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Pourquoi l’unité de l’OTAN résiste mieux qu’il n’y paraît à l’offensive turque en Syrie
©JONATHAN ERNST / POOL / AFP

Alliance solide

Les ministres de la défense des pays membres de l'OTAN se sont réunis les 24 et 25 octobre à Bruxelles. C'est la première rencontre depuis le lancement de l'opération militaire turque contre les forces kurdes présentes dans le Nord-Est de la Syrie.

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier est docteur en géopolitique, professeur agrégé d'Histoire-Géographie, et chercheur à l'Institut français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis).

Il est membre de l'Institut Thomas More.

Jean-Sylvestre Mongrenier a co-écrit, avec Françoise Thom, Géopolitique de la Russie (Puf, 2016). 

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Atlantico : Vus les conflits qui existent entre les membres de l'OTAN, est-ce qu'on est en droit de se poser des questions sur le sens de cette alliance militaire ?

Jean-Sylvestre Mongrenier : A proprement parler, il n’y a pas de conflits entre les membres de l’OTAN mais des désaccords entre certains d’entre eux. Il importe en effet de conserver le sens des mots : une valse à deux temps ne fait pas une alliance politico-militaire ; des désaccords ne font pas une rupture stratégique. Si un désaccord avait dû entraîner la dissolution de cette alliance, l’OTAN aurait disparu depuis belle lurette. Dans ce qui s’est produit ces derniers jours, il n’y a rien d’équivalent à ce que nous avons connu au moment de l’expédition de Suez (1956), de la sortie française de la structure intégrée (1966) ou encore de la deuxième guerre d’Irak (2002). Sans parler des débats autour de la « riposte graduée » et de la dissuasion élargie des Etats-Unis (années 1960). En fait, l’histoire de l’Alliance atlantique est semée de crises, d’autant plus qu’elle réunit pour l’essentiel des pays démocratiques qui connaissent des alternances politiques. De surcroît, la zone en question (le Moyen-Orient) est en-dehors de celle couverte par le traité de l’Atlantique Nord (1949). Depuis 2010, les Alliés ont recentré l’OTAN sur l’article 5, i.e. la défense collective, et la zone euro-atlantique. A l’époque, les alliés européens insistaient le plus sur cet enracinement géographique (ils redoutaient leur dilution dans une « OTAN globale »).

Au-delà de cette zone euro-atlantique, le principe d’une « coalition de bonnes volontés » (une coalition ad hoc) est privilégié, en raison du moindre engagement de nombreux alliés dans les affaires moyen-orientales. C’est le choix fait en 2014, lorsque la coalition anti-Etat islamiqueestmise sur pied. Ce modèle d’action permet également d’intégrer des pays non-membres de l’OTAN, à l’instar de l’Australie, ainsi que des alliés régionaux des Etats-Unis, du Royaume-Uni ou de la France (Etats du golfe Arabo-Persique et Jordanie). Bref, on a toujours le droit de se poser des questions mais il faut cesser de crier tous les quatre matins à la fin de l’OTAN. Le souhaiterait-on ? Il est évident que certaines puissances extérieures, qui ont des objectifs géopolitiques révisionnistes, espèrent la fin de cet « Occident collectif ». D’un point de vue français, ne pensons pas que notre pays, tel un Sphinx, renaîtrait de ses cendres et retrouverait sa grandeur passée. La fin des solidarités occidentales entraînerait son rétrécissement stratégique accéléré dans un monde titanesque d’Etats-continents.

Quant au sens de l’OTAN, il suffit de se reporter au siècle passé pour comprendre l’importance d’une alliance maintenue entre les deux rives de l’Atlantique Nord. Une Amérique repliée sur elle-même et une Europe fragmentée, avec des alliances et contre-alliances entre ses multiples Etats-nations signifieraient l’effacement définitif de l’Occident, i.e. la fin d’une hégémonie séculaire dont, sans en être pleinement conscients, nous bénéficions encore. Facteurs profonds et tendances lourdes vont en ce sens, les équilibres de richesses et de puissance se déplaçant très vite vers l’Asie. En dernière analyse, l’Alliance atlantique réunit des « status quo powers » qui sont particulièrement menacées par les évolutions en cours et les contradictions géopolitiques qu’elles charrient. A bien considérer la situation, nous sommes au bord d’une rupture d’équilibre, grosse de périls et de dangers. Dans le monde qui émerge, les Etats-Unis eux-mêmes auront du mal à contrebalancer la RPC (République populaire de Chine). Pour faire simple, la population chinoise est quatre fois et demie supérieure à celle des Etats-Unis. En fait, le nombre de la classe moyenne chinoise excède la population totale des Etats-Unis. Alors que dire de chacun des Etats européens ? Ensemble, l’Amérique du Nord et l’Europe « pèsent » environ 800 millions d’hommes. Face aux périls mondiaux, l’avantage comparatif de l’Occident réside dans ses alliances et partenariats.

