Olivier Rolin, ou « les sentiments désaffectés » <!-- --> | Atlantico.fr
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Olivier Rolin publie « Vider les lieux » aux éditions Gallimard.
Olivier Rolin publie « Vider les lieux » aux éditions Gallimard.
©Francesca Mantovani / DR / Gallimard

Atlantico Litterati

Olivier Rolin publie « Vider les lieux » ( Gallimard). Le temps est le personnage principal de ce roman nostalgique : contraint et forcé, le narrateur doit déguerpir. Quitter tout ce qu’il aimait. Quid alors de ces livres, lettres, souvenirs enclos en ce lieu qu’il faut -hélas- et contre son gré, abandonner ?

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

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Repères

Ancien de Louis-Le-Grandet de Normale-Sup, Olivier Rolin-dont le père était lecteur du Canard Enchainé et la grand-mère bretonne – a été journaliste à Libération etau Nouvel Observateur, puis éditeur au Seuil. Romancier, il a publié, entre autres fictions remarquées :

-« Bar des flots noirs »/ Seuil/1987 : «  Nous ne pouvons penser que bombardé de décombres, il me semble. Enterré vif, criblé. Nous mettons pour sortir notre smoking de ruines, vieux dandy en gravats.»

-« Port- Soudan » /Seuil/1994/ Prix Femina 1994 : « La nuit s'écroulait d'un coup, comme une vague énorme déferlant depuis les côtes de l'Arabie, tout glissait soudain dans l'empire de l'obscur où les brasiers mettaient des battements d'ailes rouges et les lampes à kérosène des halos blancs étoilés de moustiques. »

-« Tigre en papier »/ Seuil/ Prix France-Culture 2003 «Internet n'existait pas, ni le TGV ni les portables ni le câble ni les walkman ni les répondeurs. Les pavillons de Baltard ouvraient encore leurs parapluies au-dessus du ventre de Paris, la télé était en noir et blanc(…) C'était dans la nuit des temps… »

-« Un chasseur de lions »/ Seuil- 2008

"C'est une des poétiques conséquences du temps qui passe : les témoins meurent, puis ceux qui ont entendu raconter les histoires, le silence se fait, les vies se dissipent dans l'oubli, le peu qui ne s'en perd pas devient roman, qui a ainsi à voir avec la mort"

-« Le Météorologue » /Seuil/2014 «(..)il rêvait de domestiquer l’énergie des vents et du soleil, il croyait "construire le socialisme", jusqu’au jour de 1934 où il fut arrêté comme "saboteur". À partir de cette date sa vie, celle d’une victime parmi des millions d’autres de la terreur stalinienne, fut une descente aux enfers »

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-« Extérieur monde » , (Gallimard 2019). "

« Voir, apprendre à voir, c'est du métier d'écrivain. Perec, citant Jules Verne en exergue de La vie mode d'emploi : "Regarde de tous tes yeux regarde !"

Auteur en outre de « En Russie » (1998), «Bakou, derniers jours» (2010), puis «Sibérie» (en 2011)parmi de nombreux récits de voyages, Rolin est unspécialiste de la Russie ; concernant « la terreur stalinienne », il précise : « Cette machine à tuer est aussi une machine à effacer la mort. »…

Olivier Rolin a obtenu en 2019 le Grand Prix Paul Morand de l’Académie Française pour l’ensemble de son œuvre.

