Programme Barracuda : le Suffren ou la démonstration de puissance de la France via ses sous-marins nucléaires d’attaques<!-- --> | Atlantico.fr
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Félix Torres et Boris Dänzer-Kantof publient « Les atomes de la mer. La propulsion nucléaire française, histoire d'un outil de dissuasion » aux éditions du Cherche Midi.
Félix Torres et Boris Dänzer-Kantof publient « Les atomes de la mer. La propulsion nucléaire française, histoire d'un outil de dissuasion » aux éditions du Cherche Midi.
© NICOLAS TUCAT / AFP

Bonnes feuilles

Félix Torres et Boris Dänzer-Kantof publient « Les atomes de la mer. La propulsion nucléaire française, histoire d'un outil de dissuasion » aux éditions du Cherche Midi. A l'heure des tensions en Europe et dans la zone indopacifique, cet ouvrage dresse le portrait de la propulsion nucléaire dans le monde, objet depuis la guerre froide d'une bataille acharnée sous les océans pour la conquête de l'hégémonie en matière de dissuasion. Extrait 2/2.

Boris  Dänzer-Kantof

Boris Dänzer-Kantof

Boris Dänzer-Kantof est un historien spécialiste de l'histoire du nucléaire en France et dans le monde. Il a notamment publié en 2013 le livre de référence « L'Énergie de la France. De Zoé aux EPR, une histoire du programme nucléaire français » et en 2022 « Les atomes de la mer - La propulsion nucléaire française, histoire d'un outil de dissuasion ».

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Félix Torres

Félix Torres

Félix Torres est un historien spécialiste de l'histoire du nucléaire en France et dans le monde. Il a notamment publié en 2013 le livre de référence « L'Énergie de la France. De Zoé aux EPR, une histoire du programme nucléaire français » et en 2022 « Les atomes de la mer - La propulsion nucléaire française, histoire d'un outil de dissuasion ».

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Comme l’observe la presse, le lancement à Cherbourg du Suffren, le premier sous-marin nucléaire d’attaque de nouvelle génération de la Marine nationale, en présence du président de la République Emmanuel Macron, le 12 juillet 2019, représente une démonstration de puissance pour la France. La précédente cérémonie du genre remonte à 2008, pour le sous-marin lanceur d’engins Le Terrible. Premier d’une série de six navires, fruit de millions d’heures de travail sur les chantiers de Naval Group pour un coût de 1,5 milliard d’euros, le Suffren marque une rupture technologique et stratégique par rapport aux SNA de la classe Rubis mis en service entre 1983 et 1993. Pour la Défense, le programme représente un effort considérable : 9,1 milliards d’euros pour l’ensemble, développement et logistique compris, sans compter de lourdes rénovations d’infrastructures à Toulon. Les quatre premiers SNA seront livrés d’ici à 2026, les deux suivants d’ici la fin de la décennie. Barracuda est le nom du programme, Suffren celui du premier sous-marin de ce type ; les deux noms étant employés indifféremment pour désigner une génération de sous-marins destinés à naviguer jusque dans les années 2060.

Les ingénieurs ayant conçu les Rubis, désormais sexagénaires, et les sous-mariniers ayant servi à leur bord soulignent qu’il était temps que la nouvelle génération arrive pour jouer dans la cour des grands de l’attaque sous-marine, les Américains et les Russes au premier chef. Une ambition que matérialisent les dimensions accrues du nouveau submersible  : 99 m de long et 8,8 m de diamètre, contre 73,6 m et 7,6 m pour les Rubis, un déplacement de 5 300 tonnes en plongée, presque le double des prédécesseurs, avec une discrétion acoustique dix fois supérieure. C’était ce que souhaitaient les responsables de la Marine lors des premières réflexions sur le sous-marin d’attaque du futur en 1992, alors que le SNA Perle, le dernier-né de la classe des Rubis, n’était pas encore opérationnel. Il fallait un navire beaucoup plus gros, capable de soutenir la comparaison avec la classe des SSN américains Los Angeles, mise en service en 1976, et celle des Virginia, lancée en 1999 et opérationnelle à partir de 2004. La France a en effet toujours opté pour des bateaux de taille réduite en comparaison avec ceux de ses alliés comme de ses adversaires.

