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Négociations d’adhésion de la Serbie : les risques que l'Union européenne prendrait à se précipiter
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Points noirs

Les négociations concernant l'adhésion de la Serbie à l'Union Européenne d'ici 2020 s'ouvrent aujourd'hui.

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier est docteur en géopolitique, professeur agrégé d'Histoire-Géographie, et chercheur à l'Institut français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis).

Il est membre de l'Institut Thomas More.

Jean-Sylvestre Mongrenier a co-écrit, avec Françoise Thom, Géopolitique de la Russie (Puf, 2016). 

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Atlantico : Les négociations concernant l'adhésion de la Serbie à l'Union Européenne s'ouvrent aujourd'hui dans une atmosphère de prudence alors que le pays s'avère en retard sur plusieurs points, notamment sur le plan judiciaire. Une adhésion effective à l'Union d'ici 2020, date pour l'instant évoquée, vous semble-t-elle envisageable actuellement ?

Jean-Sylvestre Mongrenier : Cette date constitue plus un horizon que le terme d’un calendrier prévisionnel. De part et d’autre, les négociateurs ont en effet besoin d’un tel horizon. Il reste que le futur commence ici et maintenant, et si l’on se projette dans le futur à partir de la situation présente, tout reste à faire ou presque.

Pour la Serbie, principal pays dans la région des Balkans occidentaux, la perspective d’une adhésion à l’UE est un levier, l’objectif global étant de soutenir la modernisation des structures politiques, juridiques et économiques. L’idée directrice du projet européen est de développer l’Etat de droit, le règne de la loi conditionnant la liberté des citoyens, la sécurité des investissements et la prospérité économique du pays. L’éthique et l’économique se rejoignent.

Si l’on se reporte aux classements internationaux, la Serbie est l’un des pays européens les plus mal lotis. Selon les enquêtes et rapports publiés par Transparency International, une ONG à l’origine d’un « indice de perception de la corruption » qui fait désormais référence, la Serbie se situe au 72e rang (sur 177) de la lutte contre la corruption. En matière de libre entreprise, le classement est encore plus inquiétant. Conjointement élaboré par la Heritage Foundation et le Wall Street Journal, l’« Index de la liberté économique » place la Serbie au 95e rang mondial, à un niveau équivalent à celui de la Russie et de la Biélorussie.

Quels sont aujourd'hui les principaux "points noirs" du dossier serbe ?

Les classements évoqués donnent une première idée de la situation d’ensemble. Il faut maintenant entrer dans le détail des situations concrètes qui affectent les entrepreneurs, le climat des affaires et la population serbe dans son quotidien. Ainsi l’inadaptation et les imprécisions du code pénal serbe ont-elles placé des centaines d’entrepreneurs et d’investisseurs sous la coupe d’une justice manipulée à des fins politico-partisanes.

Entré en vigueur le 15 avril 2013, pour remplacer l’ancien article 359 (conçu à l’époque communiste), l’article 234 du code pénal permet de facto de considérer toute activité économique comme criminelle. Dès lors, tout actionnaire est susceptible d’être traîné devant les tribunaux, ceux-ci étant instrumentalisés par des politiques ou des mafieux pour régler leurs comptes. C’est donc à raison que le Parlement Européen a demandé à plusieurs reprises la suppression de cet article.

L’affaire Miskovic illustre la situation. Premier employeur privé de Serbie, Miroslav Miskovic a d’abord été emprisonné pour avoir touché les intérêts d’un prêt, pourtant approuvé par la Banque de Serbie. Libéré sous caution en juillet 2013, après sept mois de prison, il a vu son dossier judiciaire requalifié, au titre de l’article 234, de manière rétroactive, sans que de nouvelles preuves soient apportées par le procureur. Le 3 octobre dernier, la Cour constitutionnelle a considéré que l’emprisonnement de Miskovic était inconstitutionnel et portait atteinte à la Convention européenne des Droits de l’Homme. Pourtant, les attaques ad hominem, depuis le sommet de l’Etat, n’ont pas cessé, ce qui donne à ladite affaire les allures de vendetta politico-judiciaire.

Malheureusement, ce procès n’est pas isolé et d’autres cas de ce type pourraient être développés. De telles pratiques entrent en résonance avec celles de régimes autoritaires patrimoniaux situés plus à l’Est, dans l’hinterland eurasiatique de l’UE. L’insécurité juridique dont elles témoignent porte atteinte aux libertés. Elle entrave aussi la croissance et la « transition » vers une économie de marché ordonnée, seules créatrices d’emplois et de prospérité. Or, pour entrer dans l’UE, il faut être une véritable économie de marché.

L'Union européenne connaît de son côté de nombreux problèmes internes, tant sur le plan politique qu'économique. Dispose-t-elle d’une capacité d’absorption toujours intacte après six années de crise ?

