Procédure antitrust contre Apple : vers une nouvelle ère économique pour les géants de la tech ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Des clients regardent un spectacle musical lors de l'ouverture du nouveau magasin Apple de Shanghai, le 21 mars 2024.
Des clients regardent un spectacle musical lors de l'ouverture du nouveau magasin Apple de Shanghai, le 21 mars 2024.
©STR / AFP

Régulation

L’action ouverte par les autorités américaines contre le géant de Cupertino s’inscrit-elle dans la succession de procédures ayant déjà visé la firme à la pomme ou s’agit-il d’une volonté plus nette de casser définitivement ses agissements anti-concurrentiels ?

Julien Pillot

Julien Pillot

Julien Pillot est Enseignant-Chercheur en économie (Inseec Grande Ecole) / Chercheur associé CNRS.

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Atlantico : Après l’Union européenne, le Département de la Justice (DoJ) américain a annoncé le lancement d’une procédure antitrust contre Apple. Est-ce que la procédure antitrust qui est menée actuellement contre Apple est similaire à ce qui est fait très régulièrement à l’encontre des géants de la Tech comme Facebook ou Apple en Europe et aux Etats-Unis ? S’agit-il d’une simple procédure supplémentaire ou cette procédure pourrait-elle faire basculer les géants de la Tech dans une nouvelle ère ? Est-ce que cette procédure est vraiment quelque chose de "sans précédent" ? 

Julien Pillot : Il y a une longue tradition de l'antitrust aux Etats-Unis qui remonte au début du XXᵉ siècle, et des écoles de pensée en Law & Economics qui ont par la suite développé de nombreux travaux, et notamment des recherches sur les sanctions optimales à mettre en place en cas d'abus de position dominante ou en cas d'ententes. Cette tradition de l’antitrust a été en quelque sorte mise en sommeil pendant plusieurs décennies, au milieu des années 80 jusqu'à assez récemment en réalité. Il y avait en contrepoids de certaines décisions, qui auraient pu ou dû être prises, une volonté politique de ne pas trop pénaliser l'économie et notamment les champions nationaux afin qu’ils deviennent des champions internationaux. Cela est en train de changer. 

Il y a une vraie prise de conscience que certaines entreprises, et notamment parmi elles les GAFAM, ont pris une telle puissance que cela commence à créer des problématiques qui sont de nature à étouffer en fait l'économie, la concurrence et l'innovation.

Cette évolution s’est manifestée notamment par la nomination en septembre 2021 à la Federal Trade Commission (FTC), la deuxième grosse chambre de l'Autorité de la concurrence aux Etats-Unis, de Lina Khan qui s'est faite connaître par ses travaux critiques sur la façon dont les GAFAM, et Amazon en particulier, ont acquis leur position dominante.

Ces dernières années, le discours s'est durci très clairement face aux géants de la Tech sur ces enjeux de concurrence et ce, des deux côtés de l'Atlantique. De plus en plus d'enquêtes sont ouvertes, et de sanctions sont prononcées, à l'encontre des géants du numérique. Une régulation se met en place afin de pouvoir les contraindre de façon plus rapide et plus efficace par rapport à l'exercice de leur pouvoir de marché, notamment grâce au Digital Market Act. 

Il y a donc clairement une revitalisation de l'antitrust, et plus précisément du droit de la concurrence. Cette revitalisation témoigne d'une prise de conscience que, sur ces marchés de hautes technologies extrêmement sensibles et stratégiques, certaines entreprises ont des positions qui deviennent de moins en moins contestables. Ces entreprises ont des responsabilités particulières vis-à-vis de la préservation d'une concurrence effective. Il ne faut pas qu'elles étouffent tous leurs concurrents du fait de leurs pratiques. Mais elles doivent aussi préserver la capacité à innover. Leurs pratiques ne doivent pas être un frein à l’apparition d'entreprises portant des solutions innovantes. S'il y a moins de capacité d'innovation à l'extérieur, des géants comme Apple seront eux-mêmes moins incités à innover aussi, trop heureux de pouvoir continuer de bénéficier de leurs rentes de situation. 

Cette prise de conscience est assez récente et est intervenue à la fin des années 2010. Un véritable changement de ton vis-à-vis des acteurs des nouvelles technologies et des firmes les plus importantes est intervenu. Cela produit progressivement des effets avec des premières sanctions qui peuvent tomber, des poursuites en anti-trust qui peuvent être menées de part et d'autre de l'Atlantique. Ces différents cas vont être passionnants à suivre dans les prochaines années. 

