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Onu, OMC, Francophonie et cie… : le grand détraquement du multilatéralisme
©JOHN MOORE / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP

Changement d'ère

Le Comité des droits de l'homme de l'Onu va se prononcer contre la loi française interdisant la burqa et le niqab. Une proposition née grâce à la culpabilité occidentale qui gangrène les institutions nées après la Seconde guerre mondiale.

Philippe Fabry

Philippe Fabry

Philippe Fabry a obtenu son doctorat en droit de l’Université Toulouse I Capitole et est historien du droit, des institutions et des idées politiques. Il a publié chez Jean-Cyrille Godefroy Rome, du libéralisme au socialisme (2014, lauréat du prix Turgot du jeune talent en 2015, environ 2500 exemplaires vendus), Histoire du siècle à venir (2015), Atlas des guerres à venir (2017) et La Structure de l’Histoire (2018). En 2021, il publie Islamogauchisme, populisme et nouveau clivage gauche-droite  avec Léo Portal chez VA Editions. Il a contribué plusieurs fois à la revue Histoire & Civilisations, et la revue américaine The Postil Magazine, occasionnellement à Politique Internationale, et collabore régulièrement avec Atlantico, Causeur, Contrepoints et L’Opinion. Il tient depuis 2014 un blog intitulé Historionomie, dont la version actuelle est disponible à l’adresse internet historionomie.net, dans lequel il publie régulièrement des analyses géopolitiques basées sur ou dans la continuité de ses travaux, et fait la promotion de ses livres.

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Atlantico : Alors que le monde post-1945 s'est construit sur la création de nombreuses agences internationales, donnant naissance à un multilatéralisme reposant sur l'ONU, le FMI, l'OMC ou même la Francophonie, ce système semble désormais affaibli. Ne peut-on pas voir ici la révélation d'une confusion entre valeurs occidentales et universalisme qui s'est peu à peu révélée à l'aune de la montée en puissance de pays comme la Chine ? 

Philippe Fabry :Il est indéniable que le système mis en place en 1945 reflétait les rapports de forces de l’époque : une place centrale était donnée aux vainqueurs de la guerre en Europe, auquels on adjoignait la Chine qui avait été le principal allié des Etats-Unis et de l’Empire britannique contre le Japon. Les membres permanents du Conseil de Sécurité des Nations-Unies sont les vainqueurs de la Seconde guerre mondiale. En 1950 ces pays représentaient ensemble plus de 50% du PIB mondial, et les pays occidentaux du Conseil, les USA, le Royaume-Uni et la France, représentaient à eux seuls près de 38 %. Il faut encore ajouter à cela que les Etats-Unis dominaient les autres principaux vaincus, à savoir l’Allemagne, l’Italie et le Japon, lesquels comptaient pour près de 12% du PIB mondial, de sorte que même face à la Chine (4,5%) et la Russie (9,6%) communistes, le camp dirigé par les Etats-Unis contrôlait la moitié de l’économie mondiale.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire aujourd’hui, le rapport n’a pas évolué défavorablement aux Etats-Unis : d’après les données du FMI en 2017, si leur part dans le PIB mondial a légèrement reculé ( de 28 à 24 %), tout comme celle de l’Europe (de 26 à 21 % environ) celle du Japon a doublé (de 3 à 6%). Les Occidentaux et leur allié japonais demeurent donc majoritaires dans le PIB mondial. La Russie, de son côté, n’est plus aussi imposante qu’au temps de l’URSS et a vu sa part dans l’économie divisée par 5. En revanche, la Chine a bondi et représente à elle seule 15 % de l’économie mondiale.   

Les soubassements du système international, et notamment de la domination occidentale, n’ont donc pas été sérieusement entamés, contrairement à ce que l’on entend souvent : certes le reste du monde s’enrichit, mais pas aussi vite qu’on n’en a le sentiment, ou en tout cas les Occidentaux eux-mêmes se sont suffisamment enrichis pour que leur rang ne soit pas encore sérieusement menacé.

En revanche, on peut relever qu’au cours de la dernière décennie, la Chine a atteint un poids économique similaire à celui du Pacte de Varsovie dans les années 1950, ce qui fait renaître des tensions similaires à celles de cette époque.

Et ce d’autant que, pour revenir à la question des valeurs, on attendait de l’enrichissement de la Chine qu’il débouchât sur une ouverture politique, une démocratisation, et que ce que l’on observe depuis les derniers mois est un retour des pires pratiques autoritaires du Parti Communiste, avec un Xi Jinping qui est devenu dirigeant sans limite de temps, la réédition de purges massives dans le Parti et la déportation de populations par centaines de milliers des Ouïghours du Xinjiang. Et ce retour de pratiques autoritaires, précisément, s’inscrit dans le processus d’affirmation nationale de la Chine : c’est un moyen pour le gouvernement chinois de manifester son insoumission à l’Occident que de se crisper de la sorte en rejetant les valeurs occidentales, les droits de l’homme, etc.

En quoi la culpabilité occidentale a-t-elle pu participer à ce mouvement ? En quoi la volonté de prôner ce multilatéralisme s'est-il heurté à une réalité différente, notamment en termes de valeurs ? 

Plutôt que de parler simplement de culpabilité, j’évoquerais plutôt une évolution de la vision occidentale du rôle civilisateur.

Aujourd’hui, on a souvent tendance à ricaner ou à s’offusquer des propos que Jules Ferry tenait à la fin du XIXe siècle et qui résumait bien l’état d’esprit des Européens de l’époque, sur le devoir et le droit des races supérieures - l’européenne blanche, en l’occurrence - à éduquer les races inférieures.

