non combattante est en train de s’effacer.
  • Moyens technologiques : l’Allemagne dispose d’une Base industrielle et technologique de défense (BITD). Elle compte notamment des champions nationaux actifs sur la scène mondiale comme TKMS dans le domaine maritime qui équipe de nombreuses flottes de surface et sous-marinades. Et elle est évidemment au premier plan avec l’entreprise franco-allemande Airbus.
  • Doctrine : l’Allemagne prend la mesure des défis contemporains, notamment en ce qui concerne la Russie, qualifiée de défi pour la sécurité collective européenne. Et l’exercice du Livre blanc de la défense 2016 identifie les grands défis de l’Allemagne en matière de sécurité et de défense.

Toutefois les ambitions nouvelles annoncées par la version 2016 du Livre blanc de la défense sont structurellement limitées par une série de facteurs :

  • Facteur juridique : la Constitution allemande n’est pas modifiée par le Livre blanc 2016 ; or elle place les forces armées sous l’étroite supervision du Parlement, ce qui limite considérablement les projets d’action militaire.
  • Facteur sociétal : l’Allemagne se refuse à mettre sur pied une stratégie mondiale à l’instar des Etats-Unis, de la Russie, de la Chine ou de la France. Elle s’affirme elle-même comme un "pays de taille moyenne sur l’échelle globale". Le Livre blanc ne met pas en avant l’idée d’une puissance allemande.
  • Facteur politique : 2017 sera une année électorale pour l’Allemagne, de sorte que l’activisme en matière de politique extérieure ne sera sans doute pas de mise.

L’Allemagne n’est en conséquence pas encore devenue une puissance militaire, ou même un acteur de premier rang dans la sécurité de l’Europe. Le Livre blanc propose un aggiornamento important mais pas une métamorphose stratégique.

Par rapport aux précédents Livres blancs de la Défense allemands dans lesquels l'Allemagne semblait s'effacer (et ses intérêt avec) derrière les références à l'Histoire, aux normes, aux alliances qui la lient aux autres pays, celui de 2016 montre davantage une Allemagne consciente de son pouvoir et qui fait ses propres choix. Comment expliquer à la fois cette prise de conscience et cette volonté d'assumer ce pouvoir

Cyrille Bret : Le contraste est sensible entre la version 2006 et la version 2016 du Livre blanc. La réalisation de ces Livres blancs, en France et en Allemagne, tout comme la publication des stratégies de défense aux Etats-Unis et en Russie sont des exercices destinés non seulement à affirmer des ambitions mais également à formuler une doctrine de défense autrement dit de formuler une image de soi-même sur la scène internationale. Le processus a été lancé fin 2014 et a abouti aujourd’hui à une reformulation sensible du rôle de l’Allemagne. C’est en somme la première fois depuis 1992 que l’Allemagne définit ses défis de sécurité, identifie ses moyens d’action et se fixe un cap. Toutefois les cadres fondamentaux comme le multilatéralisme, le règlement pacifique des différends et le désarmement n’ont pas été modifiés.

L’Allemagne se définit comme un "partenaire fiable". C’était le cas dans la dernière version du Livre blanc de la défense de 2006. La nouveauté de cette version est qu’elle se conçoit comme un partenaire fiable pour des coalitions y compris pour réaliser des opérations de combats.

Plusieurs facteurs poussent l’Allemagne à prendre des positions plus actives pour la sécurité internationale et pour la défense en Europe :