Qu'est-ce que la juridiction américaine reproche finalement à Apple dans ce contexte ?

Beaucoup de choses sont reprochées à Apple par le Département de la Justice américain. Apple est pointée du doigt pour avoir présumément abusé de sa position dominante. La position dominante n'est pas un problème en soit, mais les pratiques abusives qui ont pour effet d'entraver la concurrence et les innovations éventuelles sont problématiques et sanctionnées comme telles, si cela peut être démontré. Apple est critiquée pour des pratiques de "monopolization", c'est à dire le fait de maintenir un pouvoir de marché par des pratiques déloyales et anticoncurrentielles tout exerçant une pression sur l'accès au marché.

Parmi les différentes pratiques néfastes, il y a les limitations d'interopérabilité entre les propres services d’Apple et d'autres services qui seraient concurrents, ce qui vient en fait à privilégier les propres services d'Apple plutôt que la concurrence. Ces pratiques d'auto-préférence vont, par la limitation de l'interopérabilité, pousser les clients à choisir systématiquement des solutions logicielles ou applicatifs d'Apple plutôt que des solutions concurrentes qui vont être jugées comme moins performantes, moins pratiques à l'usage, voire même qui vont être complètement absentes du store applicatif pour absence de conformité ou de perspectives de profitabilité. 

Il y a aussi des questions d'entrave à la concurrence qui ont été listées, notamment dans le cadre du cloud gaming ou dans le cadre d’applications qui permettent d'avoir des portages beaucoup plus forts des profils entre des smartphones Apple vers des smartphones qui tourneraient sur Android. 

Une autre difficulté concerne aussi la question des systèmes de paiement. L'auto-préférence qu'Apple applique pour son système de paiement a non seulement contribué à son enrichissement (par le jeu des commissions sur l'ensemble des transactions enregistrées), mais surtout a contribué à entraver la concurrence. Il y a d'autres fournisseurs de paiement par mobile qui auraient bien voulu pouvoir proposer leurs services "tap to pay" aux clients d'Apple et qui n'ont pas pu le faire. 

Est-ce que ces évolutions impressionnantes vont amener les géants de la Tech comme Apple à revoir leurs pratiques ? Est-ce qu'il va y avoir des interrogations sur le modèle et la viabilité du modèle d'Apple, par exemple, lié à ces procédures ?

Les amendes, les sanctions sur le plan de l'antitrust et les mécanismes de régulation vont forcer les géants de la Tech à infléchir leurs positions, à modifier leur comportement et stratégie. Les décisions au terme d'un contentieux concurrentiel peuvent amener au prononcé de sanctions, mais surtout de mesures comportementales qui interdisent certaines pratiques, ou vise à en atténuer les effets. Le problème, c'est que ces décisions sont prises au terme d'un temps juridique parfois très long. Et que durant ce temps, non seulement des dégâts irréversibles ont pu être subis par les parties prenantes, mais la structure du marché peut s'en trouver cristallisée. C'est la raison pour laquelle la régulation ex ante peut, en interdisant certaines pratiques par principe, agir de façon rapide et surtout préventive. L’Europe est notamment engagée dans ce processus via le DMA.

Lorsque des pratiques anticoncurrentielles sont révélées, des sanctions peuvent tomber. Ces sanctions vont être plus ou moins impactantes par rapport à leur nature, c'est un fait, mais aussi par rapport à ce qu'est l'entreprise et la façon dont elle fonctionne.  De manière générale, plus l'entreprise est diversifiée et moins ces différents business sont interconnectés, et plus la sanction sera digeste, toute chose égale par ailleurs. Mais dans le cas d'Apple, c'est très différent !  Apple n’a pas du tout le même modèle de fonctionnement. Toute l’histoire d’Apple repose sur cette stratégie qui consiste à s'appuyer sur un écosystème est beaucoup plus fermé que les concurrents. Or, si cette stratégie était tolérée quand Apple était un challenger, elle l'est beaucoup moins quand elle devient un leader d'un marché aux ramifications aussi importantes. Disons-le clairement : c'est l’ADN d’Apple est attaquée à travers cette procédure.  En cas de sanctions, la firme à la pomme devra repenser totalement son modèle et cela nécessitera une vraie révolution copernicienne.

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