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Panique identitaire ? Ces Français qui ne savent plus écrire mais qui rejettent en masse la réforme de l’orthographe
©Flickr

C’est grave, docteur ?

Selon un sondage exclusif Ifop pour Atlantico, 80% des Français se disent opposés à l'application de la réforme de l'orthographe. Pourtant, le langage SMS et la récurrence des fautes basiques dans les CV et lettres de motivation montrent qu'ils ne sont pas tous Académiciens...

Chantal Delsol

Chantal Delsol

Chantal Delsol est journaliste, philosophe,  écrivain, et historienne des idées politiques.

 

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Olivier Roy

Olivier Roy

Olivier Roy est un politologue français, spécialiste de l'islam.

Il dirige le Programme méditerranéen à l'Institut universitaire européen de Florence en Italie. Il est l'auteur notamment de Généalogie de l'IslamismeSon dernier livre, Le djihad et la mort, est paru en octobre aux éditions du Seuil. 

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Atlantico : En France, comme dans la plupart des pays occidentaux, la question identitaire est devenue une préoccupation majeure des populations. Comment faire la distinction entre culture et identité ?

Chantal Delsol : La culture est l’expression de l’identité. Dire que nous avons une identité signifie que nous ne sommes pas des êtres détachés de tout, issus de nulle part, surnaturels. Nous sommes nés quelque part, avec une famille déterminée, nous avons appris à parler dans une langue précise, etc. La culture est la manière dont l’identité s’exprime. Par exemple, une cuisine spécifique si je suis né dans le Lyonnais. Des auteurs spécifiques si j’ai reçu ma langue maternelle dans le Français. Ou encore, une certaine vision de la politique si je suis né en Occident à l’époque moderne, qui est bien différente de l’idée que je me fais d’un gouvernement si je suis né en Chine ou en Arabie saoudite.

<<<<<<<<< à lire aussi : 80% des Français opposés à l’introduction de la réforme de l’orthographe dans les manuels scolaires >>>>>>>>>

Olivier Roy : Une culture est un ensemble complexe de représentations et de références partagées, de correspondances entre différentes formes d’expression (linguistiques, gestuelles). Les mots font sens sans qu’on ait besoin de « traduire » en permanence. Elle est tissée d’échos et d’allusions que l’on saisit sans forcément savoir. Elle est largement implicite : on sait parler même si on ignore tout de la grammaire, on comprend le geste de l’autre même sans avoir lu de manuel d’anthropologie ou de bonne manière, on rit (ou non) d’une blague sans avoir besoin de se la faire expliquer. Mais s’il y a un consensus sur les formes de communication, il n’y en a pas sur le contenu : on peut être anarchiste ou conformiste, croyant ou athée, communiste ou bourgeois. La culture n’est pas le consensus ni même la ressemblance.  Elle délimite seulement le cadre des désaccords et des débats. Comme une culture est trop riche et complexe pour être explicite (ce qui est le rêve impossible de l’anthropologue), elle secrète par définition l’ambigüe, l’allusif et l’imaginaire, car il faut toujours aller au-delà de ce qui est dit ou écrit (« Va, je ne te hais point ! »).

La haute culture c’est quand on isole un type de production que l’on va désigner comme culture (l’art, la littérature), c’est quand on définit un bon usage en « normant » la langue (grammaire, orthographe) ou le langage corporel (politesse, courtoisie). Le plus grand succès en France est certainement la tentative de mettre en place une « culture classique » au XVIIème siècle en isolant et en « normant » un corpus ou un type de pratiques, en opposition non pas tant à la barbarie qu’à la vulgarité. L’orthographe devient à la  fois normatif et signe de « distinction » (d’où sa nécessaire complexité). La mise en place d’une «haute culture » est une opération éminemment sociale et politique. C’est pour cela que la réforme de l’orthographe en France est une question avant tout politique. Merci Louis XIV.   

L’identité c’est quand on cherche à définir de manière objective, explicite et exclusive (en opposition à d’autres) ce que l’on est. L’identité est d’abord explicite: elle se définit par des marqueurs (vin rouge, crèche) et des codes précis (on se salue comme ci et pas comme ça) ; Ces marqueurs et ces codes sont considérés comme définissant un « identique » partagé par tout le groupe, et trace la frontière avec les « autres ». Par exemple : le vin ou le cochon au menu fonctionnent comme exclusion (le juif et ou le musulman), mais ces marqueurs interdisent aussi d’être végétarien ou abstinent.

L’identité crée donc un effet de groupe. C’est pour cela que le respect des codes et des marqueurs est particulièrement fort dans les « sous cultures » corporatistes (refuser un pot dans l’armée ou un club de sport est un crime identitaire). L’identité ne peut pas produire une vraie société, une littérature ou un art, sinon le folklore (mais le folklore n’est pas une culture populaire, c’est une reconstruction faite de l’extérieur).

L’accent circonflexe devient ici un simple marqueur, il  marque d’abord une différence, non pas avec l’étranger, mais avec le sauvage de l’intérieur, qu’il s’agisse du jeune de banlieue ou du technocrate pédagogiste (en général défini comme le parrain du premier). Son respect n’implique en rien un amour de la langue (la langue savait être d’autant plus riche qu’elle se riait de l’orthographe du temps de Rabelais ou Montaigne). L’accent circonflexe c’est le bleuet à la boutonnière, la baguette de l’orthographe, le béret de l’homme de lettres. 

