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Jean Castex rencontre des éleveurs de bovins lors du 58e Salon international de l'agriculture au parc des expositions de la Porte de Versailles à Paris, le 26 février 2022.
Jean Castex rencontre des éleveurs de bovins lors du 58e Salon international de l'agriculture au parc des expositions de la Porte de Versailles à Paris, le 26 février 2022.
©JULIEN DE ROSA / AFP

Salon de l’Agriculture

Le rapport Démeter 2022 publié par l’IRIS fait le point sur les grandes tendances en matière d’alimentation et d'agro-alimentaire

Matthieu Brun

Matthieu Brun est chercheur associé à SciencesPo Bordeaux et Directeur scientifique de la Fondation pour l'agriculture et la ruralité dans le monde (FARM). Twitter : @MatthieuBrun3

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Atlantico : « Relance puissance appartenance », vous avez choisi volontairement les mots du président de la République pour la présidence française de l’UE pour décrire l’esprit de votre rapport. Au-delà du clin d’œil, pourquoi le choix de tel mot pour parler du sujet de l’alimentation ?

Matthieu Brun : Sur le plan européen, français et international, on a des enjeux très importants. Il y a le plan de relance qui fait une part importante à l'agriculture, qui représente une part importante sur le plan économique et du développement territorial, de l'accès à l'emploi et aux services en zones rurales. Ce triptyque est aussi essentiel à l'échelle internationale parce qu'il a longtemps été catalogué comme désuet. On voit une sorte de retour en haut des agendas politiques, avec l'agriculture qui se situe au carrefour de ces enjeux multiples. Tout ça est bien sûr lié aux enjeux du développement durable et à la lutte contre le changement climatique, mais avant tout à la sécurité alimentaire, qui devient la première des sécurités. La faim et la malnutrition sont aussi l'une des faces cachées de la crise du Covid, en augmentant un peu partout dans le monde, avec à peu près 1 milliard de personnes en situation d'insécurité alimentaire. Toute cette idée de relance et d'appartenance a des liens forts avec cette insécurité et ces défis alimentaires et géopolitiques. L'agriculture et l'alimentation sont les deux secteurs les plus essentiels.

De ce que l'on constate dans le rapport, notamment sur le plan français, met-on réellement les moyens de restaurer une puissance agricole ? Bien que la France reste actuellement l'une des plus grandes puissances agricoles européennes, on observe une érosion et un déclin. Fait-on ce qu'il faut pour la préserver ?

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Si on regarde la cartographie mondiale aujourd'hui, il y a beaucoup d'états qui ont réinvesti la question agricole. On avait parlé de la Russie depuis les sanctions avec l'invasion de la Crimée, et de la chine qui a investi énormément pour l'insécurité alimentaire. On parlait de Singapour qui est un petit état, mais qui met énormément de moyens pour relever ces défis techniques. On a des états qui sont plus ou moins indépendants sur le plan alimentaire qui réarment leur politique agricole. Du côté français, ça nous dit que nous avions considéré banale la question de l'alimentation, et nous avons mit moins de moyens pour parvenir à cette souveraineté alimentaire et agricole. Cette force agricole s'érode de façon assez claire comme le montrent les études (institut Montaigne) . Cette puissance reste très importante, mais la France ne devrait pas s'endormir sur ses lauriers parce que d'autres puissances continuent à innover et à faire de la recherche, en finançant des projets, etc. Il ne s'agit pas simplement de mettre en place des enveloppes financières importantes, il s'agit de mettre des moyens politiques. On peut tous se réjouir de voir se développer des plans, comme ceux sur les protéines, le Plan France relance, etc. Cette puissance agricole doit être maintenue et entretenue. Nous avons un tissu d'acteurs sur le plan territorial, avec les territoires extra-marins, qui produisent et transforment. La question la plus à la mode au niveau de la souveraineté alimentaire, c'est celle à laquelle le politique doit répondre. Manger et produire sont avant tout des actes politiques avec des acteurs économiques qu'il faut accompagner, notamment sur les aspects de transition et de durabilité sociale, économique et environnementale. Il faut profiter de cet effort de relance pour remettre le secteur au cœur de nos dynamiques et de nos préoccupations. 

