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Plongée dans le quotidien des damnés de la croissance chinoise
©Reuters

Bonnes feuilles

Après avoir quitté les campagnes chinoises pour Pékin, ils sont plus d’un million à peupler les sous-sols insalubres de la capitale. Enchaînant les petits boulots, les Mingongs - les ouvriers migrants - sont forcés de vivre sous terre. Venu des quatre coins du pays, ce peuple avance sans états d’âme à la recherche d’une vie meilleure. Il a fini par adopter le surnom dont il a été affublé : les Shuzu, la "tribu des rats". Extrait de "Le peuple des rats" de Patrick Saint-Paul, aux éditions Grasset. 2/2

Patrick Saint-Paul

Patrick Saint-Paul

Patrick Saint-Paul est correspondant en Chine du Figaro depuis 2013, après avoir couvert le Sierra Leone, le Libéria, le Soudan, la Côte d’Ivoire, l’Irak, l’Afghanistan, le conflit israélo-palestinien et l’Allemagne. 

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Dans le quartier de Chaoyangmen Nei, à quelques mètres du Galaxy Soho, le centre commercial le plus design de Pékin, construit par la célèbre architecte Zaha Hadid, Zhao nous attend dans son bleu de travail auréolé de taches sombres et coi„é de son casque de chantier. Il est 18  heures et il vient de ‚nir sa journée sur un chantier, un immeuble de quatorze étages, dans lequel il installe des ascenseurs. Petit, †uet mais nerveux, l’œil malin, Zhao en est certain  : ce sont des bureaux de luxe, du haut de gamme.

« Non seulement ils installent dix ascenseurs pour un immeuble de quatorze étages, mais en plus ce sont des ascenseurs japonais. C’est du super-luxe », juge Zhao, qui dirige une équipe de douze techniciens spécialisés.

Son employeur le loge dans un trou, au deuxième sous- sol d’un immeuble de bon standing, dans ce quartier en plein développement du centre de la capitale. Son labyrinthe ressemble à un sous- marin. Pour accéder à sa chambre, il faut emprunter d’étroits boyaux éclairés aux néons, aux murs bleu et blanc, et passer deux sas équipés de lourdes portes métalliques. Lorsqu’il ouvre la porte de sa chambrée, où l’attendent deux de ses collègues, un épais nuage de vapeur s’échappe. Zhao nous pousse vers l’intérieur.

« Entrez vite, ils sont en train de faire la tambouille, dit- il en désignant le wok électrique, dans lequel ils font revenir des tripes avec des légumes et des piments. C’est interdit de cuisiner. Si le patron du souterrain nous surprend, il va nous coller une amende.

— Comment ça une amende ? Il vous ponctionne de l’argent pour le compte de la municipalité ou du propriétaire des lieux ? demande- t-on, un peu naïf

— Vous habitez en Chine depuis combien de temps ? rétorque Zhao, rigolard, le casque toujours vissé sur la tête. Vous n’avez pas encore compris comment ça marche ici ? Vous voyez le type dans sa cage de verre à l’entrée, qui surveille toutes les allées et venues. C’est une sorte de surveillant-concierge. On l’appelle le “patron”. S’il nous pince en train de cuisiner, on lui glisse un billet, entre 200 et 500 yuans (28 et 70 euros), selon son humeur. Lui se met l’argent dans la poche, pour ne pas nous dénoncer au propriétaire des chambres. Et comme ça, nous ne sommes pas expulsés pour avoir enfreint le règlement. En Chine, tout fonctionne à coup de pots-de-vin. Pour obtenir une promotion au travail, il faut payer son supérieur hiérarchique. Si on commet une faute au travail, ça se répare avec une enveloppe. Les riches paient pour que leurs enfants aient de bonnes notes à l’école et pour qu’ils entrent dans les bonnes universités. Et ensuite, ils auront les relations et l’argent pour décrocher les meilleurs jobs. »

Zhao avait 23  ans lorsqu’il a quitté son village de la province côtière du Jiangsu, où ses parents paysans cultivaient le sorgho. Les autres enfants d’agriculteurs ont préféré quitter la ferme pour aller travailler dans les usines de la région, l’un des poumons industriels du pays. Pas lui, qui avait plus d’ambition.

