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Pourquoi la politique monétaire doit trouver d’autres canaux que les banques pour atteindre les entreprises
©JOHN THYS / AFP

Leviers économiques

Jézabel Couppey-Soubeyran revient sur la dégradation de la situation des entreprises face à la politique monétaire. La crise sanitaire du Covid-19 a fait resurgir le spectre des faillites pour de nombreuses entreprises. La BCE a notamment tenté de déployer un certain nombre de mesures face à l'impact économique de la pandémie.

Jézabel Couppey-Soubeyran

Jézabel Couppey-Soubeyran

Jézabel Couppey-Soubeyran est maître de conférences en économie à l'université Paris I, où elle dirige le Master 2 Professionnel "Contrôle des risques bancaires, sécurité financière et conformité". Elle est l'auteure de Blablabanque. Le discours de l'inaction. Ed. Michalon, sept. 2015.

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Atlantico.fr : Quel lien pouvez-vous faire entre la dégradation de la situation des entreprises et la politique monétaire ?

Jézabel Couppey-Soubeyran : La crise sanitaire fait planer un risque de faillite pour bon nombre d’entreprises, notamment celles des secteurs du commerce, du bâtiment, de la restauration et du tourisme qui sont parmi les plus exposées. Une réponse adéquate de politique économique permettrait de l’éviter. La combinaison actuelle des politiques budgétaires et monétaire dans les pays de zone euro dont la France en est-elle une ? Ce n’est pas sûr. Les plans budgétaires misent surtout sur les garanties de crédits et apportent assez peu d’aides directes. Ils sont également pour le moment insuffisamment tournés vers l’investissement. Quant à la politique monétaire de la BCE, elle déploie, certes à plus grande échelle, des instruments qu’elle utilisait déjà pour gérer les conséquences de la crise financière de 2007-2008. On en connaît les effets. Dans l’ensemble, les banques répercutent assez peu les refinancements ultra accommodants dont elles bénéficient (ils sont aujourd’hui encore plus coûteux qu’auparavant pour la BCE car à taux négatifs pour une partie d’entre eux), car leur modèle d’activité – surtout pour les plus grandes d’entre elles qui concentrent la majeure partie du marché –   s’est assez largement détourné du crédit à l’investissement des entreprises, et notamment aux PME qui sont pourtant les plus dépendantes du crédit bancaire pour se financer. Les entreprises ne profitent guère davantage des achats d’actifs hormis les plus grandes d’entre elles qui peuvent se financer sur les marchés obligataires et profitent du niveau très bas des taux longs ou dont les titres de dette font partie de ceux achetés par la BCE. Les 1350 milliards d’euros de programme d’achats d’actifs spécial pandémie ne produiront pas d’effets différents. Rien ne vient donc véritablement réamorcer l’activité des entreprises en difficulté.

Quel rôle jouent les banques dans cette situation ?

Dans la situation actuelle, les banques sont censées relayer auprès de leurs clients le soutien dont elles bénéficient, tant auprès de la BCE qui leur donnent un accès illimité et maintenant même subventionné à la liquidité, qu’auprès de leurs superviseurs (BCE pour les banques d’importance, superviseurs nationaux pour les celles de moindres importance) et régulateurs (Commission européenne, Autorité bancaire européenne) qui jouent la carte de la flexibilité prudentielle et desserrent les exigences le temps de la crise sanitaire (Cf. Policy Brief CEPII n°32FR Mai 2020). Le feront-elles suffisamment ? Soutiendront-elles suffisamment par des crédits de trésorerie les entreprises en ayant besoin ? Financeront-elles les projets d’investissement de celles qui en ont encore ? On peut en douter car la transformation de leur modèle d’activité, au cours des décennies d’avant crise financière, a sensiblement détérioré le canal de transmission qu’elles constituent pour la politique monétaire. Quant à l’impact des exigences prudentielles sur l’activité de crédit, les lobbyistes de banques n’ont eu de cesse de répéter qu’elles les empêchaient de financer leurs clients comme elles le souhaiteraient, alors nous allons avoir l’occasion de vérifier si lorsque ces contraintes sont relâchées, le crédit aux entreprises repart généreusement. On peut nourrir quelques doutes là aussi, d’autant que dans le configuration actuelle, les banques qui ne disposeront pas de coussins de fonds propres suffisamment épais seront vite fragilisées par les défauts de remboursement qui accompagneront nécessairement les difficultés des entreprises. Le superviseur pourra fermer les yeux un certain temps, assouplir les conditions d’enregistrement des créances douteuses, les différer, etc. mais il ne pourra pas le faire longtemps sans que les difficultés surgissent. Les fonds propres sont en réalité indispensables à l’activité de crédit. Laisser les coussins de fonds propres se dégonfler, si la crise dure et que les pertes s’accumulent au bilan des banques, ne sera pas la bonne option.