  • Les demandes de ses alliés : les Américains et les Français demandent depuis une décennie à l’Allemagne de mettre sur pied une politique de défense à la hauteur de son poids économique dans la mondialisation et de son poids financier en Europe. On se souvient que, lors de l’opération en Libye, les autorités françaises avaient critiqué la frilosité allemande. L’évolution de la doctrine allemande procède d’une analyse des critiques faites à l’Allemagne par ses alliés les plus proches, comme les Etats-Unis, la France mais aussi la Pologne qui monte en puissance dans le dispositif de sécurité otanien. Ainsi, en 2011, le ministre de la Défense polonais Sikorski avait déclaré qu’il redoutait davantage l’inactivité allemande que la puissance de l’Allemagne. Le livre blanc 2016 marque l’écoute de l’Allemagne à l’égard des attentes des alliés. L’Allemagne prend davantage part à sa propre défense.
  • Le contexte international a profondément changé depuis la dernière version du Livre blanc de la défense parue il y a une décennie. En 2006, les menaces n’étaient pas les mêmes : la crise des migrants, le terrorisme djihadiste en Europe, l’activisme russe dans la Baltique, en Europe centrale et orientale, en Méditerranée et au Moyen-Orient, le Brexit et le repli prévisible du Royaume-Uni sur la scène européenne, etc. tous ces facteurs ont émergé récemment, ont placé l’Allemagne en première ligne et ont donc exigé un aggiornamento en conséquence de la doctrine de défense allemande.
  • La diplomatie allemande a été soumise à une reformulation profonde notamment grâce au processus lancé par le ministre Steinmeier sous le vocable "Review 2014". Ce document n’a pas tranché entre les partisans de la retenue et les partisans d’un leadership allemand dans la diplomatie européenne. Mais elle a positionné l’Allemagne devant un projet diplomatique. Avec le Livre blanc de la défense, l’administration allemande marche désormais sur deux jambes : une jambe politique et une jambe militaire.

Toutefois, pour les décideurs et pour l’opinion allemande, l’idée d’une Weltpolitik, d’une politique mondiale pour l’Allemagne, reste un épouvantail. La prise de conscience et la posture stratégique sont encore partielles comme l’indiquent les enquêtes d’opinion.

Une étude réalisée en 2015 par le Pew Research Center révèle que 58% des Allemands interrogés pensent que leur pays ne devrait pas intervenir pour défendre un pays allié qui ferait l'objet d'une attaque. Qu'est-ce qui explique que la population allemande, elle, semble plus réticente à ce que l'Allemagne joue un rôle plus important sur la scène internationale, notamment en matière de défense et de sécurité ? 

Cyrille Bret : Les mentalités collectives sont, aujourd’hui encore, réticentes à l’emploi de la force dans les relations internationales. Le pacifisme est largement dominant dans les élites politiques, les sphères intellectuelles et l’opinion publique allemande. C’est le résultat de plusieurs facteurs :

  • Facteur historique : la Weltpolitik de Guillaume II et du Deuxième Reich a conduit à un démantèlement provisoire de l’armée allemande suite au traité de Versailles. Imposé et inscrit dans la constitution de Weimar, le pacifisme allemand a reçu alors une consécration historique. Quant au Troisième Reich, il est perçu en Allemagne comme ayant conduit le pays à la catastrophe en raison même de ses ambitions mondiales, de son militarisme et de son expansionnisme. Les mentalités sont durablement marquées par ces deux épisodes et sont donc profondément méfiantes à l’égard de la force armée et des actions militaires internationales même si elles sont commandées par des accords d’alliance et des traités internationaux. On se souvient à cet égard que le slogan "Better red than dead" avait fait florès en Allemagne durant la Guerre froide pour signifier que le pacifisme radical – et caricatural – était très ancré dans l’opinion. Historiquement, l’Allemagne a été une tard venue dans la compétition militaire mondiale et a subi des conséquences gravissimes de son militarisme.

  • Facteur politique : les opérations militaires sont très étroitement contrôlées par le Parlement en raison même des dispositions de la Loi fondamentale. Celle-ci établit un commissaire parlementaire aux forces armées (article 45b) et place les forces armées sous la surveillance du Parlement (article 87 a). On qualifie même parfois la Bundeswehr d’ "armée parlementaire". Cela limite évidemment tout aventurisme militaire. Mais l’effet paradoxal est que la défense et la sécurité ne sont pas des thèmes que l’opinion publique s’est réellement appropriés. En somme, la puissance militaire allemande est l’affaire de spécialistes et suscite une certaine indifférence dans la population.

Dans ce Livre blanc, l'Allemagne réaffirme son engagement au sein de l'Otan, affirmant vouloir respecter sa promesse visant à consacrer 2% de son PIB à la Défense. Quelle est la position de ses partenaires européens, et plus généralement de ses alliés occidentaux (Etats-Unis compris) sur cette question de la responsabilité allemande dans les domaines de la sécurité et de la Défense ? Quels sont les pays qui souhaitent voir une Allemagne plus responsable dans ces domaines ? Quels sont ceux qui redoutent cela ? 

Florent Parmentier : L’Allemagne avait jusqu’à présent un budget de défense limité, avec des équipements qui n’étaient pas nécessairement à la hauteur des nouvelles missions de l’Allemagne. Le Livre blanc envoie clairement le message d’un renforcement des capacités de l’Allemagne, dont la montée en puissance prendra cependant du temps.

