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Pourquoi le moment où les banquiers centraux vont être contraints de larguer des billets par hélicoptère approche
©Reuters

Ouvrez les mains

Que la BCE prenne des billets, les mette dans un sac et les balance au hasard sur la foule, vous en rêver ? Tenez-vous prêts car cette étape, appelée "monnaie hélicoptère" pourrait arriver plus vite que prévu.

Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Dans un paysage intellectuel tout à fait désertique, il faut vraiment que les choses aillent mal pour que l’on se saisisse à nouveau de certaines idées de Milton Friedman conçues pour contrer une crise déflationniste (années 1930, Japon) et ayant survécu à un long autodafé, comme la " monnaie hélicoptère ". Ça tombe bien, ça va vraiment mal. Commençons par là où nous en sommes avant d’aborder le cœur du sujet.

Mêmes les plus optimistes qui ont passé le plus clair de ces huit dernières années à nier les réalités déflationnistes commencent à s’apercevoir qu’il y a quelque chose qui ne tourne plus rond. Les Suisses, qui ont été les champions toutes catégories du quantitative easing et des taux négatifs, n’arrivent pas toujours à se sortir d’une inflation à -1%/an. Idem en Suède et ailleurs. Les Japonais, qui ont réussi leur détente monétaire, leur dévaluation et une partie de leur " reflation ", n’ont pas encore réussi à revenir " à la normale ", leurs taux d’intérêt en témoignent. Après un an d’achats soi-disant massifs, la BCE constate que les anticipations d’inflation reviennent à leur niveau de décrochage pré-QE, que les taux longs allemands sont proches de 0% (personne, il y a encore trois ou quatre ans , n’aurait misé sur un Bund 10 ans à 0,2% "en dehors d’une déflation intense"), que les craintes de bulles sont des blagues (le CAC 40 à 4 200 points, pas à 6 000), etc. Bref. Ça sent mauvais.

A tel point que même à la BCE, c’est la panique. L’autre jour, dans les minutes de la dernière réunion, il a été fait mention d’un membre de l’institution qui aurait affirmé qu’en l’absence de respect de la cible d’inflation depuis des années en zone euro, nous pourrions envisager des actions qui conduiraient à un léger dépassement de la cible, dans l’autre sens. Bon, OK, c’est une personne sur 20, pour la 1ère fois et peut-être la dernière, car en règle générale les dissidents " colombe " sont vite éliminés à Francfort ou se dégonflent, mais ça ressemble furieusement à ce dont je vous parle depuis des années, le Price Level Targeting. Ça a l’air compliqué et dangereux, c’est simple et archi-conservateur : moyenner à 2% d’inflation sur l’ensemble du cycle (si tant est que l’inflation ait un lien avec la mesure officielle CPI, mais passons) ; c’est, après tout, l’esprit et la lettre du mandat de la BCE, et un axe de bon sens pour rétablir de la symétrie, en l’absence d’une meilleure cible (le PIB nominal).