En outre, même à supposer que les banques jouent le jeu, qu’elles relaient bien à la fois la politique monétaire ultra accommodante dont elles bénéficient et l’accompagnement plus que bienveillant des superviseurs en ces temps de crise sanitaire, par un soutien sans faille à leur clientèle d’entreprises, il restera à se demander si le crédit, ou l’accumulation des dettes est la meilleure façon de répondre à la crise actuelle. Ce n’est pas du tout certain. D’une part parce que les entreprises sont entrées dans cette crise sanitaire avec, pour beaucoup d’entre elles, une structure financière déjà fragile en raison d’un endettement déjà grand, d’autre part, parce que les entreprises qui ont été les plus éprouvées par la crise sanitaire, avec une mise à l’arrêt de leur activité, des pertes et des manques à gagner, risquent d’être encore plus fragilisées par de nouvelles dettes. Car comment feront-elles pour les rembourser ? Ce ne sont pas des crédits dont celles-ci ont besoin mais des aides directes, des transferts non remboursables.

Quels leviers économiques peuvent être actionnés pour résoudre cette problématique ?

La politique budgétaire devrait dans le contexte actuel mobiliser davantage d’aides directes sans forme de transferts non remboursables. Et pour que cette prise en charge ne reporte pas la fragilité sur les États et que ceux-ci ne s’exposent pas à un risque d’insoutenabilité de leur dette en en émettant au-delà de ce qu’ils seront capables de rembourser ou de rouler, il serait judicieux que les États bénéficient eux-mêmes de transferts non remboursables de monnaie centrale.

Un pan de la politique monétaire pourrait ainsi consister en transferts directs de monnaie centrale aux États, cela faciliterait grandement leurs politiques budgétaires. Ces transferts de monnaie centrale pourraient aussi aller directement aux ménages et aux entreprises. Les entreprises y gagneraient un vrai coup de pouce pour réamorcer leur activité. Et au plan macro, la monnaie centrale créée se retrouverait alors quasi instantanément dans l’économie réelle, au lieu comme aujourd’hui de tourner en boucle dans la sphère bancaire et financière sans effets sur l’économie réelle.

Ce serait de la monnaie hélicoptère au sens large, déployée vers toutes ses destinations possibles : les Etats, les ménages, les entreprises (cf. https://www.veblen-institute.org/La-monnaie-helicoptere-contre-la-depression-dans-le-sillage-de-la-crise.html). Cela présenterait deux avantages majeurs par rapport au dispositif monétaire actuel : il n’y aurait plus à attendre que les banques et les marchés financiers relaient la politique monétaire (ce qui tombe bien, car sinon il nous faudra attendre longtemps) et cela constituerait un mode de financement détaché de la dette, ce qui dans la situation actuelle soulagerait grandement les Etats et les entreprises.

Le coût serait pour la BCE, qui est au sein de notre système économique l’institution la plus à même de supporter une perte sans dommage sur son fonctionnement dès lors qu’elle parviendra à convaincre la collectivité qu’elle agit dans son intérêt. Ce qui serait bel et bien le cas, car la monnaie centrale deviendrait alors une monnaie libre et citoyenne pour gérer la crise et remettre nos économies sur les rails d’une croissance soutenable et plus inclusive.

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