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Pourquoi devenir riche a plus a voir avec la chance qu’avec le talent
©Flickr/Vermin Inc

Réussir

La réussite est plus due à la chance qu'autre chose. N'en déplaise à ceux qui se rêvent comme étant les Zuckerberg, Gates ou Musk français.

Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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L'idée selon laquelle on fait "fortune" uniquement par sa pugnacité et son talent est-elle vérifiée ?  Le terme de fortune n'indique-t-il pas que la chance joue un rôle primordial dans tout enrichissement personnel ?Les catégories aisées peuvent parfois se définir comme "créateurs de richesse" pour justifier leur fortune. Mais la richesse peut-elle être produite sui generis ? N'y a-t-il pas une surestimation nécessaire de son travail par la personne qui gagne sa vie de façon supérieure à celles des autres ? Quels sont les ressorts de ce biais ? 

Mathieu Mucherie : Vaste question… Et question pleine de pièges, surtout en France. Si on met plutôt l’accent sur la chance, implicitement, dans le contexte intellectuel qui est le nôtre, on invite à la taxation : l’argent gagné par un effet d’aubaine ou par l’exploitation d’une rente a vocation à être taxé intégralement, ou drainé de diverses façons, au minimum il ne sera pas considéré comme très légitime (le « casino »). Si on met plutôt l’accent sur le mérite, l’intervention publique est nettement moins légitime, car elle peut désinciter l’effort, envoyer de mauvais signaux, renforcer le biais courtermiste, et au final ne pas être juste ou équitable ou efficiente. Dans les faits, il est pratiquement impossible de départager ces deux explications car elles sont enchevêtrées(“La plupart des résultats dans la vie ne sont pas sous le parfait contrôle de celui qui prend la décision, par exemple les rendements financiers pour les gestionnaires de fonds, les profits pour les patrons de grands groupes, la croissance pour les ministres de l’Economie. Pourtant ils sont jugés, et à raison, à partir de ces résultats”, Scott Sumner), tout juste peut-on dire que, dans une économie pleine de rentes comme la nôtre (nombreuses barrières à l’entrée sur de nombreux marchés, goût pour le rationnement par les quantités au détriment du rationnement par les prix, prolifération des statuts,…), il ne faut pas trop sous-estimer le rôle de la chance.

Du reste cette dernière est un peu partout si on prend du recul. Sans aller jusqu’à la caricature des oligarques russes, ou des émirs du Moyen-Orient qui n’ont même pas pris la peine de creuser un trou dans leur vie, regardez bien la liste des super-riches du secteur privé dans les classements internationaux, dans la durée : vous verrez longtemps une archi-domination de quelques américains nés à peu près au même endroit au même moment (la génération des Rockefeller, Carnegie, JP Morgan,…), puis un siècle plus tard une domination presque comparable de gens nés au même endroit au même moment (Gates, Bezos, Ellison,… puis peu après Musk, Thiel, Zuckerberg…), correspondants grosso modo aux vagues d’innovation de l’économie US, le pétrole et le train ou la banque et l’acier hier, les GAFA aujourd’hui. En clair : pour être un grand capitaine d’industrie et rester quelques décennies dans les palmarès de la fortune, il faut être américain, passer si possible par Harvard ou par Stanford, et surtout naître à proximité de la formation d’un cycle d’innovations, donc vers 1865 ou vers 1965. La chance joue un rôle énorme : si vous n’êtes pas américain ou membre d’un grand marché qui permet de faire jouer les économies d’échelle, ou si vous naissez dix ans trop tôt ou trop tard (pensez à tous ces entrepreneurs arrivés « comme des idiots » avec leurs idées sur les marchés des années 1930 ou post-2008…), vous ne ramasserez que des miettes (de fort jolies miettes parfois, j’en conviens).  

Un raisonnement comparable peut être appliqué au quotidien, sur des patrimoines plus normaux : la chance d’avoir incorporé une boite qui va multiplier sa taille par 10 en 10 ans au lieu de rejoindre une boite au destin moins dynamique, la chance de pouvoir acheter sa maison dans un bas de cycle, etc. Et on connait bien cette tendance qu’ont les gagnants à légitimer leur ascension, à fairepasser leurs gains pour des conséquences de choix judicieux et leurs pertes comme des sous-produits de la malchance. 