La question agricole est très fortement une question agricole. On sait que l'Europe s'est investi dans le programme Farm to Fork, mais il y a un certain nombre de contestations sur le programme. Est-on dans une situation où l'Europe est un maillon faible dans la stratégie où l'on veut protéger notre agriculture ?

La politique agricole commune (PAC) est de plus en plus une politique alimentaire qui permet à un demi-milliard de personnes de s'alimenter tous les jours. Je pense que c'est très important de replacer la politique agricole française au sein de l'Union européenne. On peut se réjouir qu'une grande partie de notre histoire européenne soit bâtie sur la question agricole et alimentaire, ce qui a participé à la construction de cette entité politique, et aujourd'hui, une partie de nos échanges se font en intra-communautaire. On a une communauté agricole européenne au vrai sens du terme sur les questions agricoles et alimentaires, avec son lot de compétition et de concurrence. C'est une stratégie très forte qui introduit des notions de transition très vives. Nous sommes sur un cycle haussier sur les matières premières et agricoles, et beaucoup d'états notamment les États-Unis voient la stratégie européenne comme un affaiblissement de la production européenne, et donc potentiellement un segment économique de marché, avec un enjeu à sécuriser ces marchés dans le futur. 

Il y a des études d'impact qui ont été faites par les instances européennes, les organismes de recherche européens ont eux aussi montré des baisses de production et de productivité. Ce que propose Farm to Fork, c'est aussi des scénarios, avec un point d'arrivée. Pour y parvenir, il y a des transitions très fortes à faire au niveau consommateur, du gaspillage alimentaire, des modes et des régimes alimentaires. C'est aussi pour ça qu'il ne peut pas y avoir de stratégie forte pour une durabilité forte qui se fasse sans vision géopolitique. Si la Commission européenne veut porter cette stratégie au plus haut sur le plus international et au plan des politiques publiques en Europe, elle doit le faire aussi en amenant les autres états. L'Union européenne a besoin d'amener les autres états du monde à aller vers cette transition, et c'est pour ça qu'il faut garder en tête que l'on ne peut pas reposer sur nous-même.

Avons-nous les moyens géopolitiques de convaincre et d'amener aux partenaires à nous suivre ? Avons-nous les moyens de résister ?

Il existe des instances sur lesquelles on peut travailler, notamment sur le plan du commerce. L'OMC est en panne et nous espérons tous qu'elle va se réveiller pour pouvoir avancer. Ce sont beaucoup d'enjeux commerciaux. On voit aussi les discussions autour d'une taxe carbone, qui ne vont pas s'appliquer aux produits agricoles, mais qui le fera probablement un jour. Les fameuses clauses miroir brandies par le ministre de l'agriculture français, sur d'éventuels respects d'accords multilatéraux, via les normes d'importation et d'exportation. Donc ce sont autant d'outils que l'on peut mettre en œuvre, mais doit passer sur une réflexion profonde sur l'économie de marché, la mondialisation, les échanges et la coopération. Il ne faut pas s'interdire la question de la régulation, de l'énergie et de l'alimentaire. Les études le montrent bien, on est sur un récit de transformation et de transition. Pour atteindre les objectifs climatiques, on sait qu'il faudra passer par des transitions, et pour le faire, on ne pourra pas s'interdire de questionner le fonctionnement des marchés.
L'autre interrogation, se porte sur le fait de savoir si nous pourrons entraîner les autres états avec nous. On peut penser aux conséquences sur les marchés, si l'Europe n'arrive pas à entraîner d'autres nations dans la transition, on aura un vrai risque climatique et environnemental, mais surtout, un enjeu économique, d'accompagnement des pays en transition. Pour éviter qu'il y ai une surchauffe sur le plan des violences (des gens qui ont faim se déplacent, manifestent, etc.), nous n'avons plus le choix, il faut faire avancer les négociations sans oublier que tous les acteurs sont concernés. Les acteurs agricoles, notamment, sont engagés dans une transition très forte, mais aussi et surtout le consommateur a un pouvoir important et phénoménal. Est ce à nos agricultures de changer pour répondre à un marché, ou est-ce le marché qui devra réguler via sa volonté ? Nous pourrons voir dans le futur les paradoxes, et comment les consommateurs vont s'aligner avec leurs opinions.

