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Protectionnisme : l’énorme (et coupable) hypocrisie de la Chine et de l’Europe face aux (mauvaises) mesures de Donald Trump
©STEPHANIE KEITH / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP

Bal des tartuffes

Le président américain a annoncé ce jeudi qu'il promulguerait la semaine prochaine des taxes douanières de 25 % sur l'acier et de 10 % sur l'aluminium importés. Une décision qui a suscité une salve de critiques un peu partout dans le monde.

Jean-Marc Siroën

Jean-Marc Siroën

Jean-Marc Siroën est professeur émérite d'économie à l'Université PSL-Dauphine. Il est spécialiste d’économie internationale et a publié de nombreux ouvrages et articles sur la mondialisation. Il est également l'auteur d'un récit romancé (en trois tomes) autour de l'économiste J.M. Keynes : "Mr Keynes et les extravagants". Site : www.jean-marcsiroen.dauphine.fr

 

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Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot est économiste et chercheur associé à l’IRIS. Il se consacre aux défis du développement technologique, de la stratégie commerciale et de l’équilibre monétaire de l’Europe en particulier.

Il a poursuivi une carrière d’économiste de marché dans le secteur financier et d’expert économique sur l’Europe et les marchés émergents pour divers think tanks. Il a travaillé sur un éventail de secteurs industriels, notamment l’électronique, l’énergie, l’aérospatiale et la santé ainsi que sur la stratégie technologique des grandes puissances dans ces domaines.

Il est ingénieur de l’Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace (ISAE-Supaéro), diplômé d’un master de l’Ecole d’économie de Toulouse, et docteur de l’Ecole des Hautes études en sciences sociales (EHESS).

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Atlantico : Ce jeudi 1er mars, Donald Trump a décidé que les Etats-Unis imposeront, à partir de la semaine prochaine, des droits de douane de 25% sur les importations d'acier et de 10% sur celles d'aluminium et ce, en justifiant sa décision par un tweet indiquant " Quand un pays (les Etats-Unis) perd des milliards de dollars en commerçant avec pratiquement tous les pays avec lesquels il fait des affaires, les guerres commerciales sont justifiées et faciles à remporter". De très vives réactions ont pu voir le jour, notamment en Europe et en Chine à ce propos.  Au-delà du cas de l'acier et de l'aluminium, ne peut-on pas voir une forme d'hypocrisie de la Chine et des européens, notamment de l'Allemagne, dans un contexte où les excédents commerciaux de ces deux zones ont pu être largement critiqués par les Etats-Unis au cours de ces dernières années ? Si le protectionnisme ici affiché n'est sans doute pas la solution, les européens et les chinois n'ont-ils pas une responsabilité plus globale dans ce contexte ?

Jean-Marc SiroënLes excédents des uns sont les déficits des autres et chacun peut donc avoir sa part de responsabilité dans les déséquilibres commerciaux. Une fois rappelée cette vérité comptable,il ne faut pas se tromper sur les causes. Les déséquilibres commerciaux soldent d’autres déséquilibres qui sont davantage macroéconomiques que strictement commerciaux. L’Allemagne ou la Chine n’ont pas besoin de pratiques commerciales « déloyales » pour avoir des excédents, tout comme les déficits de l’Amérique ne peuvent s’expliquer par la naïveté ou la complaisance, d’ailleurs assez imaginaire, des gouvernements passés. Sont excédentaires les pays qui épargnent trop par rapport à leurs dépenses privées ou publiques, de consommation ou d’investissement et qui dégagent ainsi un surplus exportable. Les pays déficitaires, comme les Etats-Unis, sont dans une situation exactement inverse : leur épargne ne suffit pas à couvrir l’investissement et le déficit public. Le protectionnisme ne règle donc rien puisqu’il ne s’attaque pas aux causes.

