Patrick Artus : "le capitalisme actuel est au service des rentiers ; il n’est ni libéral, ni néo-libéral, il est juste actionnarial"<!-- --> | Atlantico.fr
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L'économiste Patrick Artus en 2018.
L'économiste Patrick Artus en 2018.
©ERIC PIERMONT / AFP

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Patrick Artus et Marie-Paule Virard publient « La dernière chance du capitalisme » aux éditions Odile Jacob. Ils y expliquent comme le capitalisme s'est fourvoyé dans la défense des rentes des actionnaires et avancent des solutions pour adapter le capitalisme au monde actuel afin de favoriser l'innovation et réduire les inégalités.

Patrick Artus

Patrick Artus

Patrick Artus est économiste.

Il est spécialisé en économie internationale et en politique monétaire.

Il est directeur de la Recherche et des Études de Natixis

Patrick Artus est le co-auteur, avec Isabelle Gravet, de La crise de l'euro: Comprendre les causes - En sortir par de nouvelles institutions (Armand Colin, 2012)

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Atlantico : Avec Marie-Paule Virard,  vous publiez « La dernière chance du capitalisme » aux éditions Odile Jacob. Vous expliquez que le capitalisme néolibéral est en sursis. Selon vous, il se révèle inefficace en créant de moins en moins de croissance. Comment en sommes-nous arrivés là ? Quelles sont les limites des politiques économiques qui ont été menées et qui ont conduit à ce constat ? Quel diagnostic portez-vous sur le capitalisme ?

Patrick Artus : On sait que ce capitalisme contemporain, que l’on appelle à tort néolibéral, n’a aucun rapport avec le capitalisme de Ronald Reagan dans les années 1980 par exemple. Il y a vraiment des différences importantes et ce capitalisme est peu libéral : nous parlons plutôt de capitalisme actionnarial, ce qui nous paraît être une meilleure définition. Il est acquis qu’il accroît les inégalités. C’est un capitalisme qui est basé sur la déformation du partage de revenus en faveur des entreprises sur des gains patrimoniaux très importants pour les entrepreneurs, pour les détenteurs de patrimoine, que ce soit en actions ou en l’immobilier. On sait que ce capitalisme fabrique des inégalités. On considère assez souvent que ces inégalités sont le prix à payer pour avoir une économie plus efficace, qui soit plus dynamique, avec plus d’emplois, plus de croissance, plus de progrès techniques, plus d’innovation. On peut avoir des exemples de dynamisme comme par exemple les vaccins ARN très récemment. Quand vous regardez les choses de façon globale, depuis les années 1980, les gains de productivité n’ont pas arrêté de ralentir. C’est tout de même très étonnant. Décennie après décennie, nous avons moins de progrès techniques, moins de gains de productivité, donc moins de croissance à long terme. Nous avons également des crises financières qui se sont répétées.

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Ce qu’il faut comprendre donc c’est pourquoi ce capitalisme-là - dont on dit que comme il est favorable aux entreprises, aux actionnaires, aux personnes qui innovent, il devrait être très efficace économiquement - détruit-il de la croissance ?

Il y a trois raisons, qui sont liées au fonctionnement du capitalisme.

La première est que ce capitalisme actionnarial exige une rentabilité extrêmement élevée du capital pour les actionnaires (de 12 à 15%). On renonce donc à réaliser les investissements qui ne génèrent pas ce type de rentabilité, et en particulier des investissements dont les horizons sont à long terme. Si vous actualisez des profits dans dix à vingt ans avec des taux d’actualisation aussi élevés que 13 à 14%, il ne reste rien. L’exigence élevée de rentabilité a conduit au sous-investissement et donc à peu de croissance.

La deuxième explication concerne la concentration du capital entre peu de mains. 1% des humains détiennent 50% du patrimoine du monde. Cette concentration, sur le plan de l’efficacité, conduit à ce que ces personnes qui ont un patrimoine très important investissent mal. Elles n’ont pas accès à beaucoup de projets d’investissement et vont gâcher beaucoup d’argent dans des investissements qui ne sont pas très efficaces. Cela s’oppose à un modèle où l’on donnerait un peu de capital à tout le monde, ce qui générerait beaucoup plus d’entrepreneurs, de créations d’entreprises et de projets financés. Du simple point de vue de l’efficacité et du financement des projets innovants, ce n’est pas une bonne idée de concentrer la richesse dans un très petit nombre de mains.