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Conçus pour des missions datant de la guerre froide, les SNA Rubis avaient en définitive servi essentiellement après la fin de celle-ci et s’étaient adaptés, en dépit de leurs dimensions restreintes, à de nouvelles missions inédites. Le doublement du tonnage d’une classe par rapport à l’autre s’accompagne de diverses avancées comme la discrétion acoustique et une conception modulaire destinée à satisfaire des objectifs actuels et futurs. Les grandes fonctions du bord sont regroupées géographiquement, avec des volumes supplémentaires permettant de faire évoluer les bateaux dans le temps. Ils seront ainsi prêts à mener les missions de demain, où que ce soit. Comme le souligne significativement Axel Roche, premier commandant du navire, qui a tenu ce poste sur le Suffren et le Saphir : « La Marine a commandé un sous-marin qui doit être déployé plus loin, plus longtemps, plus vite, dans des conditions plus extrêmes. Nous validerons bientôt les installations en mer devant Brest mais j’ai en tête que nous irons franchir le détroit de la Sonde [entre les îles indonésiennes de Java et de Sumatra] dans quelques années. Demain, nous irons en mer de Chine et dans le Pacifique. » Tout comme le Nautilus de Jules Verne !

Les objectifs majeurs du programme Barracuda selon la Marine consistent à disposer d’« une plate-forme sous-marine » destinée à remplacer la génération de SNA de type Rubis/Améthyste. Le nouveau sous-marin devra être polyvalent, facilement configurable au niveau des exigences opérationnelles des années 2020. Cela signifie des performances de discrétion acoustique fortement augmentées et hissées au niveau de celles du Triomphant, compte tenu des missions différentes des deux classes de navires. Plusieurs aspects majeurs concernent la chaufferie nucléaire : le taux de disponibilité du sous-marin doit être augmenté, pour disposer in fine d’un sous-marin pas trop cher en dépit des améliorations nécessitées par le retour d’expérience des Rubis et des exigences nouvelles dans le domaine de la sûreté.

D’où une série de choix techniques principaux pour la conception de la nouvelle chaufferie des Barracuda, soit résultant directement des besoins du navire, soit propres à la chaufferie. Dans le premier cas, cela signifie trois points principaux  : une puissance thermique dans la gamme couverte par les programmes antérieurs, donc prolongeant ceux-ci ; une discrétion acoustique accrue avec un fonctionnement au maximum en circulation naturelle ; une consommation prévisionnelle d’énergie sensiblement augmentée par rapport aux sous-marins Rubis/Améthyste. Les options techniques générales propres à la nouvelle chaufferie sont au nombre de cinq  : la reconduction de la CAP, le concept de réacteur compact à architecture intégrée ; l’augmentation de l’énergie extractible des cœurs avec l’objectif de parvenir à dix années d’activité opérationnelle entre rechargements ; le recours à de l’uranium à enrichissement de type commercial pour réduire les coûts ; la réduction du délai nécessaire pour le rechargement du combustible ; enfin une gestion structurée du parc des éléments combustibles incomplètement usés. Le mode de gestion des cœurs de propulsion navale implique en effet une usure incomplète des cœurs en fin de vie, le déchargement devant intervenir nécessairement un certain temps avant la fin de la vie du cœur. S’ajoutent à ces exigences l’amélioration et la rationalisation de l’interface homme-machine, dans le sillage des avancées déjà réalisées sur le programme K15.

Compte tenu de l’accident de l’Émeraude et de son retour d’expérience, l’amélioration de la sûreté reçoit une attention particulière dans de nombreux domaines : risque vapeur (dessin des condenseurs) ; technologie des circuits d’eau de mer ; examen systématique des conséquences des isolements des circuits d’eau de mer avec la gestion rigoureuse des accès aux locaux à risques ; prise en compte d’un accident grave comme la fusion du cœur au port ; renforcement de la fiabilité de l’alimentation électrique de la chaufferie avec une meilleure gestion de la puissance résiduelle lors du retour du sous-marin ; moyens à déployer dans le cas d’un accident grave survenant à terre, comme l’a montré l’incendie qui a ravagé, le 12 juin 2020 dans le port de Toulon, pendant plus de douze heures, la Perle, dernier sous-marin de la classe Rubis, sans conséquences nucléaires. Un départ banal de feu parti d’un coffret en bois installé dans le cadre des travaux de rénovation est à l’origine de l’embrasement, heureusement sans victimes. Les catastrophes de ce genre ne sont pas si rares  : le SSN Miami de la classe Los Angeles était, en ce qui le concerne, parti définitivement à la casse après un incendie de douze heures d’origine criminelle le 16  juin 2012 dans la rade Atlantique de Portsmouth.