A ce propos, et là encore comme pour montrer à quel point il y a le feu à la maison, Larry Summers, lui personnellement lui-même, vient de se convertir à l’idée d’une cible de PIB nominal. C’est fort : ça vient d’un budgétariste et d’un structuraliste qui, le plus souvent, minorait le rôle de la politique monétaire, et d’un homme qui a bien failli être le chef de la FED (d’ailleurs, on est nombreux à se dire que, finalement, Yellen s’apparente de plus en plus à une erreur de casting), et par-dessus le marché, un des principaux responsables du processus indépendantiste des banques centrales dans les années 1990. Il dit maintenant : au point où nous en sommes, avec de mauvaises prévisions de croissance et d’inflation (biais systématiquement trop optimiste de la part de la FED depuis 2007), avec tous ces conflits d’intérêts à la FED entre les objectifs, les cibles et les missions de perfusion des banques, nous devrions songer à faire clair et efficace, à écouter enfin un petit universitaire, Scott Sumner, au lieu de se fier à tous les gourous de l’IvyLeague qui ont eu tout faux depuis le début (bon OK, là c’est moi qui parle, mais c’est en gros le message). Il ajoute : vous pouvez voir des lieux où il y a de nombreux docteurs, et dans ces lieux de très nombreuses personnes qui sont malades, et vous pourriez conclure que les hôpitaux blessent les gens. Au lieu de cela, si les gens sont à l’hôpital parce qu’ils sont malades, alors les QE et les taux négatifs sont là du fait de la crise monétaire, parce que tenter de créer de la monnaie depuis 2008 ne fait que contrebalancer une partie de la destruction monétaire opérée par les banques commerciales et par les agents économiques eux-mêmes (désir de désendettement, disparition de nombreux instruments financiers, faillites, nouvelles exigences réglementaires, etc.). Nous ne sommes pas dans le pétrin à cause des initiatives monétaires, de même que la Normandie de 1944 n’était pas dans le pétrin à cause des bombardements américains. (Petite parenthèse, la plupart des critiques anti-QE empruntent mot pour mot à la phraséologie pacifiste de la fin des années 1930 : "le réarmement sera irréversible", "va causer des dégâts et un gouffre pour les finances publiques", "n’a jamais marché", "sera imité par les autres ce qui le rendra inutile", "est immoral ou illégal, compromettra l’amitié franco-allemande", etc.).       

On arrive maintenant à la fin d’une séquence, même si la BCE peut toujours gagner du temps (comprenez : nous en faire perdre) en minaudant autour d’un QE1,5 puis autour d’un QE2 étiré dans le temps et plus ou moins assortit de taux négatifs. On arrive tout de même à une jonction. La déflation ne peut plus être mise sur le compte du prix du pétrole, trop de gens lisent Atlantico.fr et savent distinguer inflation (le niveau général des prix, qui dépend de la création monétaire) et prix relatifs. La déflation actuelle n’a jamais pu être (au grand regret de la BCE) mise sur le compte d’un choc technologique positif (sinon, comment pourrions nous expliquer les chiffres lamentables de productivité en zone euro ?). Et l’innocuité de la déflation n’est plus crédible non plus : elle fait des ravages dans l’industrie, dans les négociations salariales, et chez tous ceux qui doivent traîner de gros boulets de dettes. On arrive bientôt au moment où la crédibilité de la Banque centrale va se jouer, ici et ailleurs.

C’est précisément parce que l’heure est grave que le débat s'accélère, partout sauf chez nous. Certains proposent la disparition de la monnaie fiduciaire pour pouvoir appliquer des taux très négatifs, et nous autres eurozonards n’avons droit qu’à un Draghi qui veut faire la peau des billets de 500 euros pour lutter contre l’économie souterraine. 

Alors, cette « monnaie hélicoptère », de quoi s’agit-il ? Au risque de simplifier les propos de Ray Dalio et au risque de simplifier à l’extrême l’idée de Friedman :

C’est la 3e étape, après la baisse des taux (sûrement insuffisante pour compenser la baisse de l’activité) et après les achats d’actifs (peut-être insuffisante pour compenser les destructions d’actifs). On prend des billets, on les met dans des sacs, et on les balance au hasard sur la foule. Directement, sans passer par les marchés financiers, sans même passer par les banques, directement dans la poche de l’agent de base, du consommateur final. Via des transferts électroniques, j’imagine, de nos jours. La plupart des gens ont une adresse Internet et un compte bancaire. C’est comme une réduction d’impôts, mais en mieux : pas financée par de la dette publique mais par un jeu d’écriture de la Banque centrale. On ne se soucie plus alors des " canaux de transmission de la politique monétaire ", dont on nous dit qu’ils sont bouchés (alors qu’ils ne se bouchent le plus souvent que quand on ne les utilisent pas). On ne se soucie plus du tout du crédit (que l’on prétendait vouloir stimuler, en pleine phase de deleveraging et de de re-réglementation bancaire). On donne enfin aux agents ce qu’ils réclament : de la monnaie Banque centrale, un pouvoir d’achat sans contrepartie. C’est de la création monétaire pure, pas tout à fait de la planche à billets (il ne s’agit pas ici d’une monétisation des déficits), mais un peu l’inverse des taux négatifs avec le même but de stimuler la dépense. En temps normal, ce n’est guère pertinent, c’est de l’aventurisme inflationniste, puisque la demande agrégée est déjà assez forte initialement, et parce que chacun va anticiper une nouvelle distribution gratuite de billets. Mais nous ne sommes pas dans des temps normaux, et si les anticipations continuent de se décrocher, il faudra peut-être bien y aller, " à la guerre comme à la guerre ".  