A mon petit niveau, dans l’étude au quotidien des décisions monétaires (et des techniques de disculpation associées), je note la même tendance des banquiers centraux à s’attribuer des mérites indument, et à rejeter sur les autres ou sur des facteurs exogènes de très gros ratés (le fait de passer des années en dessous de leur cible d’inflation, par exemple). Rien de très nouveau, Milton Friedman notait déjà ceci en 1962 : «Les gens qui conduisent la politique monétaire sont des êtres humains, autant que vous et moi, et une caractéristique commune de l’espèce est que si quelque chose de mauvais survient, c’est la faute de quelqu’un d’autre (…) Ces derniers temps, j’ai parcouru un par un les rapports annuels du Federal Reserve System, de 1913 jusqu’à aujourd’hui, et j’ai constaté avec amusement (juste récompense de ce travail ingrat) que le pouvoir attribué par les autorités à la politique monétaire suit un schéma cyclique. Les années où tout va bien, les rapports mettent l’accent sur le fait que la politique monétaire est une arme excessivement puissante et que c’est grâce aux autorités monétaires, qui ont su manier cet instrument délicat avec habilité, que le cours des événements a pris un tour favorable. D’un autre côté, les années de dépression, les rapports soulignent que la politique monétaire n’est qu’un outil de la politique économique, parmi d’autres, que son pouvoir est très limité, et que ce n’est que grâce au maniement habile de cet instrument sans grande efficacité que l’on a pu éviter le désastre. Ceci illustre bien l’effet de la dissémination des responsabilités».Bien envoyé !!!

Dans les bonnes années, Friedman observe de façon savoureuse que les rapports de la FED sont rédigés sous la forme : “Thanks to the excellent monetarypolicy of the Federal Reserve…” ; la politique monétaire sage et judicieuse fait couler des rivières de miel et de lait. Dans les années de crise, les rapports de la FED changent, ils commencent par : “Despite the excellent policy of the Federal Reserve…”, et ensuite il n’est question que de puissantes forces hostiles qui perturbent une politique monétaire certes utile et habillement conduite, mais hélas très limitée. 

En finance comportementale, on parle d’un biais d’auto-complaisance : la tendance des gens à attribuer la causalité de leur réussite à leurs qualités propres (causes internes) et leurs échecs à des facteurs ne dépendant pas d’eux (causes externes), afin de maintenir positive leur image de soi. Mais il peut tout simplement s’agir d’une mémoire sélective et d’une volonté de diffraction des responsabilités.Sur les marchés financiers, votre “vista” exceptionnelle explique vos gains et l’irrationalité des autres ou des chocs exogènes expliquent vos pertes. La différence vient de ce que ce mécanisme de défense est assez bien connu (et plusieurs outils techniques ont été mis en place pour aider à faire la part des choses), alors que l’ignorance est encore bien en place s’agissant des Banques centrales.Bien entendu, les politiques, les patrons et les médecins font un peu la même chose ; mais ils doivent parfois rendre des comptes à des électeurs, à des actionnaires et à des patients, sur un marché (à peu près…) concurrentiel. Le banquier central est protégé de toute concurrence, puis protégé par la technicité de son sujet, et enfin protégé par l’indépendance, avec en zone euro, ce petit plus de la segmentation politique qui accentue la force de l’indépendance.

Je m’écarte du sujet ? Pas tant que ça, quand on y pense. On aurait pu aussi approximer le sujet par un cas individuel récent, celui d’Emmanuel M., gérant en fusions-acquisitions, qui est parti avec un gros chèque au bout de deux ans et demi, là où des spécialistes très pointus de ces questions peuvent travailler pendant une décennie en ramassant beaucoup moins de bonus, et qui ensuite a eu une certaine dose de chance (mais aussi d’audace, reconnaissons-le) dans son parcours ; mais bon, j’avais promis de ne plus trop critiquer le personnage (pour ne pas mettre trop en danger mes chances d’enrichissement dans le futur, et aussi parce que j’ai une bonne copine de promo qui se présente à la députation dans le Nord aux couleurs d’En marche) (bref) (j’espère qu’elle va gagner).

Où est le mérite ? Où est la chance ? Je laisse le sujet dans le même état que 3 pages plus bas. Je présume basiquement que tout cela est politique. Une illustration ? Voilà un beau sujet pour le bac philo : « Commentez cette citation de Pierre Bourdieu : L’école confère le privilège aux privilégiés de ne pas apparaître privilégiés aux yeux des non-privilégiés ». Combien pariez-vous que l’élève des jésuites Macron aurait insisté sur les failles de ce raisonnement gauchiste, là où l’élève Mélanchon aurait insisté sur sa clairvoyance ? 

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