Les racines du programme Barracuda remontent au début des années 1990, quand débute entre le CEA et Technicatome une réflexion sur ce que pourront être les nouvelles chaufferies. Quels seront les développements technologiques du futur qui permettront de déboucher sur des réacteurs plus compacts, plus puissants et plus performants dans tel ou tel domaine ?… Bien que la Marine n’ait pas exprimé à ce moment-là de besoin particulier, l’étude d’un microréacteur pour de tout petits submersibles destinés par exemple à l’exploration sous-marine d’Ifremer débute, sur la base d’un fonctionnement de type chargeur de batterie. Les équipes R&D étudient également des composants capables de délivrer une très forte puissance avec des générateurs de vapeur utilisant de nouvelles technologies. La créativité de cette période permet à Technicatome de constituer un catalogue de solutions qui pourront être présentées à la Marine nationale en fonction des besoins qu’elle exprimera.

Vers 1995-1996, conscients de l’apport technologique et opérationnel des SNA Rubis, les responsables de la Marine commencent à formaliser leur volonté de réaliser un sous-marin d’attaque qui puisse prendre le relais des premiers. 1998 voit le démarrage des premières études de faisabilité du « sous-marin d’attaque futur » (SMAF). Le basculement a lieu de la phase initiale de R&D non identifiée à une ligne budgétaire définie par la DGA  : le « programme SMAF ». Mais aucun texte ministériel n’officialise alors le départ d’une réalisation. Les premiers éléments communiqués sont : un besoin proche des SNA type Rubis en termes de puissance, ce qui ferme les alternatives d’un sous-marin plus petit ou plus gros. Une demande est réaffirmée, celle de s’appuyer sur les acquis de la chaufferie K15, au très bon retour d’expérience, en matière de performances et de disponibilité. L’incontournable équation budgétaire subit pour sa part l’effet de tenaille de la double réalisation du Triomphant et du Charles de  Gaulle, soit des crédits fatalement très contraints…

Sur le plan industriel, en s’appuyant sur les résultats du retour d’expérience des Rubis et les difficultés rencontrées sur les programmes antérieurs, deux « chaînes contractuelles » se dessinent : une chaîne Technicatome/CEA, avec des contrats pour la réalisation d’une chaufferie, et une chaîne DGA/DCN, plus souple, avec l’inconvénient de voir les difficultés éventuelles survenant aux interfaces remonter au niveau étatique, compliquant ainsi la réactivité industrielle du terrain… C’est pourquoi, à l’initiative du directeur général délégué de Technicatome, Hervé Guillou, une organisation plus partenariale est mise en place avec la DCN afin de simplifier la contractualisation mutuelle, quitte à créer une société commune. Toutes les pré-études font l’objet de protocoles définissant les modalités d’échange, voire des travaux sur des plateaux industriels, même si les chaînes contractuelles restent en définitive séparées. Les deux partenaires éprouvés que sont la DCN et Technicatome favorisent le travail à accomplir en commun pour réaliser une meilleure intégration de la future chaufferie dans la plate-forme prévue. En 1999, les études d’avant-projet très sommaires (APTS) débutent, concentrées sur un modèle à la fois très proche des performances des Rubis et basé sur l’aménagement des équipements dérivés du K15. Objectif essentiel de cette phase : élaborer un coût estimatif du programme Barracuda. La DCN travaille parallèlement sur les esquisses du futur sous-marin.

