Pour le FBI, voilà comment l’Etat islamique a réussi à devenir plus dangereux pour l’Occident qu’al-Qaïda<!-- --> | Atlantico.fr
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En octobre 2014, le FBI était à la recherche d'informations sur un djihadiste dans un film de propagande du groupe Etat islamique.
En octobre 2014, le FBI était à la recherche d'informations sur un djihadiste dans un film de propagande du groupe Etat islamique.
©Reuters

Abu Bakr al-NumberOne

Selon James Comey, l'actuel directeur du FBI, l'Etat islamique est désormais plus dangereux qu'al-Qaïda. Mais si l'ennemi n°1 des Etats-Unis n'est plus le même, leur but et leurs méthodes sont proches. Cependant, Daech a su s'adapter aux maux qui rongent la société occidentale.

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Atlantico : Lors d’un discours au Security Forum d’Aspen (Colorado), James Comey affirmait que le groupe Etat islamique était désormais plus dangereux qu’al-Qaïda. Cela peut étonner quand on connaît l’impact aux Etats-Unis du 11 septembre et de la guerre d’Afghanistan contre ce groupe qui avait juré la destruction de l’Amérique. En ce qui concerne la menace djihadiste, on a l’impression d’avoir changé d’époque, qu’en est-il ?

Alexandre Del Valle : Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un changement d’époque car l’Etat islamique n’est autre qu’une structure conçue par des gens passés par al-Qaïda. Il y a une spirale dans les mouvements djihadistes, depuis les années 70, qui consiste à se radicaliser. Il  y a donc, à chaque fois, un mouvement qui va se présenter comme plus pur, plus violent, plus carnassier que les précédents. Cette idéologie totalitaire est basée sur la lutte contre l’infidèle, c’est donc toujours le mouvement le plus dur contre les infidèles qui rafle la mise. Il y a donc, dans l’essence même d’une organisation comme al-Qaïda, elle-même fruit d’une organisation djihadiste pré-existante, l’embryon de l’Etat islamique. Ces différents mouvements apparaissent régulièrement, et il existe une spirale de la radicalisation. Les mouvements djihadistes ont commencé avec les Frères musulmans, qui assassinaient quelques chefs d’Etats et attaquaient les sionistes, la bataille s’est ensuite élargie contre les communistes, avant de se retourner contre les Américains et devenir al-Qaïda, puis l’Etat islamique. Il y aura peut-être un jour un autre mouvement encore plus violent que l’Etat islamique et qu’on trouvera plus dangereux. Ce n’est donc pas un changement de paradigme mais une intensification de l’horreur, qui s’accroit et fait croire qu’on a changé d’époque. Mais ce sont les mêmes personnages, à quelques exceptions près. Il s‘agit d’une accélération de l’Histoire dans la surenchère de l’horreur.

Al-Qaïda est une nébuleuses djihadiste diffuse et protéiforme dont le but était de frapper les pays occidentaux. L’Etat islamique, de son côté, est un groupe territorialisé souhaitant rétablir la califat dans le monde arabe. Comment se fait-il alors que ce dernier soit plus dangereux pour l’Occident ?

Le mythe du califat a été transporté par des salafistes depuis des décennies, depuis l’époque des Frères musulmans, soit depuis les années 70. De plus, celui qui a commencé à lancer l’idée du califat sans vouloir l’appliquer tout de suite, mais qui en parlait systématiquement, est Oussama Ben Laden. Celui-ci a contribué à ancrer l’idée de la résurrection du califat. La différence est qu’al-Qaïda était une nébuleuse déterritorialisée qui consacrait sa lutte à des ennemis précis, tandis que l’Etat islamique veut à la fois attaquer l’ennemi lointain et l’ennemi proche tout en appliquant à la lettre ce que Ben Laden disait, sans jamais le faire, c’est-à-dire faire renaître le califat. L’Etat islamique est donc la continuité d’al-Qaïda, et même sa suite logique, car celle-ci n’avait pas que pour but de lutter contre les communistes puis contre les "croisés", mais voulait également rétablir le "véritable" califat pour permettre au "vrai" islam de régner et d’éliminer les autres formes d’islam. On est grosso-modo dans la même idéologie malgré le fait que Daech soit territorialisé et tente de bâtir un Etat viable.

