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Les inégalités de revenus repartent à la hausse aux Etats-Unis.
Les inégalités de revenus repartent à la hausse aux Etats-Unis.
©Reuters

Équilibre mondial

Les inégalités de revenus repartent à la hausse aux États-Unis, où la population se montre de plus en plus critique à l’égard des dépenses souvent jugées les moins prioritaires comme le budget militaire américain. C'est ainsi l'équilibre sécuritaire de la planète qui est en jeux.

Alexandre Melnik

Alexandre Melnik

Alexandre Melnik, né à Moscou, est professeur associé de géopolitique et responsable académique à l'ICN Business School Nancy - Metz. Ancien diplomate et speach writer à l'ambassade de Russie à Pairs, il est aussi conférencier international sur les enjeux clés de la globalisation au XXI siècle, et vient de publier sur Atlantico éditions son premier A-book : Reconnecter la France au monde - Globalisation, mode d'emploi. 

 

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Atlantico : Les inégalités de revenus repartent à la hausse aux Etats-Unis. L’agacement social qui en résulte pourrait-il, comme le soupçonnent certains observateurs, pousser la population à se montrer de plus en plus critique à l’égard des dépenses souvent jugées les moins prioritaires, au premier rang desquelles se trouve le budget militaire ? Quel est l’état de l’opinion publique à ce niveau ?

Alexandre Melnik : Pour décrypter ce phénomène, qui, au premier abord, semblerait être cantonné dans la spécificité américaine, il faut rappeler que nous vivons, actuellement, dans un monde où l’Humanité toute entière constitue déjà un ensemble indissociable, cimentée par une communauté des destins, qui se télescopent en permanence, et où tout est lié à tout, et tout le monde dépend de tout le monde.

Ainsi, l’économie de marché globale relie, quasi-instantanément, un producteur de blé du Dakota du Nord, un informaticien de Bangalore et un marin-pêcheur de Tianjin. De même, un employé chez Ford paie ses courses au Wal-Mart avec l’argent que lui prête un manutentionnaire chinois, même si l’un et l’autre ignorent tout de cette interaction, dans laquelle ils sont désormais engagés.

Aussi paradoxale que cela puisse paraître, cette imbrication fait, logiquement, partie de la globalisation, conçue comme "nexus of people, places & ideas", la quintessence du XXIe siècle. Comme l’air que tous les êtres humains – indépendamment de leurs origines et leur géolocalisation - respirent naturellement, partout et à tout moment, sans même s’en rendre compte.

Dans ce contexte, l’interdépendance entre le creusement des inégalités aux Etats-Unis et la sécurité du monde (une équation impensable il y a encore une vingtaine d’années !) en est une nouvelle illustration. Un "selfie" de plus de cette nouvelle réalité de notre planète, qui devient, à une vitesse toujours croissante, de plus en plus plate, horizontale, réticulaire (connectée en réseaux). Ce qui constitue, en soi, un véritable changement de monde, dont l’ampleur n’est, sans doute, comparable qu’avec la Renaissance du XVe siècle (cf. mon livre numérique "Reconnecter la France au monde. Globalisation, mode, d’emploi", Atlantico – Eyrolles, mai 2014).

Le monde global, tel qu’il fonctionne en 2014, tout en permettant de réduire les écarts, à l’échelle planétaire, entre les Etats et les individus, impliqués en permanence dans la course à la performance globalisée, continue, pour le moment, à creuser les inégalités à l’intérieur de chaque pays, y compris, les Etats-Unis, la première puissance mondiale. Ce phénomène de polarisation des revenus domestiques est, fondamentalement, dû à la différence dans les degrés d’adaptation des individus (en fonction de leur éducation, leur environnement social, et, surtout, de leur self-motivation, leur ouverture d’esprit et leur aptitude au changement) par rapport  aux nouveaux critères de la globalisation en marche.

Par conséquent, l’agacement social en progression aux Etats-Unis (et ailleurs) est porté par ceux (nombreux, voire, probablement, majoritaires) qui ne comprennent pas (refusent de comprendre ?) l’interdépendance du monde global d’aujourd’hui. Du coup, se sentant complètement perdus, sans repères ni soutien, ils se réfugient dans l’invention de boucs émissaires et de fausses solutions de facilité pour tenter, en vain, de se décharger de leur propre responsabilité, qu’il s’agisse du plaidoyer social, aux Etats-Unis, pour une réduction de l’implication américaine dans les affaires du monde, un sujet que vous évoquez, ou de l’aberrante théorie de la "démondialisation" en France, ou encore la présentation de l’Europe en repoussoir, comme si c’était la cause de tous les maux, pour une frange de l’opinion dans les pays – membres de l’UE. Avec cette différence qu’un Américain, habitué au leadership mondial de son pays dans un monde antérieur, et qui voit aujourd’hui ses revenus diminuer, manifeste devant la Maison Blanche pour réclamer le retrait des troupes US engagées à l’étranger, alors qu’un Français, confronté au même phénomène de la baisse de son pouvoir d’achat, ne peut même imaginer une action de protestation devant le Palais de l’Elysée contre l’intervention de l’armée française au Mali et ou Centrafrique, car il n’y voit strictement aucun lien.