En particulier, n'y a-t-il pas une sphère grandissante de la Russie sur certains membres de l'OTAN ?

Lesquels ? Un pays de l’OTAN serait-il en train de quitter cette alliance pour intégrer l’OTSC (Organisation du traité de sécurité collective) ou l’Union eurasienne ? Je n’en connais aucun. Ne confondons pas un certain nombre de nuances, voire de complaisances, avec un réalignement stratégique. Depuis 2014 et l’agression russe en Ukraine (Crimée, Donbass et mer d’Azov), tous les membres de l’OTAN se sont accordés afin de prendre des « mesures de réassurance » à l’égard des pays d’Europe centrale et orientale (sommet de Newport, 2014) et renforcer la posture de défense et de dissuasion (sommet de Varsovie, 2016). Et les actes ont suivi. Depuis, la plupart des Alliés ont effectivement accru leurs dépenses militaires. Les Etats-Unis ont renforcé leurs moyens propres sur l’axe Baltique-mer Noire, dans les Etats baltes, en  Pologne et en Roumanie. Il y a bien un débat stratégique à propos de la Russie, lié à la montée en puissance de la Chine populaire. Schématiquement, un « Nixon in reverse », i.e. un retournement de la Russie, contre la Chine, est-il possible ? Il n’y a pas lieu d’aborder ici la question. Répétons simplement que cela ne signifie pas un quelconque débauchage de différents membres de l’OTAN par la Russie. Au demeurant, cette dernière est l’alliée de facto de la Chine populaire : c’est un mouvement profond, non pas une simple réaction.

Il faut ici dégonfler la baudruche de « l’Europe de Lisbonne à Vladivostok », concession majeure d’Emmanuel Macron à la dialectique poutinienne. De fait, le Président russe emploie l’expression dès 2011. Il affirme ainsi les limites spatiales d’un ambitieux partenariat fondé sur l’énergie, les techno-sciences, l’économie et la culture. Ce projet est en rupture avec le partenariat Union européenne-Russie pensé et conçu dans les années 1990. Celui-ci s’inscrivait dans la perspective d’une transition de la Russie vers l’Etat de droit, la démocratie libérale et l’économie de marché. Assez rapidement, il est apparu que les dirigeants russes privilégiaient une variante nationale du système chinois : verrouillage politique, capitalisme monopolistique d’Etat et mondialisation asymétrique. Sous la direction de Vladimir Poutine, cette « voie de développement » l’a emporté sur le modèle occidental. Les choix opérés par Vladimir Poutine et son entourage expriment une vision du monde, une stratégie, un mode d’exercice du pouvoir et un état de la société russe. Au demeurant, la diplomatie russe est déjà passée à d’autres formules : la Russie comme « centre de pouvoir atlantico-pacifique », au cœur d’un espace euro-asiatique qui irait « de Lisbonne à Tokyo et Shanghaï ». Voici quelques semaines, Sergueï Lavrov est allé jusqu’à Djakarta. Dans cette vision eurasienne, l’Europe occidentale, donc la France, serait réduite aux dimensions d’un « petit cap de l’Asie ».

Au-delà des habituelles références historico-littéraires, sur le thème « Poutine-Pouchkine », il importe de comprendre que la Russie n’est pas européenne. Appréhendée sur le plan de la géohistoire et des configurations spatiales, de la culture et des orientations géopolitiques, elle apparaît comme profondément eurasiatique : cette « Russie-Eurasie » n’est pas et ne se pense pas comme une province d’Europe vouée à s’unir à l’ancien Occident (l’Europe occidentale et centrale). Les deux siècles et demi de joug mongol ont exercé une profonde influence, une époque mise à profit par la Moscovie pour prendre l’ascendant sur les principautés issues de la Rus’ médiévale. Lorsqu’elle s’émancipe de la domination mongole, c’est pour tourner le dos à l’Occident, prendre le contrôle de la Volga (un fleuve asiapète) et franchir l’Oural. Avant même l’avènement de Pierre le Grand, elle négocie un premier traité  avec l’Empire des Qing (traité de Nertchinsk, 1689). Il fixe les frontières de la Russie « sur » le lac Baïkal. Ensuite, c’est comme puissance conquérante que l’Empire russe se tourne vers l’Europe. Au vrai, il n’y aurait pas grand sens à reprocher à la Russie son caractère eurasiatique, d’autant plus que cette histoire compte des pages épiques. Simplement, c’est une question de fait et de vérité historique. A cheval sur plusieurs mondes, l’identité russe est composite et le continent européen prend fin quelque part entre Varsovie et Moscou, l’isthme Baltique-mer Noire fournissant un repère géopolitique. En toute rigueur, la Russie ne saurait être qualifiée de « profondément européenne ».