Peut on considérer que le "repli" vers l'identité est le symptôme de la perte de culture ? 

Olivier Roy :Le ressort de l’identité, c’est la nostalgie, quand on essaie de ressaisir quelque chose qui semble avoir disparu, à savoir pour la France (car le rapport à l’identité n’est pas le même que dans des pays comme le Danemark ou les Etats-Unis bien sûr) la « haute culture », associée à l’Etat  fort et à la « gloire nationale ». On peut donc très logiquement vouloir l’accent circonflexe et être nul en orthographe, car la nostalgie c’est justement de ne plus être ce que l’on a été. On peut défendre l’identité française et cracher  sur « La Princesse de Clèves ». C’est pourquoi je dis que l’identité, c’est quand on a perdu la culture.

Les causes de l’acculturation sont complexes. D’abord sans doute la crise de la « haute culture » qui, production royale à l’origine, fut au cœur du projet républicain d’enseignement après 1881. Sa remise en cause à partir de 1961, par l’Etat lui-même -ne l’oublions pas- (remise en cause poursuivie par tous les gouvernements de droite comme de gauche) n’a jamais vraiment été « pensée » mais attribuée tantôt à la nécessité de la modernisation et tantôt à celle de la démocratisation. Or ce sont deux notions différentes : le rapport entre démocratisation et crise de la culture suppose soit que le peuple soit porteur d’une autre culture (une introuvable culture populaire), soit qu’il n’ait pas les « codes » de la haute culture (thèse de Bourdieu). Mais c’est justement parce que la « haute culture » s’est largement transformée en un nouveau code, bref qu’elle s’est sclérosée, en partie sous l’effet de son enseignement sous forme scolaire. Bref on tourne en rond. Quant à la modernisation, elle se traduit effectivement par l’arrivée de codes de communication détachées des cultures particulières, et qui produisent une étonnante flopée de « cultures provisoires », labiles, éphémères et donc marquées comme « cultures jeunes », par définition irrécupérables par un système d’enseignement qui a tout à perdre à courir après. En ce sens la modernisation de l’enseignement est un pari perdu d’avance.

Chantal Delsol : D’abord faisons un sort à ce terme de « repli », qui est utilisé par la gauche pour injurier ceux qui parlent d’identité, pour les décrire comme des esprits veules, effrayés, qui craignent l’ouverture. Aujourd’hui ceux qui parlent d’identité sont des gens qui n’acceptent pas d’être uniquement liés à l’universel – par exemple d’être uniquement des citoyens du monde  ou d’être considérés comme interchangeables (l’Allemagne a besoin de main d’œuvre, alors un Syrien peut se substituer à un Allemand). Ce sont des gens qui crient qu’ils viennent de quelque part, qu’ils ont été élevés dans des coutumes précises, avec une langue précise etc Cela signifie exactement l’inverse de la perte de la culture : mais bien plutôt le rappel de la culture dont ils sont issus, et sans laquelle ils savent qu’ils ne sont rien du tout – un homme sans sa culture est un zombi, et n’existe même pas.

La réforme de l’orthographe n’a rien d’extraordinaire, il est normal qu’une langue évolue, ce qui est spécifique c’est qu’en France tout vient du gouvernement, y compris ces choses-là qui en principe viennent de la coutume. Mais c’est la France ! Les Français sont opposés à cette réforme comme à toutes les autres, justement parce que cela vient du gouvernement. Dans un pays normal les accents circonflexes seraient tombés tout seuls.

<<<< à lire aussi : Faut-il traîner l'Education nationale en justice pour cette génération qui ne sait plus écrire ? Chez Atlantico, on y pense... >>>>>>

Les partis politiques font parfois appel à un certain folklore "apéro saucisson vin rouge", quels sont les risques de traiter ce phénomène en s'arrêtant au folklore ?

Chantal Delsol : C’est une habitude française de réduire les cultures régionales au folklore, afin de leur ôter leur importance. Il ne faut pas oublier que la France s’est constituée sur une myriade de régions très différentes qu’elle a unifiées à coups de bâton ! En traduisant les cultures régionales en folklores, on les dévalorise, on les désymbolise, on leur retire leur importance. C’est exactement ce qui se passe en Chine où les cultures locales sont littéralement magnifiées en terme de folklores. Faire tout un théâtre autour des costumes, cela évite de regarder ce qu’il y a derrière en termes de croyances, de vision du monde. 

Olivier Roy : Parce qu’on aboutit à un effet d’exclusion sans rien apporter en termes de cohésion nationale.

Si le code est bien l’opposé de la culture, comme je le pense, et si le folklore est bien la « codification » d’une culture populaire aujourd’hui disparue (et donc stérile), alors le folklore national signe la mort de la culture nationale.

Il y a d’ailleurs dans l’apéro saucisson vin rouge un étonnant effet parodique, car il reprend la  communion chrétienne sous les deux espèces, ce qui est normal dans le sens où l’exclusion vise de fait les musulmans (on ne s’en cache pas) et les juifs (on reste plus discret). Mais la parodie est l’hommage du vice à la vertu, elle reste prisonnière de la culture qu’elle singe sans pouvoir l’assumer. L’identité reste dans la parodie. Sauf qu’ici il s’agit de la parodie de soi-même. On est dans le dérisoire.

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