L’ultime paradoxe de la situation est que ce refus, viscéral, de la globalisation (dans le sens que je lui donne), à partir des postulats simplistes, souvent politiquement instrumentalisés ("trop de soldats américains à l’étranger, pas assez de police en Amérique", ou "les Français perdent leur travail à causes des délocalisation à tout-va") est accompagné, dans la psyché collective, aussi bien américaine qu’européenne, d’une prise de conscience - graduelle, mais de plus en plus claire, - selon laquelle la même globalisation est inévitable, nécessaire et même – un comble ! – souhaitable !

Barack Obama a désengagé les troupes américaines du terrain irakien. La grogne populaire pourrait-elle encore plus pousser dans le sens d’un désengagement au niveau international ?

L’engagement américain sur l’échiquier international est cyclique. Au fil du temps, les Etats-Unis oscillent entre leur tentation de l’interventionnisme, qui découle de la perception messianique de leur jeune civilisation, et leur tropisme naturel à l’isolationnisme (situation géographique, individualisme comportemental, attachement au confort matériel, etc.).

Voici un rappel historique :

Au carrefour des XIX et XXe siècles, Theodor Roosevelt cherchait à ancrer son pays dans le nouveau paysage de la politique mondiale, mais il n’a pas réussi à surmonter la profonde défiance pour toute ouverture internationale de la part du Congrès et de l’opinion publique américaine.

Quelques années plus tard, Woodrow Wilson voulait propager la démocratie à travers le monde. Arrivé à la Maison Blanche avec une vision purement américano-américaine, il a été pris dans l’engrenage de la Première Guerre mondiale. Après avoir engagé l’Amérique dans ce conflit, et envisagé, un moment, la création de nouvelles institutions mondiales, il est, en fin de compte, revenu, sous la pression du courant de pensée dominant en Outre-Atlantique, à sa doctrine initiale, qui privilégiait la distanciation des Etats-Unis par rapport à la balance des pouvoirs en Europe.

Dans le registre de la volonté américaine de transformer le monde, le réel succès a été obtenu par Franklin Roosevelt et Harry Truman. Le premier a profité de la tragique opportunité, que lui avait offerte l’attaque japonaise de Pearl Harbor, pour ouvrir les Etats-Unis au multilatéralisme. Il a relié l’idéalisme pan-démocratique de Wilson au réalisme de la mise en place de la nouvelle géopolitique institutionnelle (l’ONU) et de la nouvelle stabilité économique, à l’échelle globale (Bretton Woods). Ainsi, Roosevelt a sculpté la physionomie du monde, qui a duré un demi-siècle, car son successeur, Truman, n’a fait qu’adapter cette géniale projection dans le long-terme au défi de la "guerre froide", au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, en y additionnant le plan Marshall et l’OTAN pour contrer la menace soviétique.

Ce rappel historique ne serait pas complet si je n’évoque pas le rôle de Ronald Reagan, qui, le 12 juin 1987, au tout début de la perestroïka, encore incertaine, a mis de côté le texte préparé par ses collaborateurs, et - spontanément, instinctivement - allé jusqu’au bout de ses convictions intimes, en lançant devant la Porte de Brandebourg : "Mr. Gorbachev, open this gate. Mr. Gorbachev, tear down this wall" ("Monsieur Gorbatchev, ouvrez cette porte. Monsieur Gorbatchev, abattez ce mur”). Ainsi, a- t - il changé le monde, en précipitant la chute du communisme, ce système inique et liberticide, ayant pris en otage, pendant presque un siècle, la moitié de la planète. Et qui, malgré son cortège de crimes avérés, reste toujours sans son Procès de Nuremberg.

Enfin, triste expérience, George Bush, porté par sa théorie de "world building" après le traumatisme du 9/11, a in fine transformé l’espoir, intrinsèquement lié à l’Amérique, en une peur, diffusée par son pays, à l’échelle globale. En laissant ainsi à son successeur, Barack Obama, la chance de sortir de cette peur et raviver la flamme de l’espoir universel, incarné par les Etats-Unis. Espoir, merveilleux, d’un monde meilleur, qui est écrit, si j’ose écrire, sur le visage de l’actuel président américain.

