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Pourquoi les annonces répétées d’une reprise de la capitale de l’Etat islamique ne sont qu’une opération de communication
©REUTERS/Stringer

L’offensive de Raqqa, c’est du cinéma

La reprise de Raqqa fait les choux gras de la presse depuis un moment déjà. Pour autant, et si certaines informations ne sont pas forcément tout à fait fausse, il est primordial de bien faire la différence entre ce qui tient de la propagande de ce qui n'est pas enjolivé.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Atlantico : Depuis le début de la semaine, de nombreux articles et dépêches évoquent l'offensive d'une coalition arabo-kurde appuyée par les Etats-Unis dans le nord de la province de Raqqa, dont l'Etat islamique a fait sa capitale. La bataille pour la reprise de Raqqa est-elle enfin lancée ?

Alain Rodier : Il est vrai que les autorités américaines communiquent depuis des semaines sur la reprise éventuelle de Raqqa (300 000 résidents) en Syrie et de Faloudja (50 000 habitants) et Mossoul (plus de deux millions d’habitants) en Irak. Dans ce dernier pays, les autorités en place à Bagdad reprennent cette campagne martiale à leur compte. Les media diffusent donc la soupe qui leur est servie parfois même en rajoutant une louche histoire de bien accrocher le public. Le Figaro de samedi 28 mars titre : "les djihadistes de Daech confrontés à un double assaut sur Raqqa et Faloudja" et l’Express en ligne ne fait pas non plus dans la dentelle en titrant : "offensive majeure contre l’organisation Etat islamique en Irak". Toutefois, d’autres publications sont bien plus prudentes comme l’Orient le Jour : "Derrière les offensives contre l’EI, des objectifs divergents. Les conditions militaires et politiques pour une reprise de la capitale de l’EI à moyen/long terme ne sont pour l’instant réunies par aucune des deux forces à l’offensive". A noter au passage que la presse libanaise ne s’embarrasse pas du "politiquement correct" parlant d’EI (Etat Islamique) alors qu’en France il est question de Daech qui est la traduction arabe de l’abrégé de ad-dawla al-Islamiyah (qui devrait donc être écrit Daish). Pour être dans les clous, il est bien aussi de parler du Groupe (ou Organisation) Etat Islamique (GEI ou OEI). Selon les autorités française, Daech est "tout sauf un Etat".

La réalité du terrain est en effet complexe. Les différents reportages -souvent d’excellente qualité, les journalistes montrant en outre un courage certain- effectués sur les différents fronts montrent bien des mouvements de troupes, des tirs d’artillerie et quelques bombardements aériens. A propos de ces derniers, les Américains ont effectué dix frappes sur Faloudja entre le 24 et le 26 mai. Durant la même période, ce sont 73 raids qui auraient eu lieu sur l’ensemble de la Syrie. Tout militaire sait que sur le plan tactique, cela reste très limité pour ne pas dire symbolique. Toutefois, Washington a annoncé avoir tué 70 terroristes du GEI dont son émir de Faloudjah. Il est difficile de comprendre comment les Américains parviennent à estimer le nombre de pertes humaines au sol. Par contre, pour l’"émir", il est possible que l’interception de télécommunications de l’ennemi ait permis de déceler sa neutralisation.

Sur les différents films fournis par des miliciens de toutes obédiences, il est habituel de voir différentes bannières qui sont agitées à dessin devant les caméras. Dernier point intéressant : des membres des forces spéciales US présents dans le nord de la Syrie ont été surpris arborant l’insignes du YPG kurde (Unités de protection du peuple), et plus amusant encore, celui du YPJ, des unités entièrement féminines ! Bien sûr Ankara a immédiatement fait part de son indignation considérant que ces formations proches du PKK (ce qui n’est pas faux) sont des mouvements terroristes. Elles s’interrogent même en se demandant quand les soldats américains porteront des insignes de Daech ou d’Al-Nosra voire de Boko Haram en Afrique !

Mais il est très difficile de trouver sur les sites officiels des images de "batailles" et de "pertes ennemies" (ou si peu). Par contre, les films diffusés par Daech en regorgent frisant parfois le ridicule quand bien sûr, ce n’est pas le tragique de l’horreur absolue des assassinats auxquels ses militants se livrent ! Du côté américain, cela donne un peu l’impression du "cirque de Buffalo Bill" où les figurants à cheval tournaient en rond en tirant des coups de feu en l’air pour distraire le public.

Les autorités syriennes avaient été gagnées par la même frénésie de communication après la chute de Palmyre obtenue avec l’aide des Russes et des milices chiites étrangères. On allait voir ce que l’on allait voir ! L’offensive allait se poursuivre vers la ville assiégée de Deir ez-Zor située 350 kilomètres plus à l’est, voire vers la ville de Raqqa qui devait tomber comme un fruit mûr prise en étau par les forces légalistes syriennes venant du sud et les Forces Démocratiques Syriennes (FDS) soutenues par les Américains descendant du nord. Vraisemblablement un peu calmées par les conseillers russes qui semblent un peu plus pragmatiques si l’on excepte les vidéos de type "Top gun" qui ont abreuvé la toile au début de l’intervention aérienne de Moscou en Syrie en septembre 2015, les objectifs déclarés ont été revus à la baisse et le ton employé est devenu plus modéré. A savoir que si Palmyre a pu être reconquise, c’est tout simplement parce que les forces du GEI se sont repliées -en bon ordre- (théoriquement, selon la propagande de Damas, elles devaient être anéanties dans le désert) évitant un combat frontal pour une position jugée comme non stratégique.