Malheureusement, la fin de l’APTS débouche sur un budget estimatif bien au-delà du volume envisagé par la DGA pour le programme… D’où une séquence peu courante dans les programmes de Défense d’alors, une phase de conception dite « à coûts objectifs »  : les paramètres importants pour l’exploitant en termes de performances sont identifiés, chiffrés et négociés avec la DGA et le CEA afin d’aboutir à un coût de programme acceptable. Des simplifications ont lieu, des innovations ambitieuses au vu des objectifs initiaux sont abandonnées, comme des générateurs de vapeur (GV) d’une nouvelle technologie. De fait, la taille du sous-marin projeté permet d’utiliser les anciens GV ou d’autres types de cœur-combustible… Un travail collectif réalisé avec la maîtrise d’ouvrage recentre l’objet « chaufferie nucléaire » sur la reconduite des grandes technologies du K15, avec une importante innovation, la construction modulaire (utilisée pour la construction du sous-marin Le Triomphant). Auparavant, le réacteur était assemblé dans la coque, les différents composants étant soudés in situ, avec les contraintes d’encombrement en découlant. Pour réduire la durée des travaux et réaliser des économies, un module-atelier facilement accessible est mis en place à Indret.

À l’échelle du futur Suffren, la principale innovation réside dans la « propulsion hybride » vapeur/électricité, combinant moteurs électriques et turbines de propulsion, un mode de propulsion représentant une importante avancée en termes de compacité et de discrétion acoustique. C’est aussi l’installation d’un poste de conduite de l’appareil propulsif à l’avant du sous-marin et non plus à l’arrière, soit un collectif de navigation et de propulsion resserré facilitant la gestion des situations incidentelles. L’accident tragique survenu à bord de l’Émeraude en 1994 joue un rôle non négligeable dans cette innovation mais signifie aussi un nouvel état d’esprit chez les marins. Moins de présence humaine à l’arrière suppose une série de progrès dans l’automatisation des équipements, notamment au niveau de l’appareil moteur.

L’avant-projet détaillé est mis au point en 2004-2005. La longue étape de gestation du projet s’achève avec la mise en place des premiers contrats de réalisation… et à nouveau de très fortes hypothèques budgétaires, en dépit des efforts de simplification du programme. Une fois de plus, les estimations de coût entre le maître d’œuvre (Technicatome/DCN) et le maître d’ouvrage (la DGA et le CEA) divergent fortement… Il faut batailler pendant un an supplémentaire pour « faire rentrer l’édredon dans la valise » et, en 2006, signer le contrat de réalisation du programme Barracuda qui peut démarrer. Il comprend une innovation par rapport au programme précédent des Rubis : pour la première fois, l’État engage un contrat sur la réalisation en bloc des six chaufferies de la série à construire. Ce qui permet aux industriels concernés d’optimiser, au niveau de leurs sous-traitants, des approvisionnements « groupés ». Ce levier de série permettra de réaliser des économies d’échelle importantes sur l’ensemble du programme.

Le programme Barracuda innove aussi en matière d’organisation. Une collaboration inédite pour la conception et la réalisation des SNA voit le jour en 2012 entre la DGA et le CEA. Historiquement, la première conduisait les programmes d’armement en s’appuyant sur la DCN, le second assurant avec Technicatome la conception des chaufferies nucléaires. Dans le cadre du Barracuda, il est d’emblée décidé que le Commissariat et la DGA marcheront main dans la main jusqu’à l’admission au service du sous-marin. Réunies par un protocole au sein d’une organisation de type Cœlacanthe, l’organisation Barracuda, créée au sein de l’unité de management Opérations d’armement navales16 (UM  NAV), ces deux entités parleront d’une seule et même voix aux industriels, mais aussi aux instances de sûreté et à l’exploitant Marine. C’est aussi une révolution des mentalités. Comme le résume Pascal Lucas, directeur de la propulsion nucléaire du CEA et chef du STXN jusqu’en 2020 : « Le programme Barracuda s’est intercalé après la 2e génération des SNLE et le Charles de Gaulle, avant la 3e  génération et le PANg, dans la phase un peu creuse du début du XXIe siècle… Avec son organisation innovante et très structurée, mais aussi ses contraintes de coût drastiques, il a symbolisé la fin de l’ère des pionniers, même s’il a pris beaucoup de temps, neuf années d’études de conception et un retard final de trois ans dû à un manque de compétences à combler. Quoi qu’il en soit, toujours bâti autour de la chaufferie K15, le résultat est là ! »

Extrait du livre de Félix Torres et Boris Dänzer-Kantof, « Les atomes de la mer. La propulsion nucléaire française, histoire d'un outil de dissuasion », publié aux éditions du Cherche Midi

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