Mais qu’en est-il en réalité, aujourd’hui ? Dans son récent discours à West Point, en préconisant un interventionnisme mesuré, calibré par rapport à la globalisation, où il serait erroné de penser que tous les conflits ont une solution militaire, Obama a inventé un aphorisme du clou et du marteau : "ce n’est pas parce qu’on a le meilleur marteau qu’on doit voir chaque problème comme un clou".

La maxime est certainement belle, mais elle pêche par sa naïveté et sert aux Etats-Unis d’un alibi pour ne rien faire dans les situations internationales, où le prix de leur non-intervention est largement supérieur à celui de l’intervention, et où l’immobilisme équivaut à une pusillanimité, lourde de conséquences néfastes. Tel fut le cas de la dérobade d’Obama en Syrie. Elle a cautionné la pérennisation d’un régime qui massacre, au vu et au su de tous, son propre peuple, en narguant impunément l’Occident avec son "marteau", manifestement coincé, en l’occurrence. Et, de surcroît, cette reculade du président américain a prouvé à un Poutine, en proie à une paranoïa anti-occidentale, qu’il n’avait pas de limites dans son délire de la vengeance, sous le fallacieux prétexte de l’ "humiliation" de son pays après l’implosion de l’URSS.

Redisons – le : l’Occident qui exclut, a priori, de sa "feuille de route" toute option d’une guerre au nom de ses valeurs fondatrices, se renie, sort des radars de l’Histoire et signe son propre arrêt de mort.

Vu sous cet angle, toutes les déclarations de Washington, l’incontestable champion de l’Occident, sur son "leadership by behind" et la "sous-traitance" des crises majeures que traverse (et traversera) l’Humanité dans un monde, devenu encore plus incertain et instable qu’il ne l’était auparavant, sont, à mes yeux, des acrobaties sémantiques qui masquent la myopie conceptuelle et le manque de courage de ses élites dirigeantes, ainsi que leur préjudiciable addiction au statu quo.  Car il est évident que les Etats-Unis, de par leur histoire et leur puissance, restent et resteront pour longtemps une "nation indispensable" (selon l’expression de Madeleine Albright, secrétaire d’Etat sous le second mandat de Bill Clinton) pour les équilibres géostratégiques de la planète. A l’instar de ce que le philosophe Plutarque écrivait, en son temps, sur Rome : "la dernière ancre dans un monde en permanent flottement". Ce n’est donc pas la prétendue "omniprésence" des Etats-Unis dans les affaires du monde, qui n’en finit pas d’alimenter d’innombrables théories du complot, en totale rupture avec la réalité, mais leur reflux, leur renoncement, s’esquissant sous nos yeux, qui présente un danger pour la paix dans le monde.

A la fin de la Seconde guerre mondiale, les Etats-Unis se sont tacitement engagés à protéger le monde occidental, en échange de quoi les pays concernés se sont alignés sur le dollar. Dans ce système considéré comme gagnant-gagnant, les Etats européens ont eu moins à se soucier de leur sécurité. S’il est abandonné, quelles pourraient être les conséquences sur le plan géopolitique ? 

Ce deal (le parapluie militaire contre l’alignement sur le dollar) est clos, car il était inscrit dans l’ADN d’une géopolitique révolue - celle, bipolaire, du XXe siècle, avec son clash de deux antagonistes clairement identifiés, dotés des ancrages géographiques délimités par les frontières des Etats. Dans les années à venir, il faudra faire face à des menaces radicalement nouvelles, sans aucun lien direct avec le passé. Ces nouveaux défis sécuritaires relèvent de la globalisation du terrorisme diffus, souvent anonyme, organisé en réseaux sans cloisons nationales, qu’il s’agisse du terrorisme identitaire (religieux, confessionnel, sectaire) ou numérique.

Ceci étant, il faut que les démocraties européennes, infantilisées, pendant des décennies, par la générosité paternaliste de leur "Oncle Sam", qui s’occupaient de leur protection devant le danger qui émanait de leur ennemi commun (le communisme de type soviétique), réapprennent à gérer, comme des grands, leur "hard power" par leurs propres moyens, et ce, dans la cadre de la solidarité occidentale renforcée, réinitialisée à la lumière du monde nouveau, où l’exemplarité de l’Occident est fortement remise en cause par la montée en puissance de nouveaux pôles d’excellence géopolitique à tendance autoritaire et liberticide (Chine, Russie, Turquie).