Cependant, l’Etat islamique n’a pas non plus éliminé l’idée d’attaquer l’ennemi lointain, occidental. La différence d’avec al-Qaïda est que Daech pense qu’on peut à la fois attaquer l’ennemi proche et l’ennemi lointain. Ainsi, on aura des kamikazes qui continueront à frapper car ces deux organisations, malgré leurs différences en termes de territorialisation, ont pour but premier d’éliminer les "mauvais" musulmans (chiites, laïcs etc) et d’établir une certaine lecture de la charia dans tous les pays musulmans. Deuxième objectif pour l’EI : une fois que cet Etat islamique sera établi dans les pays arabes, il faudra partir à l’assaut du monde. Dans les deux cas, le reste du monde est donc menacé. L’idée du califat est de réislamiser tous les pays arabes et de les placer dans une même organisation en faisant voler en éclats les frontières, puis, ensuite, d’attaquer l’ensemble du monde non-islamique. D’où l’importance des attentats dans les pays occidentaux, qui n’ont pas pour but uniquement de faire plier des gouvernements qui interviendraient contre des musulmans, cela est un prétexte, mais surtout de créer une sidération. J’explique cela dans Le Chaos syrien : sidérer les populations et les gouvernements ennemis, afin de leur faire tellement peur qu’ils anticipent le danger en se rendant. Le but est de susciter des vocations afin de répandre l’islamisme ou de faire tellement peur à l’ennemi qu’il se soumettra. Cette stratégie paraît folle mais elle est celle des premiers grands conquérants arabes, qui ont soumis l’essentiel de la Méditerranée jusqu’à l’Espagne en moins de 90 ans. C’est d’ailleurs ce que veut rétablir aujourd’hui l’essentiel de la famille djihadiste en tuant les "mauvais" musulmans et les ennemis directs de l’islam, ceux qui bombardent au Moyen-Orient (Etats-Unis) ou y occupent des terres (Israël), mais aussi de répandre l’islam au reste du monde. Historiquement, il s’agit de la mission du calife, répandre la bonne parole et lancer l’assaut lorsque l’infidèle, dûment averti, refuse de se convertir. N’oublions pas qu’il s’agissait d’un djihad offensif, or le calife aujourd’hui répète souvent la phrase des califes Abbassides : sa mission est de diriger la communauté des croyants selon la charia et, en même temps, d’aller obliger les autres nations infidèles à se soumettre à l’islam et à la charia. Le reste du monde ne pourra donc jamais être tranquille tant que cette vision universelle et totalitaire aura pour projet d’éliminer tous les récalcitrants, sur place et ailleurs. Cela ne s’arrêtera donc pas tant que l’EI ne sera pas définitivement éliminé et qu’une formule politique n’aura pas été trouvée pour empêcher les masses de se jeter dans ses bras.  

Si Daech dispose d’une stratégie territorialisée, sa propagande s’adresse directement aux Occidentaux en cherchant à les retourner contre leur propre univers. De quelle façon le groupe terroriste exploite-t-il la perte de sens générée par le monde occidental ?

Il y a la réponse dans la question. Après avoir étudié les mouvements islamistes pendant des années, je défends la thèse que la racine du problème est également chez nous. Une société qui a du sens, des valeurs et des racines, ainsi qu'une véritable identité dont elle est fière et dont les dirigeants se posent en tant que défenseurs, est presque inattaquable. Mais une nation, ou un groupe de nations, dont les valeurs sont purement abstraites : les droits de l’Homme, le droit des minorités etc, qui a évacué toute idée d’identité et de défense de ses racines, qui réduit la religion à sa plus simple expression ou la combat, créera un vide identitaire et spirituel. Or, cela est terrible car c’est un luxe de gens éveillés issus d’une certaine société de se dire citoyens du monde sans religion. L’être humain a besoin de se sentir encadré par des règles, une identité, une appartenance, une spiritualité ou une religion, sinon il angoisse. Une société plongée dans cette angoisse sartrienne, cette nausée, et coupée de toutes références identitaires et religieuses, ou assommée dès l’enfance par la culpabilisation de ses racines, est un véritable carburant pour l’Etat islamique. J’en veux pour preuves qu’un certain nombre d’Occidentaux qui partent se battre avec Daech ou al-Qaïda, quand ils ne sont pas d’origine musulmane, sont déracinés et abreuvés de la haine d’eux-mêmes, ce sont les victimes de cette haine de soi. S’ils n’avaient pas intégré la haine de leur propre culture et de leur propre civilisation, l’Etat islamique aurait eu beaucoup plus de mal à les recruter.