Le déficit américain est le résultat d’un modèle économique fondé sur l’endettement des ménages, des entreprises et de l’État. Il est rendu possible par le surplus d’épargne des pays excédentaires. Ces derniers, dont la Chine, achètent massivement les bons du Trésor américains d’autant plus facilement que les Etats-Unis s’endettent dans les dollars qu’ils créent. Puisque les Etats-Unis ne seront donc jamais l’Argentine ou la Grèce, ils trouvent toujours à se financer à des taux d’intérêt bas. Ce privilège, qui n’appartient qu’aux Etats-Unis, pousse au laxisme et peut-être que le Président Trump pourrait un jour y réfléchir… En attendant, si ces excédents devaient s’évanouir, qui financerait l’Amérique ? Et à quelles conditions ?Donald Trump devrait plutôt prier -ou tweeter- chaque matin pour que les pays qu’il dénonce aujourd’hui non seulement ne réduisent pas leurs excédents, mais au contraire, l’accroissent pour rendre possible le financement du déficit budgétaire abyssal qui se prépare ! Si tel n’était pas le cas, l’augmentation des taux d’intérêt américains provoquerait une crise financière qui pourrait faire oublier le désastre de 2008.


Rémi Bourgeot : Si l’on peut effectivement s’étonner de la forme que prend finalement la politique de protection douanière de Donald Trump, l’idée selon laquelle nous partirions d’un environnement commercial mondial équilibré est évidemment à écarter. On peut déplorer les mesures non ciblées et assez grossières de l’administration américaine, mais resterait encore à indiquer la voie d’un véritable rééquilibrage.

Le discours économique a eu tendance à nier tout caractère problématique des déséquilibres commerciaux mondiaux sous prétexte qu’un équilibre de marché organise ces flux. Avant la crise financière mondiale, de nombreux commentateurs estimaient même que le déficit commercial américain était compensé par les investissements de portefeuille entrant aux États-Unis non seulement du simple point de vue de la comptabilité nationale, mais même en termes d’innovation, d’innovation financière qui équivaudrait l’innovation technologique et industrielle.

Un certain nombre d’économistes comme Dani Rodrik à Harvard mènent cette réflexion de façon très perspicace depuis maintenant plusieurs décennies. Cependant le débat a plus généralement tendance à être abandonné aux populistes, dont la variante quelque peu loufoque que l’on retrouve dans certains pays, et qui peine à débattre, a tendance à empêcher l’analyse publique des sujets commerciaux et monétaires et à servir d’assurance tous risques au statu quo.

Sur le dossier particulier de l’acier, l’administration américaine était déjà intervenue de façon importante et ciblée sous l’impulsion de Barack Obama. Les mesures de Donald Trump ne pénalisent pas tant la Chine ni l’Allemagne qui ont une part de marché dans tous les cas assez faibles sur ce segment aux États-Unis. La chute des prix de l’acier chinois a néanmoins pesé sur l’ensemble des acteurs du secteur du fait de la diffusion de cette pression à la baisse à l’ensemble du monde. Les mesures en question pénalisent surtout les gros exportateurs d’acier vers les États-Unis, et notamment le Canada et le Mexique au sein de l’ALENA.

Trump avait promis des protections douanières et il s’emportait ces derniers mois contre ceux de ses conseillers qui tentaient de l’en retenir ; ce qui l’avait conduit à s’écrier au cours d’une réunion l’été dernier dans le bureau ovale : « I want tariffs! » et à traiter ces conseillers non protectionnistes de « globalistes ».

La réaction chinoise ou européenne indique que l’enjeu est évidemment bien plus général que celui du secteur de l’acier ou de l’aluminium. Les critiques se seront justement concentrées au cours des dernières années sur l’acier chinois du fait de l’effondrement des prix, qui a eu un impact mondial démesuré en intervenant après une chute importante du coût du transport.

Les effets néfastes des déséquilibres commerciaux massifs et durables sur la dynamique de développement sont de plus en plus difficile à nier. Cela ne justifie pas l’approche générale et non ciblée de Donald Trump. Cependant le sujet même de ces déséquilibres ne peut être éternellement relégué, ni d’ailleurs le problème de la stagnation de la productivité liée notamment à la dissociation entre conception et production à l’échelle régionale et mondiale.

