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Non remboursement des dettes publiques et crise de l’euro, même pas peur ? Radioscopie du poids politique réel des "sans-épargne" en Europe
©Pixabay

Finances

Bon nombre d’analystes politiques ou économiques considèrent que l’euro est protégé par le fait que les citoyens européens – quelles que soient leurs opinions politiques – n’ont aucun intérêt à précipiter une crise de la monnaie commune car ils en seraient les premières victimes en raison de l’évaporation de la valeur de leur épargne. Mais qui détient vraiment quoi comme épargne en France, en Italie ou en Allemagne ?

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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La crise politique italienne a été l'occasion de la résurgence d'un argumentaire cherchant à indiquer que les électeurs votaient contre leurs propres intérêts, en menant à la victoire des candidats qui pouvaient faire peser un risque sérieux sur leur patrimoine financier. Or, et notamment les chiffres publiés par la Banque Crédit Suisse, les 50% des Français "du bas" ne détiennent que 5.4% du patrimoine total, 2.8% pour les Allemands, et 9.4% pour l'Italie. Des chiffres qui correspondent à ceux publiés par l'INSEE qui indique que 93% du patrimoine est détenu par les 50% des Français les plus riches, tandis que 50% du patrimoine total est détenu par les "10%"les plus riches. De plus, le patrimoine financier ici concerné par cet argumentaire, au contraire du patrimoine immobilier est massivement détenu par les 10% les plus riches de la population. En partant d'un tel constat, ne peut-on pas considérer que la majorité des électeurs pourraient ne pas être concernés par un tel argument ? Quel est le poids politique que pourrait représenter ces "sans épargne" dans les pays considérés ?

Christophe Bouillaud : Oui, le patrimoine est la chose du monde la moins bien répartie. Et, en plus, une catégorie de patrimoine – les actifs financiers soumis à une évaluation de marché – n’est détenue que par une petite partie de la population, alors qu’une autre – les biens immobiliers, et tout d’abord la détention de sa propre résidence – est beaucoup plus également répartie dans l’ensemble de la population.

En réalité, il n’y a donc qu’une grosse minorité d’électeurs qui souffriraient directement sur leur patrimoine financier si une crise financière majeure se reproduisait comme en 2007-08. Il est à noter que c’est cette même minorité qui a profité des politiques monétaires accommodantes des  banques centrales. En effet, comme elles n’étaient pas sans moyens, elles ont pu emprunter à des taux très bas pour investir dans des actifs immobiliers ou mobiliers.

Après il faut considérer que, dans le cas italien, un peu sur le modèle japonais, les épargnants italiens détiennent beaucoup de dette italienne, soit directement à travers des bons du Trésor, soit à travers les banques italiennes dont ils sont actionnaires ou obligataires. Une faillite de l’Etat italien serait donc d’abord un problème pour tous ces Italiens. Cependant, les statistiques de l’OCDE sur les inégalités de patrimoine montrent que l’Italie fait partie des pays les plus inégalitaires parmi les membres de cette dernière. Une faillite de l’Etat italien n’aurait évidemment pas les mêmes effets pour tout le monde – du coup, cette menace vis-à-vis de beaucoup d’électeurs italiens qui n’ont aucun patrimoine financier ou qui n’ont pas l’espoir d’en hériter un n’a guère d’effet. En réalité, en cas de sortie de l’Italie de la zone Euro, toute cette épargne investie en dette publique italienne ne serait pas vraiment perdue, mais simplement dévaluée. Et là, il y a un paradoxe : probablement, vu les flux financiers ayant quitté l’Italie tout au long de la crise, les plus riches des Italiens ont déjà pris leurs dispositions en allant placer leur argent à Zurich, Londres ou à Francfort. Ce sont seulement les moyennement riches qui souffriraient de la dévaluation de leur épargne.

Sur la question des « sans épargne », il faut s’entendre sur ce qu’on appelle « sans épargne ». Est-ce simplement ne pas avoir du tout d’argent de côté, ou est-ce ne pas considérer cet aspect comme important ? En effet, du point de vue psychologique, une même somme, comptée par les économistes comme une épargne, peut être vue différemment : un jeune précaire ne va pas voir son argent à la banque exactement comme une personne âgée. La crainte de perdre son épargne est bien sûr plus répandue chez ces personnes âgées, ne serait-ce que parce que la question du travail ne se pose plus pour elles.

