Où sont les plus défavorisés ? Pourquoi la photographie de la pauvreté de l’Insee ne dément pas l’existence de la France périphérique<!-- --> | Atlantico.fr
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La pauvreté en France ne se repartit pas pareil sur tout le territoire.
La pauvreté en France ne se repartit pas pareil sur tout le territoire.
©OLIVIER LABAN-MATTEI / AFP

Droit de réponse

Une étude de l'Insee publiée mardi 2 juin tire plusieurs enseignements sur la répartition de la pauvreté en France, dont celui que la pauvreté se concentre essentiellement dans les "villes-centre" des grands pôles urbains, alors que le géographe Christophe Guilluy met en évidence un phénomène d'exode des classes populaires vers le périurbain.

Laurent Chalard

Laurent Chalard

Laurent Chalard est géographe-consultant, membre du think tank European Centre for International Affairs.

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Christophe Guilluy

Christophe Guilluy

Christophe Guilluy est géographe. Il est l'auteur, avec Christophe Noyé, de "L'Atlas des nouvelles fractures sociales en France" (Autrement, 2004) et d'un essai remarqué, "Fractures françaises" (Champs-Flammarion, 2013). Il a publié en 2014 "La France périphérique" aux éditions Flammarion et en 2018 "No Society. La fin de la classe moyenne occidentale" chez Flammarion.

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Atlantico : Les résultats de cette étude de l'Insee ont été interprétés comme remettant en cause l'existence de la France périphérique. Cela est-il réellement le cas ?

Christophe Guilluy :La nouvelle géographie sociale que je développe dans la "France périphérique" n’est en rien contradictoire avec cette étude de l’Insee. Je crois qu’il y a une confusion (entretenue ?) sur ce qu’est  la "La France périphérique". Ce concept, nouveau, décrit les territoires où se répartit l’essentiel des catégories modestes et populaires. Ces territoires sont divers : il s’agit de petites villes, de villes moyennes et de zones rurales. Elle comprend donc des espaces ruraux, urbains et périurbains. Beaucoup de villes-centres de "grands pôles urbains" font partie de cette France périphérique. On y trouve aussi des quartiers de logements sociaux !

Le point commun à l’ensemble de ces territoires est qu’ils sont habités par des catégories populaires, ouvriers, employés, paysans ou petits indépendants et qu’ils sont situés à l’écart des zones d’emplois les plus actives qui sont celles des plus grandes métropoles. Au total, c’est près de 60 % de la population qui vit là.

À l’inverse, la France des métropoles  (celle des 25 aires urbaines les plus peuplées) concentrent 40 % de la population. Cette France des métropoles est urbaines et périurbaines, elle correspond aux zones d’emplois les plus dynamiques, celles qui créent le plus de richesse et concentrent , du fait de la gentrification, l’essentiel des cadres…et des zones urbaines sensibles où se concentrent les populations les plus fragiles.

Je ne conteste donc aucun chiffre de l’Insee concernant les taux de pauvreté dans les villes-centres et le périurbain, d’ailleurs à aucun moment, je n’ai dit ni écrit que le taux de pauvreté dans le "périurbain"  était plus élevé. Mon travail sur la nouvelle géographie sociale vise à localiser dans l’espace, non pas les "pauvres" mais les catégories populaires. Pour réaliser ce travail je me suis affranchi du découpage de l’Insee entre espaces urbains, périurbains et ruraux. La "France périphérique" recouvre des espaces urbains, ruraux, périurbains, des petites villes, des villes moyennes, des villes-centres et des périphéries ! L'opposition France des métropoles et France périphérique qui est de nature géographique ne recouvre donc que partiellement la répartition sociale. Il y a des populations "fragiles" dans les deux types d’espaces.

Précisions, la France périphérique n’est pas seulement la résultante de "l’exode des classes populaires des banlieues" : la majorité des classes populaires de la France périphérique ne viennent pas de la banlieue (l’exode s’est plutôt réalisé à proximité des banlieues donc dans le périurbain des métropoles), elles étaient présentes sur place. En revanche, il est vrai que la majorité de ces classes populaires cherchent à éviter ces quartiers sensibles.

