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Pourquoi le projet européen de contournement des sanctions américaines sur l’Iran pourrait ne rester qu’une coquille vide
©AFP

Pragmatique sanction

Bloomberg rapporte que le Royaume-Uni, l'Allemagne et la France veulent créer une entité commerciale capable de continuer à commercer avec l'Iran et de contourner les sanctions américaines.

Thierry Coville

Thierry Coville

Thierry Coville est chercheur à l’IRIS, spécialiste de l’Iran. Il est professeur à Novancia où il enseigne la macroéconomie, l’économie internationale et le risque-pays.
 
Docteur en sciences économiques, il effectue depuis près de 20 ans des recherches sur l’Iran contemporain et a publié de nombreux articles et plusieurs ouvrages sur ce sujet.
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Atlantico: C'est pour l'instant un projet encore en discussion. Cette réaction, qui vient après plusieurs mois et le rétablissement des sanctions américaines, est-elle proportionnée et à la hauteur des attentes ? A quoi pourrait ressembler cette entité commerciale ? 

Thierry Coville: La réaction des pays européens est bienvenue sur le plan politique. Cela fait plusieurs mois que les sanctions américaines ont été remises en place. Elles ont commencé à avoir un effet très négatif sur l'économie iranienne. Il existait donc une énorme contradiction entre la position officielle de l'UE qui soutenait l'accord sur le nucléaire (et regrettait la sortie américaine de cet accord) et l'incapacité de l'UE d'agir concrètement pour continuer à commercer avec l'Iran et limiter l'impact des sanctions américaines. Le gouvernement iranien commençait d'ailleurs à s'impatienter en notant que c'est pour l'instant l'Iran qui subissait tout le "coût" économique induit par leur respect de l'accord de Vienne et que les Européens, hormis de belles paroles, n'étaient pas prêts à assumer le moindre coût pour maintenir cet accord. Politiquement, pour sa propre crédibilité, il était important que l'Europe mette en place ce SPV. Par contre, il est probable que ce SPV ne réponde pas vraiment aux attentes des Iraniens. Ces derniers veulent avant tout pouvoir continuer à commercer normalement avec l'UE en exportant leur pétrole (80 % des exportations de l'Iran) et en important les biens de consommation et d'équipement nécessaires à leur économie. Or, en dépit de ce SPV, il est peu probable que les grands groupes énergétiques européens fassent fi des menaces américaines et achètent du pétrole iranien. De ce fait, concrètement, le SPV ne va pas vraiment changer grand chose et apporter du répit à l'économie iranienne.

C'est une annonce politique forte qui s'oppose clairement à la ligne américaine. C'est surtout une annonce de la part des Etats. Mais au-delà de l'annonce, quid de l'efficacité technique ? N'y a-t-il pas des limites au pouvoir de cette entité ?

Comme je viens de le dire, il était important politiquement pour l'UE d'être au moins capable de répondre concrètement à la situation actuelle. Le problème est simple. Les Etats-Unis sont sortis de l'accord sur le nucléaire et ont remis en place leurs sanctions contre l'Iran. Du fait de ces sanctions (et notamment de la très forte réduction des achats de pétrole de l'Europe), les exportations de pétrole de l'Iran ont reculé de 2,3 millions de barils par jour début 2018 à près de 1,3 fin 2018. Le FMI prévoit maintenant une récession en Iran en 2018 et 2019 et une accélération de l'inflation qui devrait atteindre 20 % cette année et 30 % en 2019. Or, cette chute des exportations pétrolières iraniennes est en partie liée à la forte réduction des achats européens. Le risque majeur pour l'UE est toujours qu'à un moment l'Iran se dise pourquoi devrait-on rester dans cet accord, puisque nous l'avions signé pour obtenir une amélioration de la situation économique à travers la fin d'un certain nombre de sanctions ? Pour l'instant, le gouvernement iranien n'est pas sur cette ligne et continue de respecter l'accord mais les "durs" en Iran demandent tous les jours une sortie de l'accord. Et malheureusement, la stratégie de "pression maximale" économique des Etats-Unis sur l'Iran renforce très clairement le camp des durs et affaiblit la légitimité des modérés.