Tel Oscar Wilde qui se plaisait à constaterque la vie imite l’art ( et non l’inverse), Olivier Rolin a souvent vérifié « quela vie imite l'écriture ». Par parenthèses le romancier -quel qu’il soit -doit se méfier : tout ce que l’on écrit arrive. C’est à la fin du premier confinement- lorsque nous rédigions nous-mêmes nos bulletins de sortie, qu’Olivier Rolin, contraint par ses propriétaires,a dû quitter son repaire de la rue de l’Odéon- 75006, Paris. Ses milliers de livres et lui cohabitaientdepuis 37 ans dans ce repaire chargé d’histoire. A son arrivéerue de l’Odéon dans le voisinage prestigieux de La Maison des Amis du Livre d’Adrienne Monnier (1892-1955), face àla non moins fameuse librairie « Shakespeare and Company »(où Sylvia Beach publia en 1922 la première édition d’ «Ulysse » de James Joyce), Olivier Rolinressemblait aux « litterati »quihantaient ce quartier.« J’écrivais encore sur du papier, à l’époque, avec un stylo à encre noire », précise l’auteur. Dans son nouvel opus « Vider les lieux », la vie imite l’écriture du roman que nous lisons ; le narrateur fait l’inventaire de la pensée, du caractèreet de la biographie des auteurs de ses huit à dix mille livres (il s’agit -entre autres- des œuvres de Borges,Camus, Daniel Defoe, Homère, Joyce, Orwell, Breton, Aragon, Gide, Cendrars, Michaux, Leiris, Claudel, Léon-Paul Fargue, Hemingway, Djuna Barnes, Montaigne, Pasternak,Claude Simon, Scott et Zelda Fitzgerald, Proust-l’auteur de la Recherche souffritlui aussi terriblement lorsqu’il fut obligéde déménager ). Sans oublier ces paysages parcourus partout,OlivierRolin rédigeant chaque fois un récit de voyage. Il y a aussi ( et qui animent le livre en train de s’écrire) ces 2500 lettres, dont certaine de femmes amoureuses, lettre reçues rue de l’Odéon :« je parcours quelques-unes de ces lettres( si je m’écoutais je les relirais toutes mais ce n’est pas le moment, j’ai encore tout ce foutu déménagement à faire » ,se plaint le narrateur ; il y aces timbres du Mozambique, cesrencontres se reproduisant par le souvenir.Olivier Rolin nousfait visiter ce formidable amplificateurqu’est le « remembrance » à l’œuvre dans chaque page de « Vider les lieux ».

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Quitter son domicile contre son gré précipite une sorte de deuil de soi -même. Surtout quand on est cet écrivain de la subtilité et des nuances qu’est Olivier Rolin. Cet érudit discret, ce styliste. Déménager est une épreuve pour l’artiste- qu’est l’auteur de « Port-Soudan » ( Prix Femina). Ce pourquoi nous le voyonserrer, parmiles cartons du déménagement. « Tant de livres,tantd’objets, tant d’années- trente-sept ! la moité de ma vie, presque toute ma vie d’homme- tout a fini par disparaître. Liquidation totale », songe le narrateur.Des milliers delivres, autant de lettres, desdizaines de cartes géographiques et autant de souvenirs divers : l’histoire de la rue de l’Odéon et celle du narrateur défilent. Cet exercice mémoriel, forcément mélancolique, entraîne le lecteur aux quatre coins de la planète avec l’auteur qui se souvient du lieu et des circonstances de chacune de ces lecturesou de ces périples en solitaire. Nousvoyageons via l’imaginaire de l’auteur ainsi qu’en nous-mêmes. « Vider les lieux » s’accomplit. Un roman proustien dela digression, la mémoire procédant par fragments dissemblables- voire opposés-, sans logique narrative apparente. Mémoire que seule la littérature permet de« fixer » puisque la recherche et l’exploration du passé est sa fonction première, sa définition. « Mon départ ,ce matin-là, pour insignifiant qu’il soit, dans le drame du monde, c’est le dernier petit épisode en date de l’effacement des Lettres dans ce qui fut « Le noble quartier de l’Étude »Pas du tout certain, et c’est le seul moment du roman où l’auteur pourrait se tromper. La Librairie en France se porte bien. Les Lettres, non seulement ne sont pas en perdition, mais chaque français ou presque a un manuscrit dans ses tiroirs. Le latin et le Grec sont « tendance ». Les françaissont un peuple politique et littéraire, constatentles experts.

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Forcé de quitter tout ce qui formait son refuge, le narrateur d’Olivier Rolin dispose de ce que lui propose le souvenir ;autant de fragments narratifsd’hier quilui fabriquent un cocon, abstrait certes, mais existant tout de même pour celui qui, écrivain, vit de toute façon dans l’abstraction.« Le bruit des derniers pas que je fais dans l’appartement, le matin de mon départ, retentit comme dans une citerne. Combien de milliers de pas dans ces pièces depuis que j’y ai emménagé ?(…)Quand j’écris, j’ail’habitude de marcher de long en large pour chercher les mots, ou les attendre »

Partir, alors,changer de décor, est-ce -déjà- mourir un peu ? Non, si, par chance,derrière le rideau baissé sur ce théâtre qu’est toute existence, se fabrique en douce un nouveau livre. Tel estledestin de « Vider les Lieux » d’Olivier Rolin: il s’agitdu roman que nous lisons. La mélancolie gouverne ce texte mais pour l’auteur, dans la vie, tout ira bien, grâce à sa littérature. C’est la « fin d’un monde », chuchote cependant Olivier Rolin, qui, lui aussi, « éteint la lumière en partant » . 