Cette montée en puissance s’inscrit cependant dans un double cadre, celui de l’Otan et celui de l’Europe de la Défense. Ce mouvement est vu plutôt positivement aux Etats-Unis : une plus grande contribution allemande à l’Otan signifie moins de dépenses militaires américaines en Europe, ou une plus grande capacité à contrer la présence russe grandissante. L’inquiétude américaine réside davantage dans la possibilité d’une autonomisation progressive des Européens sur le plan de la Défense, particulièrement dans le contexte du Brexit. Le compromis franco-britannique scellé à Saint-Malo en 1998 ne peut toutefois pas pour le moment être remplacé par le couple franco-allemand, en raison des limitations de la puissance allemande précédemment évoquées.

Alors que les craintes d’une Allemagne revancharde existaient encore en Europe centrale il y a seulement un quart de siècle, cela ne semble plus être le cas aujourd’hui. Si les Polonais pro-Européens comme l’ancien ministre Sikorski s’inquiètent davantage de la faiblesse que de sa puissance, l’actuelle majorité n’est pas germanophile, mais ne craint aujourd’hui rien de plus que la Russie. L’Allemagne y est vue comme le pays central de l’Union européenne, à la santé économique rayonnante, en particulier en comparaison de la France dont la capacité d’action militaire est masquée par les contre-performances économiques. Vu de Paris, les velléités allemandes pourraient pousser Berlin à prendre sa part du fardeau sur les différents champs d’action où la France est présente, du Moyen-Orient à l’Afrique. Et donner enfin un contenu concret à une Europe de la Défense.

Pour l’heure, rien n’indiquant que l’Allemagne souhaite s’affranchir de son double cadre otanien et européen, sa montée en puissance semble plutôt accueillie positivement, et ce d’autant plus que la réticence de l’opinion reste forte.

L'Allemagne reconnaît dans ce dernier Livre blanc la menace que représente la Russie pour le continent européen, alors qu'il y a peu, le ministre des Affaires étrangères allemand, Frank Walter Steinmeier, appelait à la mise en place d'un "partenariat responsable" avec la Russie. Comment expliquer la position parfois ambiguë, en matière de sécurité et de Défense, du pays à l'égard de cette dernière ? 

Florent Parmentier : Si le dernier Livre blanc allemand fait de la Russie une menace, elle n’en fait pas pour autant un ennemi. La nuance est importante. En effet, la crainte d’une attaque du territoire allemand depuis Kaliningrad relève de la science-fiction. En revanche, comme de nombreux autres pays européens, l’Allemagne s’inquiète de plus en plus de certaines pratiques russes, d’intrusions dans l’espace européen, d’influence politique par le financement de groupes hostiles à une plus grande intégration européenne ou de médias, de renforcement de ses capacités militaires, etc.

L’Allemagne est contrainte d’agir avec ambiguïté en ce qui concerne la Russie : d’un côté, elle a construit des liens économiques forts avec la Russie, mais elle est de l’autre inquiète par la politique russe en Ukraine, qui a contribué à une nette dégradation des relations. Le paradigme de la "modernisation" inspirée par l’Allemagne trouve ses limites dans les relations avec la Russie, et il convient d’en trouver un autre, combinant rapport de force et dialogue.

Pour autant, l’Allemagne comprend que la Russie est un rival à l’Est et un partenaire dans un certain nombre de crises mondiales, sur l’Iran ou au sein du Conseil de sécurité au sujet de la prévention du trafic d’armes en Libye. L’ambigüité de l’Allemagne ne fait qu’illustrer ses propres dilemmes ainsi que la nature ambivalente du positionnement international de la Russie.

Bibliographie :

https://www.frstrategie.org/publications/defense-et-industries/eclairages-sur-le-futur-livre-blanc-allemand-un-exercice-sous-contraintes-4-5

http://abonnes.lemonde.fr/europe/article/2016/07/13/l-allemagne-s-engage-a-devenir-un-partenaire-militaire-plus-actif_4968879_3214.html

https://fr.wikipedia.org/wiki/Bundeswehr

https://www.washingtonpost.com/opinions/global-opinions/germanys-new-road-map-of-responsibility/2016/07/14/af8e4676-49e7-11e6-90a8-fb84201e0645_story.html?wpisrc=nl_opinions&wpmm=1

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