Dans un tel contexte, l'UE devait réagir et c'est pour cela que le SPV est une bonne nouvelle. Toutefois, le SPV ne va pas a priori régler le problème de l'impact de l'embargo pétrolier américain sur les achats de pétrole européen. On est dans une situation un peu paradoxale pour l'Europe. L'UE défend cet accord pour des raisons stratégiques du fait du risque de prolifération nucléaire au Moyen-Orient. Toutefois, concrètement, ce sont la Chine et l'Inde qui, dans les faits, "défendent" cet accord en continuant d'acheter du pétrole à l'Iran et en refusant d'appliquer les sanctions américaines.

Je pense qu'un des problèmes est que les Européens se reposent trop sur l'idée que les Iraniens n'ont pas le choix et resteront dans cet accord quoi qu'il arrive. Il faut faire attention car le contexte politique en Iran est en train de changer. Les "durs" sont de plus en plus à l'offensive et sont, par exemple, en train de tout faire pour que l'Iran ne vote pas les lois visant à lutter contre le blanchiment d'argent, ce qui est pourtant une condition implicite posée par les Européens pour qu'ils soutiennent économiquement l'Iran. Il faut en plus noter que les Européens sont incapables de dire aux Iraniens combien de temps ils vont devoir "résister" à la pression américaine. On peut penser que les diplomates européens espèrent un changement de politique outre-Atlantique si Trump est battu lors des prochaines élections américaines mais cela fait beaucoup de suppositions ...

Un autre problème est une certaine ambiguïté de la stratégie européenne vis-à-vis de l'Iran. D'un côté, on a une position du président Macron qui me semble rationnelle qui est de dire "on s'appuie sur l'accord sur le nucléaire pour ouvrir d'autres champs de négociation avec l'Iran sur d'autres sujets de désaccord comme le programme balistique iranien et la politique iranienne dans la région". Mais, d'un autre côté, il y a des déclarations du ministre des affaires étrangères français qui menace l'Iran de nouvelles sanctions si l'Iran ne limite pas son programme balistique. Je pense que pour que la stratégie de l'UE vis-à-vis de l'Iran soit crédible et efficace, il faut vraiment tout faire et agir concrètement pour contrer les sanctions américaines, pour limiter les risques que l'Iran sorte de l'accord. Un journal conservateur iranien titrait récemment "La France menace l'Iran et exagère l'efficacité du SPV ...". En voulant continuer à mettre la pression sur l'Iran pour qu'il négocie sur tous les sujets (missile, politique régionale) alors que l'UE n'est pas capable concrètement de contrer les sanctions américaines, on risque de brouiller le message européen et donner des arguments aux durs en Iran qui disent que l'Europe s'est répartie les rôles avec les Etats-Unis vis-à-vis de l'Iran et joue au "good cop".

Sur quels secteurs et dans quelle mesure cette entité pourrait bénéficier aux entreprises européennes ? Quelle pourrait être la réaction des Etats-Unis ? L'idée ne risque-t-elle pas de se heurter à un mur ?

Le SPV pourrait permettre aux PME européennes d'exporter vers l'Iran. On sait que les américains sont furieux par rapport à ce projet de SPV. Je le répète, ce projet de SPV était important politiquement pour l'Europe pour au moins maintenir un minimum de crédibilité. Mais pour avoir une politique véritablement crédible, il faut que les Européens prennent exemple sur les Chinois et les Indiens et recommencent d'acheter du pétrole iranien.  Sinon, les Iraniens vont continuer de penser que les Européens font des belles déclarations mais laissent l'Iran supporter seul tout le coût économique induit par leur respect de l'accord.

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