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Pays riches, pays en voie de développement, le clivage disparu ? Comment comprendre en un coup d'œil l'état du monde et de ses inégalités grâce au "graphique de l'éléphant"
©Reuters

Tellement 20e siècle

Dans son "graphique éléphant", l'économiste Branko Milanovic a montré qu'en 10 ans, les classes moyennes des pays émergents et les très riches se sont enrichis tandis que les classes moyennes des pays développés se sont appauvries. Un graphique structurant tant en termes politique qu'économique qui montre l'ambivalence de la mondialisation.

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue est professeur d'économie à l'université de Lille. Il est le co-auteur avec Stéphane Ménia des livres Nos phobies économiques et Sexe, drogue... et économie : pas de sujet tabou pour les économistes (parus chez Pearson). Son site : econoclaste.net

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Atlantico : L'économiste Branko Milanovic a réalisé un graphique devenu "icônique" et appelé "le graphique éléphant" représentant l'évolution des revenus en fonction des pourcentages de distribution de la richesse au niveau mondial. Que révèle ce graphique ?

Alexandre Delaigue : Le graphique représente, à partir de données récemment collectées et analysées, entre 1988 et 2008, le taux de croissance moyen des revenus de la population mondiale en fonction de leur place dans la distribution des revenus. Il montre que si le revenu mondial a augmenté pendant la période, les gains ont été très variables selon la catégorie de population. Milanovic met alors trois points en évidence. Autour du revenu mondial médian (c'est-à-dire tel que la moitié de la population gagne plus, l'autre moitié moins) les gains de revenus sur cette période ont été les plus importants. Par contre, les revenus ont stagné pour les gens situés aux alentours des 80-85%, et ils ont augmenté pour les 1% les plus riches. Cela résume gagnants et perdants de la mondialisation sur les revenus pour cette période.

La première catégorie de gagnants, le revenu médian, correspond à des gens qu'on ne classerait pas comme "riches" - ils gagnent environ 10 dollars par jour. Mais ce sont les grands gagnants de la période. Ils correspondent aux centaines de millions de Chinois, d'Indiens, qui sont sortis de la misère pendant cette période pour constituer une "classe moyenne mondiale" même s'ils restent pauvres selon nos standards des pays riches.

La seconde catégorie de gagnants, ce sont les 1% les plus riches au niveau mondial, correspondant à un revenu avant impôts de 300 000 dollars par an pour une famille de 4. Ils sont constitués des hauts revenus des pays riches, mais aussi pour une bonne part de millionnaires et milliardaires des pays émergents. 

La troisième catégorie, dont le revenu a stagné et qui se sont vus rattrapés par beaucoup d'autres, correspondent aux classes populaires des pays riches. Ce sont eux qui, en termes relatifs, sont les perdants de la période. Si l'on considère que l'évènement majeur de cette période est l'essor de la mondialisation - avec la fin du bloc soviétique et l'entrée de la Chine sur le marché mondial - on peut les qualifier de perdants de la mondialisation. Ceux qui avaient un emploi manufacturier dans les pays riches par exemple.

En quoi ce graphique est-il devenu si structurant, aussi bien en termes économiques que politiques ? En quoi a-t-il permis une prise de conscience ? 

Ce graphique traduit l'ambivalence de la mondialisation. On parlait avant de pays du Nord et de pays du Sud, les premiers toujours plus riches et les seconds toujours plus pauvres ; on déplorait la croissance des inégalités mondiales. Cette grille de lecture n'est plus pertinente. La sortie de masses de gens de la pauvreté dans les pays pauvres d'Asie (Chine et Inde en particulier) a fait reculer les inégalités mondiales pour la première fois. Mais ce gain de la mondialisation n'a pas eu que des avantages : il a coïncidé avec la croissance des revenus des 1% les plus riches et avec la stagnation des classes populaires des pays du monde développé. Et cette stagnation a des conséquences politiques : elle crée des gens qui ont le sentiment d'être les laissés-pour-compte de la mondialisation. Ce sont ces gens qui nourrissent les votes protestataires, même si la grille de lecture économique n'est pas la seule pertinente. Mais les partisans du Brexit, les gros bataillons d'électeurs de Trump, ou du Front national en France, se trouvent dans ces catégories sociales que l'on qualifie parfois, non sans mépris, de "petits blancs ": des gens qui voient leur environnement social se dégrader sous l'effet des fermetures d'usines, qui redoutent la concurrence des immigrés sur le marché du travail et ne trouvent que peu d'intérêt dans la multiplication de restaurants ethniques, le multiculturalisme des grandes capitales et la libéralisation des moeurs. Ils ont le sentiment que leur situation se dégrade et qu'ils sont méprisés. 

Selon Branko Milanovic, la hausse des inégalités sur le plan national,  même si elle est accompagnée d'une diminution de la pauvreté au niveau mondial, risque de s'avérer difficile à gérer politiquement. En quoi consisterait une mondialisation plus bénéfique aux classes moyennes des pays développés ? Quel est le risque politique si une telle réforme de la mondialisation n'a pas lieu ? La réduction des inégalités dans les pays développés provoquera-t-elle, en cascade, un tassement de la réduction de la pauvreté dans les pays émergents ? Existe-t-il une bonne solution ?

Ce qu'il s'est passé n'a pas été décidé par des "réformes de la mondialisation". C'est la conséquence imprévue de myriades d'évènements survenus sans concertation dans de nombreux pays. Les réformes économiques chinoises, la fin du bloc de l'Est, mais aussi le progrès technologique, toutes ces forces qui n'ont pas été concertées. Chaque année, que ce soit à Davos ou dans les divers "G-quelque chose", les dirigeants du monde entier font de sententieuses déclarations sur la nécessité d'une mondialisation inclusive, de préserver la croissance, les fleurs et les petits oiseaux. En pratique, leur influence sur les évènements du monde est dérisoire. Il n'y a rien à attendre de "réformes de la mondialisation".

Par contre, les forces qui ont conduit à ces évolutions durant les dernières années sont en train de se tasser. La Chine arrive "au bout des Chinois", les salaires y augmentent et la pression qu'elle exerce sur l'emploi manufacturier pourrait diminuer. Par ailleurs, la robotisation réduit l'attrait des bas salaires et pourrait conduire à un rapatriement des productions près des marchés, c'est-à-dire en Europe et en Amérique du Nord. L'hostilité envers la fiscalité progressive pourrait elle aussi diminuer et la situation des 1% les plus riches, beaucoup plus visible qu'elle n'était, pourrait changer. Ce ne serait pas la première fois en matière économique qu'on se rend compte d'une tendance au moment précis où celle-ci cesse d'exister. Branko Milanovic décrit même les inégalités mondiales sous formes de "vagues de Kuznets", dans lesquelles elles augmentent puis diminuent.

En revanche, il est aussi possible d'assister à un fort mouvement antimondialisation, une fragmentation rapide et la multiplication d'obstacles aux échanges internationaux. Ce qui ne serait pas une bonne nouvelle, parce que cela n'enrichira personne et ne ferait que renforcer les tensions à l'intérieur des pays, et entre eux.

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