Laurent Chalard : Non, pas du tout. En effet, l’étude de l’Insee ne repose pas sur les mêmes catégories que celles déterminées par Christophe Guilluy, qui a contrario de la majorité des autres chercheurs, s’est affranchi des catégories statistiques définies par l’Insee, qui ont tendance à biaiser le débat. En conséquence, comparer leurs résultats n’a aucun sens sur le plan scientifique. Par exemple, dans ses travaux, Christophe Guilluy ne retient que les 25 aires urbaines de plus de 370 000 habitants alors que l’Insee retient celles comptant plus de 10 000 emplois ! Cette différence notable sous-entend qu’une large part des villes-centres des grands pôles urbains définis par l’Insee appartient en fait à la France Périphérique de Guilluy, rendant toute comparaison impossible et donc non pertinente.

De quelle nature est la pauvreté évoquée par le rapport de l'Insee, comparativement à celle décrite dans la France périphérique ? A côté de quelle réalité passe-t-on quand on se focalise, comme le fait l'étude de l'Insee, sur la pauvreté statistique, objective ?

Christophe Guilluy : La carte de la pauvreté décrit une autre réalité que celle des classes populaires mais elle reste pertinente. Je rappelle que la nouvelle carte de la géographie prioritaire a été construite à partir du critère de pauvreté et que cela à permis de faire rentrer des petites villes comme Guéret, Villeneuve sur lot , Privas  ou Villers-cotterets dans la procédure.  Jusqu’à présent, les quartiers éligibles étaient déterminés à partir de critères multiples, notamment le taux de chômage, la présence de grands ensembles de logements sociaux, d’immigrés, de jeunes ou de familles monoparentales. Les quartiers de banlieue des grandes métropoles étaient ainsi mécaniquement surreprésentés. Ces nouvelles règles ont donc permis de faire entrer dans la géographie prioritaire un nombre important de petites villes de la France périphérique et/ou industrielle. Si on y avait inclus le rural, d’autres territoires y seraient mécaniquement rentrés.

Laurent Chalard : Il existe un malentendu concernant l’interprétation des travaux de Christophe Guilluy. Ce dernier parle de "classes populaires" et de fragilité sociale, c’est-à-dire de populations qui ne rentrent pas forcément dans la catégorie "pauvre", mais peuvent potentiellement s’y retrouver. En effet, il convient de rappeler que "populaire" et "pauvre" ne signifie pas la même chose. Les classes populaires ont toujours été numériquement plus fournies que les pauvres et tous les ouvriers, heureusement, ne sont pas pauvres ! Or, l’étude de l’Insee porte uniquement sur les populations pauvres, c’est-à-dire une fraction des classes populaires, dont la répartition géographique n’est pas la même que les classes populaires dans leur ensemble. Le choix de l’Insee conduit donc à mettre en avant les zones de plus forte concentration de la pauvreté stricto sensu, en l’occurrence au sein des villes-centres, ce que personne ne conteste, Christophe Guilluy y compris. Par contre, la définition de l’Insee ne tient pas compte des populations fragiles, qui se situent légèrement au-dessus du seuil de pauvreté, pouvant basculer rapidement dans la pauvreté, et qui se retrouvent plutôt dans la France Périphérique. 

Le rapport souligne que "dans l’ensemble des grands pôles urbains, les prestations sociales constituent en moyenne 42 % du revenu disponible des 10 % de personnes les moins aisées. Cette part atteint 46 % dans l’ensemble des villes-centres, qui concentrent souvent les plus fortes inégalités, contre 39 % en moyenne sur l’ensemble des banlieues et 29 % sur l’ensemble des couronnes des grands pôles, toujours pour les 10 % les plus pauvres." Etre pauvre à Paris, est-ce la même chose qu'être pauvre dans la France Périphérique ?

Christophe Guilluy : Oui, il n’y a rien d’illogique. Dans les grands pôles urbains, c’est le cas dans les grandes métropoles. il existe des quartiers pauvres dans la ville-centre, du périurbain riche, des banlieues diverses. Là encore tout dépend de quelle ville-centre, périurbain on parle. La ville-centre de Saint-Dizier n’a rien à voir avec celle de Montpellier, de la même manière le périurbain de Lens n’a pas la même réalité social que celui des Yvelines !  