Combien faut-il balancer ?

Délicate question. Cela dépend où on en sera le jour en question. Parlons en milliards. Disons qu’en zone euro, la masse monétaire au sens large (M3) fait 10 000 et la monnaie fiduciaire 1 000. Disons que le retard accumulé de M3 en comparaison avec sa tendance, à disons 4,5%/an depuis fin 2008, se monte à 2000. Pour simplifier, je suppose que l’essentiel de la création monétaire excessive des années pré-2008 n’est plus disponible, elle est congelée ou a été détruite. On voit qu’il y a de la place pour quelques flottilles d’hélicoptères, sans gros dangers pour l’ordre monétaire juste.       

Je dis que c’est comme le paradis : pourquoi pas, mais pas tout de suite.

Car tout n’a pas encore été essayé, les banquiers peuvent en faire beaucoup plus en termes de forward guidance, ils peuvent aller plus loin dans les taux négatifs, et surtout ils peuvent multiplier par 3,  4 ou 5 le QE en zone euro, via par exemple un élargissement du périmètre thématique et géographique des actifs éligibles. On peut faire plus et mieux avec les outils traditionnels, et surtout on peut inscrire cette action traditionnelle dans une meilleure cohérence temporelle, avec une communication moins lâche et en supprimant au passage les injonctions contradictoires (" prêter avec cet argent que je fais circuler, mais ne prêtez pas trop car je suis aussi superviseur ", " faites tourner les portefeuilles avec le QE, mais attention aux bulles ", etc.). En bref, on ne va tout de même pas balancer de l’argent par les fenêtres avant d’avoir tenté le ciblage du PIB nominal, une réforme qui ne coûte rien et qui est sans risques (sauf peut-être pour les marges discrétionnaires des banquiers centraux indépendantistes).

Obligeons le pompier à interrompre sa sieste et sa stratégie des sceaux d’eau dérisoires ; ensuite, seulement peut-être, on devra envoyer les hélicos et les canadairs.

Ce qui est positif, avec la proposition de Friedman, tient en 4 éléments, de mon point de vue :

a/ c’est simple.

Rien à voir avec les usines à gaz budgétaristes qui font semblant de croire qu’on peut rafistoler un Pacte de stabilité new age, avec les distinctions " dettes bleues / dettes rouges " ou " déficits cycliques / déficits structurels ". C’est aussi plus simple que d’autres propositions de Chicago, comme la grande réforme monétaire qui retirerait aux banques commerciales leur pouvoir de créer de la monnaie.  

b/ ce n’est pas hors sujet, et ce n’est pas plus " hors de proportions " que ce qui circule par ailleurs (des projets tantôt lilliputiens, tantôt surréalistes).

Rien à voir avec du Piketty dont les propos n’ont pas bougé d’une ligne depuis la crise de 2008 et que l’on pourra toujours ressortir dans 10 ou 20 ans. Rien à voir avec les autobus de Macron. Rien à voir avec la hausse de TVA de Jacques Attali.

c/ pédagogiquement, les gens doivent enfin comprendre que la monnaie et le crédit, ce n’est pas la même chose.

Là, très clairement, on fait bien le distingo. Ce n’est pas qu’une question de purisme. De Friedman à Dalio en passant par Rueff, il y a toute une tradition qui a montré que cette confusion expliquait une bonne partie des crises et allongeait fortement leur durée.

 Depuis 2008, les agents ne veulent plus dépenser, ils ne veulent donc pas du crédit ; par contre leur demande de monnaie est considérable.