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La troisième explication est que ce capitalisme s’est construit autour de la fabrication de monopoles. Il y a des monopoles partout, ce n’est pas seulement les GAFA, cela concerne tous les secteurs d’activité. C’est pour ça que ce capitalisme n’est pas le même que celui de Margaret Thatcher ou de Ronald Reagan qui cassaient les monopoles. C’étaient des vrais libéraux. Nous assistons à une évolution du capitalisme depuis vingt à trente ans qui a favorisé la constitution d’entreprises avec des positions dominantes. Elles ne sont pas très dynamiques et sont focalisées sur les rentes et les monopoles. Il est normal qu’un capitalisme de rentes ne soit pas un facteur de progrès techniques et de croissance. Cela peut prendre la forme des grandes entreprises de l’Internet qui font disparaître leurs concurrents potentiels en les achetant, ce qui est une forme de maintien des rentes.



Quels seraient les choix vertueux ou les solutions pour « sauver » le capitalisme à vos yeux ? Quelles sont les raisons d’espérer ?

Il suffit d’inverser le constat que nous venons de faire. La cause numéro un était une rentabilité trop élevée du capital pour les actionnaires. Quand vous voulez gagner 15%, en étant actionnaire, alors que les Etats se financent à 1%, on voit qu’il y a un problème. Cette rentabilité empêche à nouveau que l’on réalise des investissements qui pourtant seraient utiles et efficaces. La première réforme serait d’obtenir des actionnaires qu’ils se contentent d’une rentabilité plus raisonnable du capital. C’est facile à dire et pas à faire. Dans la pratique, pourquoi sommes-nous arrivés à cette exigence de rentabilité très élevée du capital ? C’est essentiellement à cause de la concurrence dans la finance. L’épargnant de base, qui a investi dans de l’assurance vie, dans une caisse de retraite, dans un fonds de pension, ne demande pas 15% de rendement. Il souhaite juste une retraite correcte. On voit d’ailleurs que les épargnants sont plutôt prudents, y compris dans les pays anglo-saxons. Mais après, l’épargnant confie son argent à un fonds d’investissement, un fonds de pension qui est en concurrence avec d’autres. Pour gagner des parts de marché, il doit produire des rendements plus élevés que les autres. La mise en concurrence des gérants d’actifs, de portefeuilles fabrique cette exigence de rentabilité très élevée du capital.

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La réforme numéro un consisterait donc à changer l’organisation de la finance. Par exemple suivre un modèle que nous avons dans certains pays comme le Canada ou les pays d’Europe du Nord où les retraites, au lieu d’être gérées par beaucoup de petits fonds de pensions qui sont en concurrence les uns vis-à-vis des autres, sont gérées par des grands fonds de pension publics qui sont en concurrence avec personne et qui se contentent du rendement permettant ainsi de payer les retraites. Il faut donc travailler sur l’organisation de la gestion de fonds et en particulier sur la gestion de l’argent des retraites.

La deuxième chose évoquée concernait la concentration du capital dans peu de mains et que cela ne permettait pas de réaliser tous les projets d’investissement. Nous proposons donc de distribuer 10% du capital des entreprises, y compris les petites, aux salariés gratuitement. On dit par ailleurs qu’aujourd’hui, compte tenu des politiques monétaires qui sont mises en place, il y a une valeur considérable de la valeur des entreprises. Le cours de Tesla a été multiplié par six. Nous sommes dans un environnement où il y a tellement de hausse de la valeur des entreprises que reprendre 10% de cette hausse de la valeur et la donner aux salariés n’est pas choquant et personne ne protestera. Cela appauvrira de 10% les actionnaires anciens de ces entreprises mais ils doivent l’assumer. Cela permet de redistribuer le capital.