Alors que Donald Trump s'apprête à présenter un important plan d'infrastructures pour les Etats-Unis, en quoi les mesures proposées peuvent-elles apparaître cohérentes pour que les entreprises américaines bénéficient en priorité de ce plan ? A l'inverse, quels sont les effets pervers à attendre d'une telle mesure ?

Rémi Bourgeot : Les États Unis importent un peu plus du quart de leur consommation d’acier. Un tarif douanier de 25% aura évidemment un impact, et cette action répond à sa façon particulière à la demande accrue de protection des entreprises du secteur. Cette demande de protection n’est d’ailleurs pas que le fait des entreprises américaines. Les entreprises sidérurgiques européennes ont considérablement souffert de la déflation chinoise au cours des dernières années. Aux États Unis, Barack Obama s’était d’ailleurs empare du sujet et avait fait imposer des tarifs de plusieurs centaines de pour-cent sur certaines catégories d’acier chinois, tout comme le Canada d’ailleurs, au titre de la politique antidumping. Notons que les mesures de Trump ne s’ancrent pas dans le cadre de la lutte antidumping mais passe par une disposition datant de la guerre froide au sujet de l’approvisionnement en éléments stratégiques.

Trump veut donner le signal d’une politique protectionniste à part entière. C’est ainsi qu’il a choisi l’option de ce tarif de 25% sur l’acier et 10% sur l’aluminium, plutôt que des mesures ciblées sur certains pays qui auraient alors consiste à appliquer des tarifs douaniers bien plus élevés mais plus concentres. Il lui fallait, pour des raisons politiques, une mesure qui ait un caractère général et qui tranche avec les démarches, en réalité résolue, de Barack Obama en la matière. Cela entre effectivement en résonnance avec le plan d’infrastructure, selon l’idée que la demande ainsi créée doit venir remplir les carnets de commande des entreprises américaines en premier lieu. Si l’on cherche à voir une cohérence dans l’action de Donald Trump qui s’appliquerait à l’ensemble de l’économie, au-delà du message politique qu’il envoie, Celui-ci doit faire le pari d’une réaction limitée des partenaires commerciaux des Etats unis et en particulier de ceux qui ont un fort excédent commercial. En effet ceux-ci pourraient avoir moins à perdre à accepter tacitement ces mesures qui pour l’heure sont limitées à quelques secteurs plutôt qu’à engager une guerre commerciale. On peut ainsi analyser le message de défiance de Trump quant au caractère prétendument positif des guerres commerciales.

Jean-Marc Siroën : Les Etats-Unis, comme beaucoup d’autres pays développés, ont besoin d’investir dans des infrastructures qui ont été trop négligées dans le passé. Cet oubli a sans aucun doute pesé sur les performances et la productivité des entreprises. L’incohérence ne vient pourtant pas de la priorité donnée aux infrastructures mais de la politique budgétaire. Les Etats-Unis, déjà déficitaires et surendettés, ne peuvent pas à la fois baisser les impôts, augmenter les dépenses militaires et investir dans les infrastructures sans aggraver les déséquilibres. Il en résultera en effet un gigantesque déficit budgétaire qui n’a été atteint qu’après la crise de 2008. Mais aujourd’hui l’économie américaine connait une forte croissance. Elle devrait donc logiquement réduire son déficit budgétaire et sa colossale dette publique, mais elle a choisi de faire l’inverse. Le déficit va donc provoquer une surchauffe, peut-être un Tchernobyl économique si elle n’est pas maitrisée. On risque de retrouver le scénario Reagan des années 1980 en pire : hausse des taux d’intérêt et du dollar puis krach financier en 1987, annonciateur d’autres crises à venir. Le déficit budgétaire n’avance pas tout seul, il s’accompagne d’un frère jumeau qui est le déficit courant. D’une part, le Président Trump prend des mesures protectionnistes pour le réduire avec des effets attendus au mieux négligeables, mais il adopte dans le même temps une politique budgétaire qui conduira mécaniquement à le faire exploser…. La grande incohérence est là.