Pourtant, si l’on n’est pas hypocrite, on doit admettre que la position occidentale est toujours la même : l’Occident estime de son droit et de son devoir de civiliser le reste du monde, et c’est à ça que devaient servir ces institutions internationales. La seule chose qui a changé est que les Occidentaux, qui ont eux-mêmes poursuivi leur processus de civilisation, ont estimé plus moralement élevé de recourir à ce genre d’instances et à une démarche plus consensuelle que le fouet colonial pour arriver à ce résultat escompté de l’éducation des pays sous-développés.

Il faut donc se méfier de cette idée de « culpabilité », car en réalité les Occidentaux n’ont jamais cessé de s’estimer supérieurs ; au contraire, ils estiment, sans forcément l’avouer, comme un élément de leur supériorité morale leur capacité à culpabiliser de leurs mauvaises actions passées - c’est cette capacité qui fait d’eux des nations civilisées, et soyons francs : si l’on ne demande pas aux pays arabes de se repentir pour des siècles de traite négrière, c’est parce qu’on les estime trop barbares et arriérés pour partager des sentiments aussi élevés que nous. C’est là un des grands non-dits de la politique internationale depuis maintenant plusieurs décennies.

Or, quand vous estimez la moitié de vos partenaires comme des sous-civilisés mais que vous refusez d’en tirer les conséquences en l’admettant publiquement et en vous imposant d’autorité, et de privilégier l’alternative qui est de tenter une démarche consensuelle, vous vous retrouvez souvent obligé de reconnaître les mêmes droits à la parole à des pays totalement arriérés ou tyranniques, et les mêmes places statutaires qui vont avec. C’est ainsi qu’on a vu régulièrement siéger voire présider à des comités censés veiller à la défense des droits humains de pays qui mériteraient toutes les condamnations possibles au regard de ce principe.

Là est sans doute la principale désillusion actuelle du multilatéralisme : pour amener des peuples et gouvernements étrangers à adopter les contraintes de la civilisation, dialoguer d’égal à égal ne suffit pas. 

Un système efficace de ce point de vue ne devrait-il pas reposer un Occident qui s'assume et défend ses valeurs, quitte à vouloir dépasser un multilatéralisme qui ne semble plus exister qu'en théorie, contrairement à ce que semble en penser Emmanuel Macron ? 

C’est tout le sens de l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis. C’est ce que n’ont pas compris la plupart des commentateurs, qui ont dit que Donald Trump serait un président isolationniste. En réalité l’isolationnisme de Donald Trump n’existe qu’en ce qui concerne la prise de décision : les Etats-Unis doivent être seuls à décider, et les autres doivent suivre. C’est assumer totalement le rôle des Etats-Unis comme prince des nations. Cela n’est pas non plus totalement inédit : en fait c’était déjà l’attitude de Ronald Reagan, qui en avait assez de voir son pays céder continuellement aux Soviétiques et s’adresser à eux poliment comme s’il s’agissait de rapports d’égal à égal. En arrivant au pouvoir, Reagan affirma qu’il y avait un camp du bien et un empire du mal, et qu’il était hors de question de renvoyer les deux dos à dos, de faire comme si tout se valait.

Aujourd’hui, Donald Trump fait la même chose, mais avec un discours moins encombré de morale, du moins pour le moment : la Chine doit plier parce qu’elle ruine les Etats-Unis et pille leurs innovations. Mais il est vraisemblable que, le conflit se prolongeant, l’accent sera mis de plus en plus sur le caractère maléfique du régime du Parti Communiste Chinois.

Permettez-moi de finir sur une analyse plus fondamentale, que j’ai déjà évoquée dans vos colonnes : depuis 1945, les Etats-Unis bâtissent un Etat mondial dont ils sont le suzerain qui devient progressivement le souverain, sur le même mode que les rois d’Europe ont bâti les Etats modernes européens. La différence est qu’à la place d’un prince il y a une nation-prince, les Etats-Unis, et à la place des grands féodaux à dompter il y a des nations indépendantes. Les Nations-Unies sont pour les Etats-Unis l’équivalent des Etats Généraux pour les rois de France : un outil de légitimation du pouvoir, certainement pas un organe de contrôle. Les USA recourent aux Nations Unies lorsqu’ils souhaitent légitimer leur action par le consensus apparent de la communauté internationale, mais ne se sont jamais privés de faire ce que bon leur semblait si l’ONU n’était pas d’accord (en Irak, notamment).

Or, dans la construction d’un ordre étatique, cette coopération avec une assemblée légitimante n’est qu’une étape, à laquelle succède, une fois le prince suffisamment puissant, une phase absolutiste.

C’est vers l’équivalent de cela qu’on se dirige, et cela passera par la réduction des derniers grands barons hostiles au pouvoir du prince des nations : la Russie et la Chine.

La guerre commerciale de Donald Trump n’est à ce titre qu’une première étape : ce que cherche Trump, ce n’est pas simplement ramener la Chine à la table des négociations, c’est la tordre, la faire plier, casser le régime chinois comme les USA ont jadis cassé l’URSS. C’est pourquoi le Président des Etats-Unis applique une à une toutes les recettes de Reagan qui ont mené à l’effondrement soviétique. L’idée étant qu’une fois la Chine matée, la Russie ne tiendra pas longtemps.

L’isolationnisme de Trump, ce n’est pas le repli, c’est l’élimination méthodique de la concurrence pour établir définitivement le monopole de la puissance américaine.

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