Ensuite, Daech qui est soumis à une "pression insoutenable" si on en croit certains observateurs, a trouvé l’énergie nécessaire pour repartir à l’assaut. Aujourd’hui (mais la situation évolue en permanence) ses unités menacent la liaison Palmyre-Homs risquant même à terme d’encercler la garnison syro-russe installée dans la cité antique. Elles ont lancé de redoutables coups de boutoirs sur Deir ez-Zor, le "petit Dien Bien Phu" du régime tout en menaçant au nord de conquérir Azaz tenus par d’autres groupes rebelles. Si cela a lieu, c’est le GEI qui contrôlera la frontière turque dans cette région et bloquera le nord d’Alep ! Enfin, le GEI est toujours menaçant dans la région de Damas et au sud-ouest du pays à la frontière du plateau du Golan. Pour un mouvement en perdition, il a encore de l’allant.

Quels sont les motifs de cette "intoxication" et qui en est à l'origine ? Avec quels effets sur l'opinion internationale ?

Dans la série de mauvaises nouvelles qui tombent depuis le début des printemps arabes, Washington se sent obligé d’inverser la tendance surtout en raison de la campagne électorale qui bat son plein aux Etats-Unis. Mais des erreurs de communication sont reconnues puisque le colonel Steve Warren, le porte-parole du Pentagone, vient d’être appelé à d’autres fonctions. Il a pourtant donné des informations intéressantes sur la "Nouvelle Armée Syrienne" (NAS), une formation de rebelles majoritairement originaires de Deir ez-Zor qui ont été entraînés par les Américains en Jordanie. La NAS a ensuite été infiltrée en Syrie et a réussi un bon coup : la reprise du poste frontalier d’al-Tanaf  qui est situé sur la route reliant Damas à Bagdad. Il n’a pas connu de désertions, de passages à l’ennemi ou autres épisodes malheureux rencontrés par d’autres unités rebelles formées en Turquie par les Américains. Mais pas de chance, le colonel Mohammad Tallaa qui commande cette unité a annoncé le 7 mai qu’un véhicule suicide du GEI avait massacré nombre de ses membres et de son encadrement. Tactique appliquée couramment par Daech, un kamikaze a précipité son véhicule super blindé (il a été décelé par les défenseur deux kilomètres à l’avance. Tous les tirs dirigés contre lui ont été sans résultats) sur la position de la NAS où une énorme déflagration a détruit tout ce qui vivait dans un large rayon. Pour revenir aux déclarations du colonel Warren qui détonnent par rapport au ton généralement optimiste employé, il a dit à propos des combattants du NAS : "ils tiennent toujours Tanaf. Ils ont été ravitaillés et nous pensons qu’ils tiendront".

L’opinion croit généralement les informations fournies parce que c’est "vu à la télé". Elle risque toutefois de se désillusionner en constatant que rien de concret ne se passe avec le temps. Cela dit, la situation internationale, ce n’est pas vraiment ce qui la passionne au premier chef dans la mesure où elle n’est pas impactée directement. C’est peut-être cela le début de la sagesse…

Où en est réellement le rapport de force sur le terrain ? L'Etat islamique est-il si affaibli que ce que laissent entendre les déclarations des responsables politiques et militaires américains notamment ?

Pour tenter de comprendre la situation qui prévaut dans le nord de la Syrie, il faut revenir sur ces Forces démocratiques syriennes (FDS) qui savent faire leur publicité pour "plaire" au public occidental : uniformes bien taillés, femmes en première ligne, armements et 4X4 rutilants, bannières déployées au vent, gueules de guerriers, etc. On en oublierait presque que la majorité des membres des FDS est marxiste-léniniste tendance Che Guevara et qu’ils prônent la lutte des classes. Officiellement crées le 11 octobre 2015, il s’agit d’un conglomérat de forces qui se battaient déjà ensemble contre Daech lors de la bataille de Kobané (septembre 2014-juin 2015). Théoriquement elles regroupent des forces du PYD (Parti de l’Union Démocratique dont dépendent le YPG et le YPJ évoqués précédemment), le Conseil militaire syriaque (MFS) et des milices arabes locales dont certaines prétendent appartenir à l’Armée syrienne libre (ASL). Seulement, trois points sont à souligner :

-         les Kurdes marxistes-léninistes forment l’ossature des FDS avec une estimation de 30 000 combattants sur les 40 000 annoncés (ces chiffres sont vraisemblablement exagérés mais cela participe normalement à la propagande) ;