Plus globalement, quelles seraient les actions les plus efficaces pour permettre une accalmie des tendances protectionnistes actuelles ? Le rééquilibrage des excédents commerciaux allemands et chinois, régulièrement accusés de mener une stratégie de cavalier solitaires, ne seraient-ils pas des vecteurs importants permettant une telle accalmie ?

Jean-Marc Siroën : Si une course entre « cavaliers seuls » devait être organisée, il n’y a nul doute qu’elle serait remportée haut-la-main par les Etats-Unis. En matière commerciale, depuis maintenant soixante-dix ans, c’est la coopération internationale qui a permis d’éviter les dérives protectionnistes et le cercle vicieux des représailles. Cette coopération se fondait sur les effets désastreux des guerres commerciales entretenues dans les années 1930. Le tweet de Donald Trump est édifiant : sa nostalgie ne se porte pas sur l’âge d’or du multilatéralisme, mais sur …les guerres commerciales. C’est la première fois qu’un chef d’État les revendique comme vertueuses ! Quelles que soient leurs faiblesses, le GATT puis l’OMC ont jusqu’à maintenant permis de faire respecter des règles acceptées par tous car dans l’intérêt de chacun. Les récentes mesures prises sur l’acier et l’aluminium ignorent le droit international pour se fonder sur d’anciennes lois commerciales américaines obsolètes. Par ailleurs, les Etats-Unis bloquent aujourd’hui la procédure de règlement des différends en refusant d’avaliser la nomination de nouveaux juges à l’organe d’appel de l’OMC justement chargée de faire respecter le droit. C’est donc bien une stratégie de retrait de l’OMC qui est aujourd’hui engagée avec à la clé un retour au chacun pour soi.

Ce n’est pas sur le seul terrain commercial que doit être abordé la question des déséquilibres commerciaux. À Bretton Woods, les Américains alors excédentaires, avaient imposé un système qui faisait reposer l’ajustement sur les pays déficitaires, éventuellement aidés par le FMI. Lorsque ce système s’est écroulé et que les pays se sont ralliés au flottement des monnaies, on a cru que les ajustements se réaliseraient par les taux de change. Il n’en a rien été. Presque soixante quinze ans après Bretton Woods, les questions fondamentales des déséquilibres excessifs, des régimes de change ou de la libre circulation des capitaux, voire du libre-échange,devraient être de nouveau posées. Encore faudrait-il que les grands leaders du Monde adhèrent à une vision coopérative et multilatérale des relations économiques internationales qui n’est pas vraiment -c’est un euphémisme- celle qu’affiche aujourd’hui le Président Trump.

Rémi Bourgeot : Au-delà de ces actions subites on observe un véritable évitement du sujet du rééquilibrage commercial dans les cercles politiques mondiaux. Ce débat remet en effet en cause des croyances qui dépasse e simple cadre commercial mais qui surtout mettent à nu la relégation de la compréhension des mécanismes de gains de productivité. Il est intéressant de voir en réalité cette réflexion émerger dans un pays ultra exportateur comme l’Allemagne mais où de nombreux industriels prennent conscience des limites du modèle d’offshoring généralisé vers l’Europe centrale et de plus en plus vers le reste du monde.

En Europe le débat commercial est confronté au cadre strict de l’euro et de la stratégie désormais généralisée à la majorité des pays membres de compression tous azimuts des coûts au détriment de l’action sur la productivité. C’est ainsi que l’Europe à tendance à rester quelque peu à l’écart de la révolution technologique en cours dans le monde notamment en ce qui concerne l’automation pour un certain nombre de pays. Il est frappant de voir l’insistance sur la question du parachèvement de la zone euro, qui ne peut véritablement advenir pour des raisons liées aux tabous économiques de l’électorat allemand sur les questions de transferts. Dans le même temps, la question d’une forme même minimale de coordination macroéconomique qui viserait à résorber les déséquilibres est l’objet d’un silence assourdissant.

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