Ici, on ne fait pas mine de prêter à des banques pour qu’elles prêtent ensuite aux entreprises, aux Etats et aux ménages. Au passage, on élimine les reproches liés à une cascade d’intermédiaires, et les frottements liés aux difficultés réelles ou supposées des banques.

d/ par contre, les gens font trop la distinction entre politique monétaire et politique budgétaire. La monnaie hélicoptère vise aussi à fondre les armes en une seule, ce qui me parait logique en cas de crise grave, et puis, de toute façon, dans une optique monétariste, la politique budgétaire n’est efficace qu’avec de la monnaie nouvelle, sinon on prend dans une poche pour donner à une autre poche.

En fait, ce dispositif permet plein de choses parce qu’on peut être sûr qu’il choquera les anticipations  C’est aussi un moyen de réhabiliter la cible d’inflation, et de concentrer les débats sur elle, c’est essentiel. S’il était possible dans une zone monétaire dominée par l’Allemagne de procéder ainsi, on pourrait l’envisager très sérieusement, comme une arme ultime de dissuasion.

En France, on ne raisonne pas du tout à l’échelle du problème, c’est pourquoi on rie souvent de ce type de réflexion, qu’on attribue à la va-vite à des penseurs marginaux ou communistes. Une pensée monétaire de sous-préfecture règne en masse et en silence, au pouvoir, mais aussi dans l’opposition. On voudrait que la confiance revienne chez des ménages qui sont engagés pour 20 ans dans des traites immobilières à 3%/an, alors que les salaires montent de 1,5%/an, qu’elle revienne aussi dans des entreprises dont les perspectives (appelons ça : croissance future du PIB nominal) sont minces, alors que leurs risques et leurs coûts sont significatifs ; cela va des surcapacités existantes héritées du passé jusqu’aux traquas fiscaux et sociaux du quotidien (il faudrait un GPS pour suivre le législateur) en passant par les taux de change, dont on nous dit qu’ils sont favorables alors qu’ils ont passé une décennie en lévitation artificielle (et alors que l’euro n’a en fait rien perdu depuis quelques années, le retrait face au dollar étant compensé par des gains contre la plupart des autres monnaies). Nous n’avons pas de Ray Dalio en France, ni pétrole, ni idées monétaires. C’est d’autant plus triste que par le passé, nous n’avons pas toujours été à la périphérie de la pensée monétaire. Nos décideurs économiques et financiers ne lisent ni Friedman, ni Rueff, ils n’ont aucun goût pour la recherche opérationnelle et pour l’histoire des crises monétaires (ce sont des énarques), et nous n’avons pas beaucoup de hedge funds. Ce n’est pas une ambiance " Bridgewater " mais un climat de Bridge over trouble water. Ou plus exactement de Bridge to nowhere. Nous avons dans ce pays 500 000 personnes qui disent travailler dans la Finance ou à proximité, mais qui ne s’intéressent pas beaucoup à la compréhension de cette crise, ou au moyen d’en profiter pour faire de l’argent (car il y a beaucoup à gagner avec tout le bazar monétaire actuel) ; ils lisent Piketty, mais ni Posen, ni Kocherlatoka, ni Sumner. Nous avons plus de 500 thèses d’Etat en sciences économiques qui sont soutenues chaque année, mais pratiquement aucune sur tous ces sujets. Les universitaires sont respectés et font avancer leurs carrières quand ils rédigent le 4 000e article sur les asymétries d’information ou le 300e livre d’imitation de Freakeconomics, ils ne vont pas déchoir en s’intéressant aux bas fonds déflationnistes du monde réel.

On joue de la lyre pendant que Rome, qui n’a plus la lire, brûle ; et on ose se moquer de ceux qui, après avoir bien réussi dans les affaires, proposent à la collectivité des recettes étudiées depuis longtemps, pour s’en sortir tous, par le haut. On riait aussi des taux nuls ou négatifs et du QE en zone euro. On s’amuse bien. Et qu’est-ce que l’on propose ? La création d’un " ministre des Finances de la zone euro ". Et pourquoi pas une réforme de la Constitution ? Ou la création d’une commission confiée à un juriste de 85 ans ?     

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