Laurent Chalard : Non, ce n’est pas la même chose dans le sens qu’un pauvre en région parisienne a potentiellement accès à tous les éléments qui peuvent lui permettre d’améliorer sa situation sociale (services publics, aides sociales, emplois), ce qui n’est pas le cas dans la France Périphérique. En effet, du fait du désengagement de l’Etat, qui se traduit par la disparition des services publics, et de la désindustrialisation qui touche ces territoires, qui se traduit par la disparition de l’emploi, les habitants de la France Périphérique se retrouvant en situation de pauvreté doivent parcourir des distances très importantes pour avoir accès à un emploi et/ou des aides de l’Etat, ce qui constitue un frein considérable à leur évolution sociale.

Quels risques prend-on à sous-estimer les effets sur le corps social de la fragilité des classes populaires et du sentiment de déclassement des classes moyennes, c'est-à-dire à sous-estimer la paupérisation relativement à la pauvreté ?

Christophe Guilluy : Le risque est assez clair, il s’agit d’une montée de la contestation  des politiques publiques et ensuite de l’Etat-providence par ceux-là même qui en ont besoin et en bénéficie aussi !

Laurent Chalard : Le risque est de continuer de renforcer le sentiment de défiance vis-à-vis des élites et donc le vote d’extrême-droite, le Front National se présentant aujourd’hui comme le défenseur des populations fragilisées de la France Périphérique. La fragilité sociale et la peur du déclassement s’est aujourd’hui répandue dans une large partie des classes populaires, ce qui produit un mal-être certain, qui est source de tensions. Dire à ces populations qu’elles n’ont pas à se plaindre car elles ne sont pas aussi miséreuses que les exclus des villes-centres, dont une partie est issue de l’immigration internationale, n’est pas le meilleur moyen de leur faire comprendre qu’on a entendu leurs inquiétudes. Cela révèle surtout un mépris de classe et une incompréhension de la peur du déclassement, pourtant largement étudiée par les sociologues.

La méthodologie de l'Insee découpe le territoire en espaces urbains, périurbains et ruraux. Quelles sont les limites de cette approche ? A côté de quelles subtilités passe-t-elle ?

Christophe Guilluy : L’analyse de la question sociale à partir de la division de l’espace entre urbain, périurbain et rural ne permet pas de repérer les véritables dynamiques sociales . Exemple : si l’analyse de l’Insee montre, à juste titre, que les taux de pauvreté sont plus élevés dans les villes-centres, elle oublie que la majorité de ces villes-centres font partie de la France périphérique. De la même manière, si le périurbain des grandes métropoles est plutôt aisé, il existe aussi un "périurbain subi" (expression du géographe Laurent Chalard) dans la France périphérique. C’est pourquoi je me suis affranchi de ce découpage.

Laurent Chalard : La méthodologie de l’Insee, qui a un intérêt dans le cadre d’une comparaison à l’échelle nationale, n’en n’échappe pas moins à un biais traditionnel qui est de créer une typologie uniformisatrice sur l’ensemble du territoire, c’est-à-dire que les villes-centres, les banlieues et les espaces périurbains sont considérés comme identiques quelle que soit leur localisation sur le territoire français, ce qui, bien évidemment, peut-être source de biais. En effet, l’un des objets de la géographie est justement d’étudier l’inégale répartition des faits sociétaux selon les territoires, ce que ne permet pas de prendre en compte la terminologie proposé par l’Insee. En outre, cette typologie pose un problème concernant les villes-centres. En effet, leur taille démographique varie grandement et donc rassembler dans une même catégorie, Paris et disons Saint-Quentin dans l’Aisne, n’a pas vraiment de sens, d’autant plus que la première ne représente qu’une fraction de la population de son aire urbaine (2,2 sur 12 millions d’habitants) alors que la seconde comprend près de la moitié de la population de son aire urbaine (53 000 habitants sur 111 000 en 2010).

Peut-on considérer que cette étude de l'Insee vient en réalité renforcer le concept de France périphérique ?

Christophe Guilluy : Oui car elle permet de repérer l’importance des situations de pauvreté dans des espaces urbains de la France des métropoles mais aussi dans celle de la France périphérique.

Laurent Chalard : Ni oui, ni non. L’étude de l’Insee reposant sur une terminologie totalement différente de celle retenue par Christophe Guilluy, elle ne permet donc pas d’infirmer ou de renforcer le concept de "France Périphérique".  C’est un faux débat qui n’aurait jamais dû avoir lieu.

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