« Le salaire dans les usines est trop bas, explique- t-il en mettant son téléphone portable à charger au bout d’un …l électrique dénudé et après avoir si†é d’un trait une bouteille d’eau. L’argent su‡t tout juste pour survivre. Impossible de faire des économies. Je voulais plus. »

Après avoir suivi une formation spécialisée d’installateur d’ascenseurs, Zhao est parti pour Pékin en 2000, où il a d’emblée trouvé un emploi. Il y est resté jusqu’en 2008, avant de repartir pour Shenzhen, berceau de l’ouverture économique de Deng Xiaoping, à l’extrémité du delta de la rivière des Perles dans la province du Guangdong. Il pensait que le boum immobilier était encore plus fort dans cette métropole située en face de Hong Kong. Mais il n’a pas tenu le coup, aspiré par la folie d’un développement urbain totalement débridé, en plein cœur de l’atelier du monde.

« A Shenzhen, les patrons font travailler les ouvriers de leurs usines, logés sur place, jusqu’à l’épuisement, raconte- t-il. Ils ne dorment que quelques heures par nuit et triment sept jours sur sept. Forcément les promoteurs veulent faire pareil et ils font tourner les chantiers jour et nuit pour que les travaux avancent plus vite. Sauf qu’il manque toujours quelqu’un et qu’on vous met la pression pour le remplacer. A force, on nit par mal faire son travail. Alors je suis parti au bout de deux ans pour la ville de Jinan, dans le Shandong. Mais là- bas il n’y avait pas assez de boulot. Lorsqu’un ami m’a recommandé pour un emploi à Pékin, j’ai sauté sur l’occasion. »

A la tête de son petit commando de douze techniciens, Zhao travaille de 7  heures du matin à 18  heures, sept jours sur sept, pour un salaire mensuel de 8 000 yuans (1 130 euros). Après le travail, les hommes rentrent dans leurs sous- sols, où ils sont logés à cinq par chambre. Zhao dort dans un grand lit double, collé au coin droit du fond de la pièce. Les murs sont tapissés de lèvres pulpeuses et de jambes interminables dans un patchwork de posters géants de publicités pour des rouges à lèvres et des collants. Deux ls à sécher le linge sont tendus entre la tuyauterie qui court le long du plafond et un lit superposé en métal. Quelques slips, des chaussettes et des maillots de corps sèchent. Chacun possède sa petite table de nuit. Cendrier débordant de mégots, cartouche de cigarettes chinoises, bouteille d’eau, téléphone portable et chargeur. Ni télévision ni placards. Les hommes ne possèdent pas un seul vêtement « civil » : ni chemise, ni pantalon, ni chaussures de ville ou baskets.

Je lui lance d’un air mi- admiratif, mi- désolé : « Vous vivez comme des moines ici !

— Pas exactement, corrige- t-il. Nous sommes plus misérables que les taoïstes et les bouddhistes. Nous sommes tout en bas de l’échelle sociale. On pourrait acheter une télévision. Mais nous déménageons tous les deux mois. Qu’est- ce qu’on en ferait ? Au début j’avais plus d’a€aires. Mais j’en ai eu assez de devoir tout trimballer. Tous les ouvriers mingong vivent comme ça. Pour regarder les informations, je monte dans le jardin et, sur mon smartphone, je pirate les réseaux wi" des gens qui habitent en surface. Comme ça je peux parler à ma femme et mon "ls et aussi les voir en vidéo. Elle me montre des images du village. Lorsqu’on veut s’amuser, on sort au karaoké. Ça ne m’arrive pas plus de trois fois par an, parce que je n’aime pas boire et parce que ça coûte de l’argent. »

Extrait de Le peuple des rats de Patrick Saint-Paul, publié aux éditions Grasset, mai 2016. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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