La France, fait-elle assez pour inciter les consommateurs à changer leur mode de consommation ?

Il y a des choses qui sont faîtes à la mesure de l'état. Par exemple, orienter la commande publique et la restauration collective. Mais ce n'est certainement pas à l'état de dire ce qu'il faut manger ou pas manger. La question est de savoir comment lutter contre la précarité alimentaire, et de permettre à chaque citoyen de consommer les produits qui lui conviennent, et qui conviennent à une production qui respecte les limites de la planète.

Nous avons parlé des scénarios de long terme, mais des enjeux géopolitiques se posent de façon concrète. À quel point la situation se tend-elle ? Comment le bras de fer avec la Russie joue dans cette situation, notamment sur la question des engrais, et comment cela nous menace-t-il ?

La situation est extrêmement inquiétante. Les matières premières, dont le blé, connaissent des hausses très importantes. La FAO sur le sucre, le lait ont montré une hausse très importante de la même façon. Cet indice des prix est un indicateur de risques de conflits, d'émeutes et de tensions sociales. Nous sommes dans une situation particulièrement complexe, et l'épisode de Covid a permis d'avoir de bonnes récoltes pour nourrir la population. Nous sommes actuellement à un moment où les récoltes sur le plan international sont un peu en berne, les tensions sur les prix et en géopolitique sont à leur maximum. Il faut aussi voir à moyen terme, sur les prochaines récoltes, les risques possibles de déstabilisation des marchés internationaux sur le plan géopolitique. N'oublions pas que la Russie est le premier exportateur mondial de céréales, et donc c'est un acteur très important, comme peuvent l'être certains pays asiatiques sur le riz, par exemple. Si demain la Russie est confrontée à une situation qui ira limiter ses exportations, on aura aussi des enjeux importants dans l'arrière-cour de l'UE, mais aussi en Algérie, au Maroc, dans les pays qui sont confrontés à de fortes sécheresses. À l'horizon de l'été, on a des risques de tensions très importantes, dans des contextes politiques très complexes. Les mouvements politiques peuvent subvenir par d'autres mécontentements, et pas seulement alimentaires.

Actuellement, peut-on considérer certains pays comme souverains de leur propre alimentation ?

Sur le plan alimentaire, il y a assez peu de pays qui ont cette capacité à produire de tout, et à être autosuffisants sur le plan alimentaire. Ce sont aussi les conséquences du marché. Même la Suisse qui fait des stockages stratégiques n'y est pas. La France est à 80 % d'autosuffisance alimentaire, ce qui est raisonnable, en comparaison à d'autres pays, comme ceux du golfe, du Japon, de Singapour, etc. Ces 10 % de ce qui est produit sur la planète et échangé, permettent de sécuriser l'approvisionnement alimentaire de nombreux pays, et donc de stabiliser les situations politiques qui y sont contraintes. Il faut imaginer que ce sont des camions et des bateaux entiers d'alimentation qui circulent. C'est aujourd'hui très inquiétant de voir la Chine dépendre de l'Amérique du Sud pour s'approvisionner en soja, par exemple. On a une situation de forte interdépendance au niveau mondial, ce qui n'est pas un problème en soi. Les problèmes arrivent seulement lorsqu'on ne coopère pas. L'autosuffisance alimentaire n'existe pas, ça voudrait dire renoncer à certains aliments très spécifiques (le café, le chocolat, etc.).