-         les milices syriaques et arabes sont "territoriales", c’est-à-dire qu’elles défendent leurs régions de vie mais n’ont une capacité et une volonté offensive qu’assez limitée ;

-         l’objectif du PYD n’est pas de conquérir la ville de Raqqa qui n’est pas située en zone kurde bien qu’il leur aurait été promis de pouvoir l’inclure dans leur zone d’influence en cas de succès militaire (1). Leur but est de créer un Etat indépendant, le Rojava qui unit d’est en ouest les cantons de Djézireh, Kobané (déjà fait) et d’Afrin. A ce propos, une "représentation du Rojava en France" a été ouverte à Paris le 23 mai. Bernard Kouchner était l’un des principaux invités. Bernard Henry Levy a fait une apparition mais aurait été assez mal reçu car considéré comme un soutien trop appuyé au clan Barzani considéré avec méfiance par le PYD en raison de son hostilité affichée au PKK. Bien évidemment, cette volonté attire l’hostilité de la Turquie qui ne veut pas d’un Kurdistan à sa frontière syrienne.

Sur le papier, les forces s’opposant à Daech sont supérieures en nombre et en matériels sans compter la troisième dimension. Mais cela est plus compliqué qu’il n’y en a l’air. Daech a toutefois pris les devants en déclarant via son porte-parole : "Serons-nous vaincus et vous victorieux si vous prenez Mossoul, Raqqa ou Syrte ? Bien sûr que non. La défaite, c’est de perdre le goût du combat".

En Irak, l’armée régulière est toujours balbutiante traduisant d’ailleurs en son sein les immenses problèmes rencontrés par le pouvoir en place à Bagdad qui n’arrive pas à se mettre en place solidement. La corruption continue a être omniprésente. Les seules forces actuellement crédibles sont, au nord les peshmergas kurdes et au sud-est, les milices chiites. Elles ont vraiment la volonté d’en découdre mais il semble que seules les milices chiites ont une capacité offensive en terrain sunnite. Il en résulte que les sunnites continuent à soutenir le GEI, le seul mouvement jugé apte à les défendre contre les "apostats" chiites qu’ils haïssent …

En Syrie, les forces gouvernementales et les milices chiites encadrées par les pasdaran et le Hezbollah libanais sont au taquet. Elles ne peuvent plus progresser étant uniquement préoccupées de conserver -avec difficultés- les territoires qu’elles contrôlent péniblement. Au fait, le porte-aéronefs Amiral Kouznetsov, le seul porte-aéronefs russe devrait manœuvrer en Méditerranée orientale en juillet. Il constituera un renfort de poids pour le pouvoir syrien.

Il est impossible de faire une estimation précise des forces de Daech. Ce qui est certain, c’est qu’elles sont toujours très combatives malgré les nombreux rapports concernant l’affaiblissement du moral de ses combattants. Il y aurait des exécutions de déserteurs par les moyens les plus horribles : dévorés par des chiens de combat, enterrés vivants, langue tranchée … Il est difficile de savoir ce qui est issu de la propagande (comme en 1914 les "Boches coupaient les mains des enfants") de ce qui est réel. Il n’en reste pas moins que ses forces sont très manoeuvrantes et profitent des lourdeurs des dispositifs ennemis. C’est Daech qui déclenche des offensives où et quand il le décide. Il n’hésite pas à employer des armes lourdes en plein jour, chars, pièces d’artillerie… Mais que fait l’aviation sachant que ces matériels devraient pouvoir être détectés relativement facilement ? Sa principale arme de rupture reste les véhicules blindés suicide qui parfois attaquent en meutes. Enfin, de manière à obliger l’adversaire à disséminer ses forces, le GEI se livre à de nombreux attentats sur les arrières comme on l’a vu sur la côte méditerranéenne syrienne, à Bagdad et même à Idlib (où le Front Etat Islamique qui gère la région est considéré comme un adversaire au même titre que les forces syriennes).

Faloudjah va peut-être tomber -si Daech a décidé d’abandonner la position-, mais pour Raqqa et Mossoul, ce n’est pas demain la veille. Pour terminer sur une note d’optimisme, ce n’est pas la même chose en Libye que l’on a peut-être trop comparée au théâtre syro-irakien. En effet, les conditions sont différentes. Daech y est confronté à des mouvements musulmans sunnites parfois aussi radicaux que lui sur le plan de la doctrine de base. Il lui est donc difficile de rassembler autour de son étendard les populations locales contre un adversaire qui, en fin de compte lui ressemble. Il convient de prendre garde à ne pas trop exposer des forces internationales qui parviendraient à une chose : lui fournir un ennemi commun identifiable contre qui l’union sacrée serait décrétée.

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1. On ne sait pas trop qui a promis cela aux Kurdes mais ces derniers ont une longue expérience des promesses non suivies d’effets. De plus, gérer des populations non kurdes n’est pas leur objectif d’autant qu’ils ont déjà assez de problème entre eux, l’"unité" du peuple kurde étant aussi un mythe.

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