Annick GEILLE

Extrait1

Et je fus remis à ma place de vieux (con)

Après l’éradication des deux sœurs, l’appartement était resté vide pendant des années, jusqu’à être occupé par une groupe de squatters d’extrême- gauche qui se parait du titre de « Commune libre de la rue de l’Odéon ». Ils auraient pu se réclamer de leur lointain prédécesseur dans ces lieux, quiavait été en son temps, républicain avant Robespierre, internationaliste, ennemi de la peine de mort, antiesclavagiste, pourfendeur de lacorruption des « révolutionnaires »américains, un passionné de cette pureté à laquelle, sans doute, ils aspiraient, mais je ne pense pas qu’ils le connaissaient. J’avais avec eux un rapport compliqué. Je me montrais peut-être trop intolérant, mais comment supporter patiemment le bruiteffarant qu’ils faisaient parfois en plein milieu de la nuit, lorsqu’ils rentraient de l’une de leurs expéditions ? Chocs, raclements, grêles de pieds chaussés d’énormes croquenots, battements, roulements, ébranlant le plafond, dont tombaient des écailles de plâtre. Ce n’était pas seulement parce qu’ils rendaient impossible le sommeil que ce tintamarre était exaspérant, ni par la crainte qu’il me faisait éprouver que les vieilles solives du dix-huitième siècle n’y résistent pas et que toute la bande ne chute soudain dans ma chambre à coucher, mais par les efforts d’interprétation auxquels ils m’obligeaient : mais qu’est-ce qu’ils foutent ? Traînent des meubles, construisent une barricade d’appartement, s’entraînent au close-combat ? Dansent ? Mais alors il fallait que, tels les Iroquois de Chateaubriand, ils sautent « comme une bande de démons ». Me rhabillant, ivre de rage, je faisais irruption chez eux (une nuit vers deux heures et demie du matin, comme ils n’ouvraient pas, je balançai dans la porteun grand coup de pied, qui fit sauter la serrure : exploit à la Bruce Lee qui me valut leur considération) et en général, je dois reconnaître qu’ils s’arrêtaient. Une fois, je croisais dans l’escalier celui qui semblait être leur chef, un assez beau mec au teint olivâtre, le seul à n’être pas barbu. « Pourquoi êtes-vous si rogue, me demanda-t-il ? – Parce que vous m’emmerdez- On fait des efforts », me rétorqua-t-il. Et c’était vrai. « Je suis d’un âge entre eux et vous, me fit remarquer un type aux cheveux grisonnants, au look de travailleur social, qui l’accompagnait, ils ont vingt ans… » Et je fus remis à ma place , de vieux ( con).

Extrait 2

Il y a de la vie et de la mort à l’œuvre

« Écrire un livre, c’est une affaire beaucoup moins dramatique que de soigner un malade ou un blessé, mais tout de même, il y a de la vie et de la mort à l’œuvre. Ce à quoi on essaie de donner vie menace à chaque instant de périr. Ne se contente-t-on pas de faire seulement « les gestes quipourraient le sauver » ? On est toujours sur le fil du rasoir. Le doute ne cesse de m’accompagner tout au long de l’écriture et je ne vois pas de raison de le dissimuler.

Extrait 3

Le poids des lettres

Le temps qui a passé a rendu inaudible le chœur des voix qui y sont encloses- milliers de paroles gelée enchâssées dans ce bloc énorme de papier, prisonnières de cette forêt de feuilles. Il y a des noms qui ne me disent plus rien, des sentiments comme désaffectés par l’absence de tout visage à quoi les relier. Il y a des écritures que je reconnaissais, que je reconnais encore, qui m’ont fait battre le cœur

Copyright Olivier Rolin « Vider les lieux »/ Gallimard / 222 pages/ 18 euros

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