En outre, il faut préciser que les « sans épargne », au sens simple d’absence d’argent de côté, font partie de la part de la population la moins susceptible de s’exprimer politiquement, ne serait-ce qu’en allant voter à toutes les élections. Donc, même s’ils sont très nombreux dans un pays donné, s’ils ne votent même pas, à quoi bon s’en soucier si l’on veut gagner les élections ?  Au contraire, plus on possède du patrimoine, plus on vote, et plus on influence l’avenir des politiciens.

Quels sont les biais pouvant expliquer la portée politique de tels arguments auprès du public ?

Il faut ajouter que les citoyens ordinaires tendent à sous-estimer le niveau de richesse des très riches. Cela a été bien montré aux Etats-Unis : tout le bas de la société croit le haut de la société moins riche qu’il ne l’est en réalité. C’est un peu l’effet inverse de celui qu’on enregistre pour l’immigration, où tout le monde croit toujours voir beaucoup plus d’immigrés dans son pays qu’il n’y en a en réalité. Parce qu’ils ont un peu d’argent sur un compte d’épargne réglementé, beaucoup de gens se croient menacés par des problèmes sur les marchés financiers qui, au fond, ne les concernent pas. Cependant, cela porte, et cela d’autant plus que la population vieillit.

Par ailleurs, derrière cette crainte pour l’épargne, il y a surtout la crainte de l’inflation. Toutes les personnes, qui dépendent d’un revenu fixe, qu’ils perçoivent comme difficilement révisable, sont inquiétées par toute allusion à un retour de l’inflation. Cela vaut bien sûr pour les retraités, mais aussi pour la plupart des salariés. En effet, vu ce qu’ils connaissent du rapport de force sur le marché du travail, ils anticipent toute inflation comme une perte irrécupérable. Il est vrai que, si l’on regarde le cas britannique des dernières années, ils n’ont pas du tout tort.  

Quels sont les risques que peuvent représenter le développement d'un tel argumentaire, qui semble déconnecté de la réalité de la distribution du patrimoine financier ?

Un tel argumentaire revient  d’abord à présenter la situation économique et sociale de nos pays comme figée, comme la meilleure possible à la manière du bon docteur Pangloss. On ne peut rien faire, sinon cela sera la fin de votre épargne. Fin de la discussion. Cela porte sans doute sur ceux qui pensent qu’ils ont quelque chose à perdre – pas nécessairement de l’épargne au sens strict d’ailleurs. Mais tous les autres qui pensent n’avoir plus rien à perdre ne peuvent qu’en être encore plus exaspérés. Au final, il ne parait pas de très bonne politique pour un politicien d’expliquer qu’il ne peut rien faire pour améliorer le sort de ses administrés.

En outre, toute une partie de la population peut finir par voir dans cette défense de l’épargne une défense de la finance internationalisée, des très riches sans morale ni patrie. C’est, si je puis me permettre cette expression, l’« effet Soros », si bien utilisé depuis plus d’une décennie par Viktor Orban pour assoir son pouvoir en Hongrie. Il est vrai, non sans un arrière-plan antisémite en plus. En défendant l’épargne, sans bien préciser laquelle, on peut en effet en venir à être assimilé aux défenseurs d’une finance internationale prédatrice des peuples, de la « ploutocratie métèque », comme on aurait dit il y a quelques décennies. En effet, comme le fait remarquer à juste titre Thomas Piketty dans le Capital au XXième siècle, les électeurs sont plutôt tolérants face au capital national, mais ils prennent facilement la mouche si le capital dans leur pays est détenu par des étrangers quels qu’ils soient. Défendre les intérêts des fonds de pension californiens ou des investisseurs qataris  n’aura évidemment pas le même sens politique que celui de l’épargne de la jadis célèbre « veuve de Carpentras ». 

Pour conclure sur le cas Italien, je doute qu’il y ait un seul Italien ordinaire qui se soucie du sort des détenteurs étrangers de la dette publique italienne.

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