De la même manière, l'administration Trump semble ne plus vouloir jouer le rôle de puissance suprême sur certains dossiers. Est-ce que cela rend l'organisation caduque ? 

Je ne vois pas en quoi. Les Etats-Unis fournissant l’essentiel des garanties de sécurité aux alliés européen, il semble évident que l’OTAN requiert un leadership américain. Sur un plan historique, les conflits du Moyen-Orient ou d’Asie n’ont pas été l’objet de grandes négociations au sein de l’OTAN. C’est avec le « 11 septembre » que cette région commence véritablement à être prise en compte à l’intérieur de l’OTAN, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Pourtant, le principe de la coalition a d’emblée été préféré, et l’OTAN n’é été sollicitée que par la suite. Depuis 2010, un recentrage a été opéré. Cette alliance a sa finalité propre et une zone de compétence limitée : il faut un accord unanime pour l’engager à l’extérieur de cette zone (voir les Balkans, l’Afghanistan et la Libye). Encore une fois, ne pensons que la question kurde est au cœur des préoccupations interalliées. Seule la France insiste sur cette question, au point d’oublier la distinction à opérer entre « contradiction principale » et « contradiction secondaire ». Cette question a une grande résonance médiatique mais avons-nous vu un pays de l’OTAN s’affirmer prêt à intervenir dans la zone ? La France serait-elle prête à prendre le relais des Etats-Unis ? Le ministre allemand de la Défense a proposé une zone d’exclusion aérienne mais nul ne l’a prise au sérieux. Sait-elleseulement ce qu’elle dit ? L’Allemagne n’avait pas même envoyé de forces spéciales sur place. Dans cette affaire, il y a beaucoup d’hypocrisie. Donald Trump avait annoncé sa décision dès décembre 2018. Il eût été possible de le faire changer d’avis en augmentant la contribution européenne à la force déployée dans le Nord-Est syrien. Peu de contributeurs virtuels se sont présentés.

La vraie question est celle de l’avenir de l’alliance avec la Turquie et de son possible basculement vers la Russie, mais vous ne la posez pas. Nous dirons simplement que ce n’est pas simple et que nul n’est prêt, stratégiquement parlant, à sacrifier la Turquie aux Kurdes. Quant aux Etats-Unis, faut-il craindre leur « puissance suprême » ( ?) ou bien une forme d’impuissance, non pas matérielle mais psychologique et morale ? Confirmant ce que l’on redoutait depuis la faillite de sa diplomatie spectacle en Corée, Donald Trump s’est depuis révélé être un « faux dur ». Aucun potentat sur terre ne prend ses rodomontades au sérieux, ce qui pourrait inciter l’un ou l’autre à des erreurs stratégiques, avec des effets en retour. Ce n’est pas la surpuissance des Etats-Unis qui menace l’OTAN mais le caractère erratique de Donald Trump et l’absence de direction politique ferme. Si cette crise du leadership américain menaçait l’OTAN, il est à craindre que le « chacun pour soi » l’emporterait, avec un possible retour à l’Europe de toujours (voir plus haut). Hélas ! Cela excitera certains esprits mais la perspective est redoutable. Soyons conscients du fait que l’Union européenne et ses Etats membres ne sont pas prêts à assurer seuls leur défense collective. L’« Europe de la défense » n’est pas la défense de l’Europe. Tout au plus s’agit-il d’une « Europe des capacités », organisée autour de coopérations militaro-industrielles. De surcroît, les projets franco-allemands en la matière sont à la peine (voir le SCAF/Système de combat aérien du futur et le « char du futur »).

Autre question que l’OTAN et ses Etats membres devront aborder : les défis et menaces véhiculés par la RPC, abordés plus haut. Puissance « européenne » et « méditerranéenne » tout autant qu’asiatique, la Chine populaire s’étend au Moyen-Orient comme sur la masse terrestre euro-asiatique. Son alliance de faitavec la Russie donne forme à une Grande Eurasie, susceptible de dominer l’Ancien Monde. Bref, la réalisation du cauchemar de Halford MacKinder, représentant de la géopolitique classique et précurseur de la pensée eurasiatique (à sa manière). Ceci modifierait en profondeur la corrélation des forces. Il serait erroné de penser qu’une Amérique retranchée dans l’hémisphère occidental ne serait affectée qu’à la marge. Une politique d’« offshore balancing », qui consisterait à pratiquer l’attentisme stratégique et à jouer une puissance contre l’autre, révèlerait vite ses limites. Quant à l’Europe, dépourvue de leadership, ce serait « chicken run ». Il n’y aura pas de réponse à la hauteur des enjeux sans une forte alliance occidentale, capable de maintenir ses positions au Moyen-Orient, de défendre les frontières du monde atlantique contre le revanchisme russe, et de projeter sa puissance sur le théâtre indo-pacifique. Voici de quoi susciter d’autres débats, discussions et « disputes » au sein de l’OTAN.

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