Le challenge clé des Etats-Unis, dans les années à venir, consiste donc à "désinfantiliser" les Européens, sachant qu’actuellement les contribuables américains, qui ne représentent que 4% de la population de la planète, payent 40% de toutes les dépenses militaires dans le monde, et que l’an dernier, les mêmes contribuables outre - atlantiques ont apporté au budget militaire de leur pays 600 milliards de dollars, soit plus que la Chine, la Russie, l’Arabie Saoudite, la Grande-Bretagne, la France, le Japon, l’Allemagne, l’Inde, le Brésil, Israël et l’Iran tous réunis. Aberration ! Il faut y remédier, d’urgence.

D’où le soutien que j’apporte, sans réserve, à l’émergence d’une nouvelle union transatlantique, qui, loin de se résumer, à mes yeux, à une alliance purement économique, serait un moyen de mutualiser et de coordonner l’ensemble des stratégies et des efforts des pays occidentaux, confrontés, actuellement, tous ensemble, aux nouveaux défis globaux. Cette nouvelle union aurait vocation à réparer la confiance, ébréchée à l’heure où nous sommes, entre deux rives de l’Atlantique, porteuses d’une même civilisation et d’un même socle de principes. Elle incarnerait la nouvelle Renaissance de la civilisation occidentale, avec le corpus de ses valeurs initiales, parmi lesquelles la liberté individuelle représente la priorité absolue et non-négociable. Car c’est la liberté, et seulement la liberté, la valeur occidentale, qui est le carburant, l’essence de toute innovation, la condition sine qua non du véritable épanouissement – tant individuel que national, collectif – dans le monde global du XXIe siècle.

Sur le plan plus opérationnel, militaire, elle créerait des conditions permettant de bâtir des coalitions ad hoc - flexibles, variables, fluides, à géométrie variable - entre les pays appartenant à la même aire civilisationnelle, ayant en partage un logiciel mental compatible et une vision du monde concordante vs. les pays qui fonctionnent d’après un "software of the mind" totalement différent.

Les Etats-Unis auraient-ils plus à perdre ou à gagner s’ils se désengageaient des affaires du monde ? Pourquoi ?

La question n’est pas de savoir si les Etats-Unis "gagneront" ou "perdront", en essayant de se "désengager des affaires du monde", car, de toute façon, il est absolument inconcevable, irréaliste et même dangereux – pour tous les pays et surtout pour les Etats-Unis – de chercher à se protéger, à se cloîtrer, avec une sorte de digue de fabrication nationale, contre le tsunami de la globalisation.

Ce n’est pas en faisant rentrer à la maison leurs soldats que les Américains règleront leurs problèmes des inégalités. C’est comme dans le cas d’un navire pris dans une tempête : pour le sauver, au lieu de se calfeutrer au fond de la cale, il faut, au contraire, redresser ses voiles et affronter le danger. D’autant plus que cette attitude, volontariste et audacieuse, correspond à la genèse du tempérament américain.

Je suis persuadé que la vraie solution, la seule valable, inscrite dans la durée, relève uniquement de la réinvention de l’ensemble de la vision gouvernementale - face aux nouveaux enjeux du monde global du XXIe siècle. Le nouveau leadership américain, qui succédera à Obama, sera tout simplement obligé, sous la pression des réalités implacables, d’inventer une nouvelle géostratégie, au-delà des clivages politiques partisans (démocrates vs. républicains), qui devrait permettre aux Etats-Unis d’affronter, avec audace et détermination, la déferlante du nouvel univers, en mettant cette inéluctable ouverture internationale au service des citoyens américains, à savoir – démontrant à ceux-ci, à travers des exemples précis et tangibles (baisse des prix, refonte du système éducatif, modernisation des infrastructures, innovation numérique au quotidien, mobilité, etc.) que la globalisation, trop souvent redoutée et décriée, est, au fond, une formidable opportunité à saisir pour sortir par le haut de l’imbroglio des problèmes internes. Pour améliorer le niveau de vie des Américains. Leur permettre de se projeter, avec optimisme, dans l’avenir, restant fidèles aux valeurs américaines initiales : liberté, challenge, Loi, "race to the top", et, en tout dernier ressort, réactualisant le droit constitutionnel à la "poursuite du bonheur", qui existe aux Etats-Unis dans la continuité de l’esprit des Lumières.

Dans cette perspective, il s’agit là de jeter les bases d’un nouvel ordre mondial, lequel ne sera, en aucun cas, un duplicata du statu quo actuel. Car, à l’inverse du XXe siècle, où la politique extérieure fut le prolongement de la politique intérieure, le logiciel mental des décideurs politiques à l’intérieur des périmètres nationaux va être formaté, en ce début du nouveau millénaire, par les impératifs du monde global, plat, décloisonné et interdépendant.

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