La troisième cause que nous avons évoquée concernait les monopoles. Il faut de la concurrence. Il faut casser ou réglementer les GAFA. Il ne faut pas laisser des entreprises avoir des positions dominantes d’où elles extirpent des rentes au détriment des consommateurs, des concurrents potentiels, du progrès technique. Il faut revenir à une pratique antérieure de la concurrence et que les autorités de la concurrence arrêtent d’accepter la constitution d’entreprises dominantes.

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L’impact économique de la crise sanitaire n’a-t-il pas encore plus bouleversé l’économie mondiale et le capitalisme ?  La pandémie de Covid-19 pourrait-elle aggraver votre constat ou, au contraire, permettre de prendre de nouvelles décisions bénéfiques ?  Quelles sont vos perspectives pour le « monde d’après », pour les politiques économiques, financières ainsi que sur la question de l’endettement ?

Les questions du monde d’après sont assez claires. L’économie se digitalise. C’est vrai dans la façon dont on travaille, dans la consommation, dans la culture. Le côté positif concerne l’efficacité de cette digitalisation. Une téléconférence est plus efficace que de prendre l’avion et de traverser la planète. La consommation en ligne va être plus efficace que la consommation en physique. Le télétravail, dans une dose raisonnable, crée de l’efficacité, réduit les temps de transport et la fatigue.

Mais le danger de la digitalisation, c’est qu’on sait qu’elle polarise le marché du travail. La digitalisation crée un faible nombre d’emplois qualifiés qui sont dans la conception du numérique, qui sont des emplois de direction. Cela crée beaucoup d’emplois très peu qualifiés dans des services assez basiques. Les livreurs, les employés des entrepôts d’Amazon, les chauffeurs Uber ne sont pas des emplois très qualifiés.

La digitalisation accroît les inégalités entre les personnes qui sont dans le monde digital, entre ceux qui vont concevoir les programmes et qui vont opérer le monde digital face à la masse d’emplois de service assez basiques que fabrique le monde digital. Si l’on prend le cas d’Amazon, il y a beaucoup plus de personnes qui portent des paquets dans des entrepôts que de gens qui conçoivent les programmes.

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C’est donc le premier enjeu de l’après Covid, l’opposition entre les bienfaits et les travers de la digitalisation.

Le second enjeu est un enjeu de formation. Beaucoup de personnes vont devoir changer de métier. Dès qu’il y a un changement structurel des modes de consommation, des modes de travail, des postes disparaissent. Le poids de la consommation en ligne va énormément augmenter. Cela va transférer les emplois de la distribution traditionnelle vers les grandes plateformes. Le télétravail va beaucoup augmenter, cela va transférer les emplois. On va construire beaucoup moins de bureaux. Il y aura beaucoup plus de gens qui géreront des serveurs et des logiciels de conférence.

Nous allons assister à une assez grande et brutale déformation de la structure des emplois. C’est assez compliqué à gérer. Beaucoup de personnes vont devoir changer de métier. Les systèmes de formation professionnelle, de requalification vont être en forte tension. Le danger est que ces systèmes n’y arrivent pas et que donc des individus ne parviennent pas à changer de métier.

Le troisième enjeu concerne la situation actuelle de l’endettement. Nous avons beaucoup plus de dettes. Les économies sont donc plus fragiles financièrement. Les prochains chocs seront donc plus méchants. Ils s’appliqueront à une économie plus fragile.