Quand on parle d'innovation, qui est un enjeu d'avenir, dans quelle mesure pourrait-elle nous sortir de difficultés éventuelles dans l'agriculture ? L'innovation, peut-elle aider la transition écologique ?

L'innovation a un rôle essentiel. Ce n'est pas seulement une innovation technologique, comme des drones ou des IA qui viendront sauver la sécurité alimentaire globale. On a des innovations qui sont organisationnelles, l'organisation des agriculteurs entre eux, l'organisation de plateformes, de consommateurs entre eux, etc. Ce sont toutes ces innovations qu'il faut savoir conjuguer pour répondre au défi qui se pose. Pour ça, il faut avoir de la recherche, et des financements, qui puissent trouver des solutions. Le premier innovateur, c'est l'agriculteur dans son champ. Il n'y a plus une seule solution pour un problème, et chaque terroir, chaque céréale, chaque animal, a besoin d'une solution spécifique. C'est un métier qui devient extrêmement technique, surtout depuis que l'on parle de bien-être animal, de carbone, etc. Avec bien sûr un impératif de rentabilité économique. Tous ces enjeux se posent pour l'agriculteur, qui doit avoir accès à des semences, à de la génétique, mais aussi à des marchés qui permettent d'aller dans le sens de ces défis. Aujourd'hui, il y a un débat très fort sur l'utilisation des NBT (New breeding technics), et la question est de savoir comment se positionne la France dans cette course à l'innovation, pour répondre au défi. Nous avons plus le temps, et il faut trouver des solutions, et il y a une vraie idée de "faire équipe", pour trouver ces solutions, au grand défi du changement climatique, et de la sécurité alimentaire.

Sommes-nous encore en capacité de trouver des innovations ? Pouvons-nous penser que nous avons atteint un plafond de verre d'innovations ?

Il faut à la fois revenir aux fondamentaux de l'agronomie, en observant la biodiversité, la terre, les réactions entre les végétaux, pour pouvoir les généraliser, via le bio contrôle, comme le font certaines entreprises françaises. Dans le cas du bio contrôle, on va utiliser des insectes, et les introduire pour repousser des prédateurs ou des agents pathogènes. Ce sont des techniques qui ne sont pas intensives, et qui n'effraient pas le consommateur, très tournées vers la nature. On voit aussi toute l'utilisation de la data, avec les enjeux de souveraineté des données qui se posent. C'est aussi une piste d'utilisation et de réflexion, le Big data agricole. Nous pouvons trouver beaucoup de solutions, mais il faut aussi des gens pour partager ces innovations. Les centres de recherche que nous avons en France, INRAE, ARVALIS, mais aussi des entreprises d'innovation autour de la Tech, la Foodtech, on a un vrai écosystème qui peut prendre un problème et y trouver des solutions. Ça intéresse de plus en plus les investisseurs. C'est autant d'éléments favorables à cette dynamique.

Le métier d'agriculteur devenant de plus en plus technique, devient-il trop technique ? Les normes à respecter deviennent-elles un obstacle ?

Cette inflation normative est un réel problème. Aujourd'hui, être chef d'entreprise dans une exploitation agricole, c'est faire plein de métiers différents : comptable, ingénieur, vérifier les normes, répondre à des enquêtes, etc. Liés aussi aux enjeux de nouvelles pratiques, avec des interdictions de molécules, ou de nouvelles façons de faire. Ces demandes peuvent être légitimes, encore faut-il pouvoir faire ces transitions.
Pour renouveler cette compétitivité, il faut aussi miser sur les jeunes générations, et aujourd'hui, ces nouvelles générations non-issues du monde agricole, sont aussi tournées vers l'innovation, l'utilisation de la Tech pour ce qui est de la France. Ces générations ont envie de répondre à ces challenges et ces difficultés et leurs enjeux techniques. Il faut accompagner les gens avec des institutions et de la recherche, pour continuer de pouvoir produire dans les limites de notre planète, et simplifier ce métier.

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