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Puissant électoralement... mais improductif du point de vue idéologique : le FN a-t-il une véritable "vision du monde" ?
©REUTERS / Yves Herman

Bonnes feuilles

Où va la France ? Où va l’Europe ? Où va le monde ? À travers le désordre idéologique où nous vivons, Gaël Brustier classe et ordonne les faits politiques pour les interpréter et les remettre en perspective. Un essai roboratif, indispensable pour ne plus être passif devant les changements qui s’annoncent. Extrait du livre "Le désordre idéologique" de Gaël Brustier aux éditions du Cerf (1/2).

Gaël Brustier

Gaël Brustier

Gaël Brustier est chercheur en sciences humaines (sociologie, science politique, histoire).

Avec son camarade Jean-Philippe Huelin, il s’emploie à saisir et à décrire les transformations politiques actuelles. Tous deux développent depuis plusieurs années des outils conceptuels (gramsciens) qui leur permettent d’analyser le phénomène de droitisation, aujourd’hui majeur en Europe et en France.

Ils sont les auteurs de Recherche le peuple désespérément (Bourrin, 2010) et ont publié Voyage au bout de la droite (Mille et une nuits, 2011).

Gaël Brustier vient de publier Le désordre idéologique, aux Editions du Cerf (2017).

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Un tiers des Français partageraient les idées du Front national, selon une enquête effectuée pour Franceinfo et Le Monde par Kantar Sofres-OnePoint. La question de la « bataille culturelle » remportée par le FN refait surface. La réponse mérite d’être nuancée.

Si l’on considère ce que Gramsci définissait comme le « front culturel », il faut considérer deux époques différentes depuis que le FN est véritablement ins‑ tallé dans l’arène politique. La première est dominée par la stratégie de Bruno Mégret, très offensive. La seconde voit les scores du FN davantage indexés sur une rente, entretenue à l’extérieur du FN par une production culturelle et discursive identitaire, autoritaire, inégalitaire.

Le Front national a mené un véritable combat culturel au cours des années 1980 et 1990. Si François Duprat « invente » véritablement le FN en mettant en avant la question de l’immigration (« Un million de chômeurs, c’est un million d’immigrés en trop »), si Jean-Pierre Stirbois, le « solidariste », martèle un discours « social » et anti-immigré aux accents OAS (« Jamais nous ne permettrons que la France s’arabise »), c’est véritablement Bruno Mégret qui développe la stratégie la plus aboutie de victoire par les idées et qui l’impose une décennie durant au parti de Jean-Marie Le Pen – voir Dans l’ombre des Le Pen (aux éditions Nouveau Monde) par Nicolas Lebourg et Joseph Beauregard.

Le rôle de Bruno Mégret, alors à la tête de la « délégation générale » du Front national fut d’imposer dans le débat public des mots et des sujets nouveaux. Mégret et les siens – Jean-Yves Le Gallou notamment – ont toujours conçu la politique comme l’art d’imposer une vision du monde. C’est ainsi que le thème de l’identité a été abondamment utilisé par le FN des années 1980 et 1990 dont la revue chargée de diffuser les concepts mégrétistes s’appelait juste‑ ment « Identité ». La mesure concrète donnant substance à la valorisation de l’identité c’est la « préférence nationale », théorisée par Jean-Yves Le Gallou dans un livre paru en 1985  : La Préférence nationale, qui contribue à modifier les termes du débat politique.

La thématique identitaire avait, aux yeux du Club de l’Horloge (think tank réunissant des intellectuels de droite et d’extrême droite, cherchant l’union de « toutes les droites ») une vertu qui était d’être un excellent adjuvant à des recettes néolibérales très dures. Les Horlogers avaient aussi, dans une note de 1984, avancé l’idée que l’utilisation du vocabulaire républicain pouvait véhiculer sa vision du monde. Habile stratagème. Enfin, « l’euphémisation discursive » (selon l’expression d’Alexandre Dézé) est consubstantielle à la stratégie de combat culturel mené par la Délégation Générale mégrétiste. Elle permet d’instiller dans le débat politique des idées qui seraient immédiatement inacceptables à l’oreille.

Vingt ans ont passé. Le FN est davantage devenu une machine électorale qu’un « intellectuel collectif ». Jamais vraiment remis de la scission mégrétiste, le parti à la flamme tricolore n’a pas, au contraire de ses homologues italiens, formé une véritable contresociété. Mais il bénéficie de l’investissement mégrétiste dans le combat culturel.

Le FN de 2017 est puissant électoralement. Il est aussi improductif du point de vue idéologique. Fort sur le front électoral, il ne produit plus de vision du monde, mais il est le rentier d’une vision du monde largement répandue dans la société française. Il a le monopole de l’usufruit de la traduction électorale de cette vision du monde. C’est ce qui fait sa force considérable et explique les scores infimes réalisés par les autres petits partis d’extrême droite aux élec‑ tions (Parti de la France, MNR, liste Renaud Camus aux Européennes,  etc.) Mais ce peut aussi être son talon d’Achille.

La vision du monde est notamment marquée par la Guerre d’Algérie et les références et codes qui sont déjà présents dans la société française (il faut lire à ce sujet l’excellent ouvrage de Nicolas Lebourg et Jérôme Fourquet, La guerre d’Algérie n’aura pas lieu). Tout était donc déjà là, conceptualisé du temps de Bruno Mégret, de l’utilisation du vocabulaire républicain à la « dédiabolisation », de l’usage de l’identité à la subversion de la question sociale.

L’unique différence entre le FN de Marine Le Pen et le FN de Bruno Mégret réside dans l’absence d’idée d’alliance avec la droite. Thématique forte du mégrétisme en phase avec la stratégie d’alors, elle est battue en brèche par l’actuelle stratégie isolationniste du FN. Quelques innovations programmatiques complètent le tout et permettent de capter l’attention et l’adhésion de publics traditionnellement plus rétifs (enseignants, fonctionnaires…).

On trouve, entre autres, deux foyers d’irradiation de la vision du monde qui crée la rente électorale frontiste. L’un concerne un public militant, voué à l’encadrement politique, mais affirme fonctionner comme un « Greenpeace de l’Identité ». C’est la galaxie identitaire (Les Identitaires, ex-Bloc Identitaire, Rebeyne, Projet Apache, etc.). L’autre touche le « peuple de droite » et produit une grille d’analyse et une vision du monde qui vise la centralité dans le débat public.

Extrait du livre "Le désordre idéologique", de Gaël Brustier aux éditions du Cerf 

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