Le quatrième élément important concerne le fait que nous sommes en train de repenser le rôle de l’Etat. On peut le faire de façon stupide, en disant qu’il faut simplement que l’Etat mette de l’argent partout sans compter. Il faut faire cela pendant les crises mais cela ne peut pas être le nouveau régime. On peut aussi d’une autre façon stupide dire que c’est l’Etat qui prend les décisions stratégiques. Je considère que c’est une véritable erreur et que cela ne marchera pas. Par contre, il faut que l’Etat soit le véritable partenaire des entreprises. C’est pour cela que nous parlons d’ordo-libéralisme, d’un système économique, où les entreprises - on est en économie de marché -  prennent leurs décisions mais l’Etat les aide à prendre les bonnes décisions, les aide à financer de la recherche, à développer de nouveaux produits. Il va falloir définir un nouveau rôle de l’Etat. Ce n’est pas du keynésianisme. Il ne s’agit pas uniquement de mettre de l’argent public et de signer des chèques. C’est un rôle intelligent de l’Etat pour aider les entreprises à se développer, à aller dans la bonne direction en termes d’environnement, à innover plus vite. Il est important de redéfinir ce rôle de l’Etat tout en restant dans un contexte où on sait que l’Etat n’a pas les moyens d’être la personne qui innove. L’Etat n’est pas un industriel. L’Etat ne sait pas bien faire de la recherche. Il faut une coopération entre l’Etat et le secteur privé. C’est ce que certains pays font assez bien comme la Suède où les Etats-Unis. Et c’est ce qu’un pays comme la France fait assez mal, du fait d'une espèce d’hostilité entre l’Etat et le secteur privé.

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Il faut donc vraiment analyser le capitalisme de façon qui ne soit pas caricaturale.

La première caricature, c’est celle de Milton Friedman. Nous expliquons dans le livre que Friedman n’a jamais dit ce qu’on lui fait dire. Il a toujours défendu l’idée que l’Etat avait un rôle très important à jouer par exemple pour l’éducation, pour la justice, pour réduire les inégalités. Il y a un chapitre entier dans le plus grand livre de Milton Friedman, « Capitalisme et Liberté » en 1962, où il explique que l’Etat doit assurer que tous les enfants, y compris des familles les plus pauvres, aient la meilleure éducation possible.

Le capitalisme néo-libéral dont on parle beaucoup, celui de Thatcher et Reagan, cela fait longtemps qu’il a disparu.

Aujourd’hui, nous avons un capitalisme qui est au service de l’actionnaire, ce qui n’est pas du tout libéral non plus. Les économistes libéraux détestent les rentes. Nous avons donc un capitalisme de rentiers et d’actionnaires rentiers qui n’est pas du tout libéral. Il n’est ni libéral, ni néo-libéral, il est juste actionnarial. Il faut donc être assez précis sur la définition du capitalisme.

Donc on réinsiste beaucoup, dans ce contexte, sur le concept de capitalisme ordo-libéral. Il y a plusieurs écueils, c’est le capitalisme d’aujourd’hui dont on a parlé et qui ne marche pas. Il va mourir de toute façon parce qu’à force de le soutenir par des déficits publics et la création monétaire, on fabriquera peut-être la crise finale de ce capitalisme. Il y a le capitalisme autoritaire chinois qui ne nous paraît pas du tout être une bonne piste. Il va d’ailleurs s’étouffer lui-même. J’ai du mal à croire que le totalitarisme soit compatible avec le progrès, avec le bien-être. Donc il faut trouver une nouvelle voie. Pour nous, cette nouvelle voie c’est le capitalisme ordo-libéral où l’Etat joue un rôle intelligent. Si l’on prend l’exemple du climat, si vous êtes dans un capitalisme autoritaire, l’Etat met des règles partout. Il explique aux citoyens comment ils doivent se déplacer, en voiture, en train, en avion, comment ils doivent construire leur maison, comment ils doivent manger. Des milliers de pages de régulations vont donc être rédigées. Dans un capitalisme ordo-libéral, un prix convenable du CO2 va être mis en place. Et l’Etat ne s’occupe de rien. Il met juste en place le prix du CO2. Tout le monde prend en compte ce prix du CO2 et donc du coup tout le monde prend les bonnes décisions qui n’émettent pas de CO2. Dans un cas, vous avez un capitalisme autoritaire, qui marche par la réglementation, et dans l’autre cas vous avez un capitalisme ordo-libéral qui a juste mis en place la bonne incitation.  

Patrick Artus et Marie-Paule Virard viennent de publier « La dernière chance du capitalisme » aux éditions Odile Jacob

Deux extraits de l'ouvrage :

- Le capitalisme contemporain ne produit plus les richesses promises

- Le "triptyque infernal" qui plombe l’industrie française

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