L’Etat islamique sait beaucoup mieux exploiter ce phénomène qu’al-Qaïda aujourd’hui. Peut-être pas au niveau des idéologies qu’il véhicule, dans le cas de Charlie Hebdo la moitié des attentats étaient perpétués au nom d’AQPA et l’autre au nom de Daech, car elle est la même, tout comme les objectifs affichés. La véritable différence est dans les moyens. On a d’un côté une organisation assez tribale, al-Qaïda, assez arriérée et même vieux-jeu, et de l’autre, l’Etat islamique qui, selon mon expression, mène le "djihad 2.0". Daech a lancé le djihad sur FaceBook, Twitter, avec des vidéos utilisant trois ou quatre caméras avec plusieurs angles, des productions hollywoodiennes, presque des jeux de rôle suscitant l’adhésion de manière très moderne. Autre fait très important, l’organisation tire profit du narcissisme. Elle utilise ce piège propre à l’Occident très médiatisé, où règne la "starmania", ce nouveau phénomène qu’est le narcissisme sur les réseaux sociaux où l’on existe parce qu’on a tant de fans, on montre des photos qui attirent l’attention etc. Or, il n’y a rien de plus efficace pour attirer l’attention que l’Etat islamique, même si cela peut paraître fou. Même sans aller couper des têtes, rien que d’annoncer sur Twitter "je suis parti en Syrie" ou "je vais rejoindre Daech", impressionnera toute la classe qui croyait untel timide, et mentionnera son courage. Tout à coup l’individu insignifiant, le raté, ou le narcissique en mal de reconnaissance, aura un succès extraordinaire et sa propre famille, son propre lycée, et même la télévision, connaîtra son histoire. C’est le succès garanti. Et depuis les attentats de Mohammed Merah, il s’agit d’un puissant phénomène en France, une forme de "selfie de l’horreur".

Par rapport à al-Qaïda, l’Etat islamique a su utiliser des codes de propagande qui parlent aux occidentaux : vidéos aux allures de blockbuster, musiques épiques etc. La force de l’EI est-elle d’avoir su récupérer ces codes techniques occidentaux ?

Oui et il s’agit d’un phénomène récent et propre à l’Occident qu’on peut qualifier de mise en scène du moi. Ce n’était pas tout à fait le cas il y a quelques années, avant les réseaux sociaux, où il était beaucoup plus difficile de se mettre en scène. Les réseaux sociaux ont permis au moi de s’exprimer comme jamais, ce qui est typique des dix dernières années. Aujourd’hui tout le monde veut être un héros et montrer sa tête, c’est le succès des selfies. Et c’est quelque chose qu’al-Qaïda n’a pas compris, car pour elle le moi compte moins que le service à la cause rendu. Aujourd’hui l’intelligence de l’Etat islamique est de s’être adapté à cette nouvelle réalité universelle qui fait qu’on n’a plus besoin de producteur pour faire son film, on peut le réaliser soi-même avec un téléphone portable et un réseau social.

Si les médias sont aujourd’hui fascinés par l’EI, al-Qaïda existe toujours : le front Al-Nosra en Syrie, AQMI au Sahel etc. Quel avenir peut-on entrevoir pour le groupe fondé par Ben Laden ?

Il n’a pas dit son dernier mot. Les connexions entre les deux groupes sont tout de même assez fortes. Certes, de nombreuses sections d’al-Qaïda luttent contre l’influence de l’Etat islamique, mais d’autres sont plutôt tentées de le rejoindre. On a des liens au Moyen-Orient, en Afrique, où l’on ne sait pas qui est qui. En Syrie, certaines légions d’al-Qaïda combattent violemment Daech, tandis que d’autres ont changé de camp, idem en Libye. Al-Qaïda n’a pas forcément perdu du terrain, par exemple en Syrie où l’Armée de la Conquête est très puissante. D’ailleurs, dans ce conflit al-Qaïda se recycle en se faisant passer pour les rebelles sympathiques et utilise la diabolisation extrême de Daech pour se faire passer pour des combattants sunnites nobles et moins fanatiques que l’EI. Aujourd’hui, le Qatar et l’Arabie saoudite n’ont plus honte de les aider en disant que l’Etat islamique est tellement terrible qu’al-Qaïda en Syrie est plus raisonable. Après, il est certain qu’elle communique moins et qu’on a l’impression que l’organisation est déclassée, cependant sur le terrain, au Yémen, en Arabie saoudite, en Irak et en Syrie, au Pakistan, de nombreuses cellules d’al-Qaïda sont en pleine renaissance. Il s’agit d’une lutte entre ces deux organisations et on ne sait pas encore qui gagnera, bien que l’Etat islamique ait déjà gagné la bataille de la communication, ce qui ne veut pas dire qu’il a gagné celle du terrain.

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