La notion de « capacité d’absorption » est essentielle car il faut avoir le sens des limites : tout n’est pas possible et l’UE n’a pas vocation à devenir l’Union postale universelle. Cela dit, les données économiques ne sont les seules à prendre en compte, d’autant plus qu’elles sont en partie conjoncturelles. Il faut donc se référer à des données historiques et culturelles, à l’état d’esprit des peuples, à un ensemble de conditions géopolitiques. Cependant, il est aussi vrai que la situation économique retentit sur les esprits et contribue à forger les représentations de l’avenir. Précisons enfin que les pays d’Europe centrale et orientale entrés dans l’UE au cours de la décennie qui précède ne sont pas responsables du social-fiscalisme, des déficits et de la dette des Etats impliqués dans la crise de la zone Euro. Au vrai nombre d’entre eux ne sont pas même membres de ladite zone. La crise de la zone Euro et la géoéconomie mondiale remettent en cause la social-démocratie ouest-européenne, un type d’organisation politique et économique qui renvoie à d’autres temps.

Revenons au cas de la Serbie et aux Balkans occidentaux. C’est à juste titre que l’UE et ses Etats membres se sont activement engagés dans cette partie de l’Europe, en lui ouvrant une perspective d’adhésion (voir le sommet de Thessalonique, en juin 2003). Nous sommes là dans notre voisinage immédiat et l’aggravation de conflits géopolitiques en sommeil, voire le retour à des situations de guerre, seraient autrement plus coûteux que l’engagement de l’UE. Tout est question de modalités et de rythmes.

Au total, l’élargissement ne doit pas être précipité, au prétexte d’un prétendu sens de l’Histoire. La Serbie doit remplir des conditions précises, notamment dans le domaine de la justice et des libertés. Il s’agit des chapitres 23 (« Appareil judiciaire et droits fondamentaux ») et 24 (« Justice, liberté et  sécurité ») de l’acquis communautaire, cette expression désignant le corpus juridique européen. Les conditions à remplir ne sauraient être l’objet d’une « douce insouciance » de la part des négociateurs européens. Aussi les critères précis qui permettent d’évaluer le niveau et la réalité des réformes que le pays candidat doit conduire devront-ils être satisfaits, quand bien même cela nous mènerait au-delà de 2020.

L'adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie avait aussi soulevé en son temps de nombreuses interrogations, allant jusqu'à provoquer un report de l'adhésion des deux pays. Ces deux cas permettent-ils d'être optimistes pour l'avenir de la Serbie ?

A l’évidence, non. Pour comprendre la chose, il nous faut revenir sur l’histoire de cette adhésion (1er janvier 2007). L’élargissement de l’UE à la Bulgarie et à la Roumanie a été objectivement précipité. Si elle peut se comprendre au plan géopolitique, la précipitation a eu pour conséquence une relative impréparation des pays entrants, notamment sur le plan des réformes judiciaires, ainsi que dans la lutte contre le crime organisé et la corruption. Aussi l’UE a-t-elle dû instituer un « mécanisme de coopération et de vérification » (MCV), avec des experts missionnés et des rapports semestriels. Autrement dit, les réformes qui auraient dû être menées avant l’adhésion n’ont été véritablement entamées qu’après l’entrée dans l’UE. On a donc mis la charrue devant les bœufs.

Depuis, il y bien eu retour d’expérience. Les difficultés rencontrées en Roumanie et Bulgarie ont conduit les autorités européennes à accroître le niveau des exigences et à modifier les procédures existantes, pour négocier et préparer avec rigueur l’adhésion à l’UE de la Croatie (1er juillet 2013). Le nombre des chapitres qui organisent l’acquis communautaire a été augmenté (35 au lieu de 31). Idem pour les critères d’ouverture et de clôture des dits chapitres (23 critères d’ouverture ; 104 critères de clôture).  La Commission a été plus ferme sur certains aspects de la négociation, notamment les chapitres 23 (« Appareil judiciaire et droits fondamentaux ») et 24 (« Justice, liberté et  sécurité »). Suite à une initiative franco-allemande, un « mécanisme spécifique de suivi renforcé » a été instauré, ce dispositif permettant à la Commission d’évaluer, chapitre par chapitre, le respect des engagements pris au cours des négociations d’adhésion et d’en référer au Conseil.

Pour la Serbie et les autres Etats des Balkans occidentaux, il faudra encore plus de rigueur et d’exigence. Dans cette région historiquement tourmentée, demeurée durant des siècles en marge de l’Occident, du fait de la longue domination ottomane, les défis à relever sont gigantesques. Si les exigences et les critères d’évaluation ne sont pas rehaussés, les idéaux qui inspirent le projet européen seront battus en brèche. Au lieu d’« exporter » l’Etat de droit et la justice, nous importerons la corruption et l’anomie. Si nous avions une recommandation à adresser aux négociateurs européens, nous citerions la maxime de l’empereur Auguste : « Hâte-toi lentement ».

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