Mourir de faim, le grand danger qui plane encore sur l’humanité<!-- --> | Atlantico.fr
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Sylvie Brunel publie « Nourrir : cessons de maltraiter ceux qui nous font vivre ! » aux éditions Buchet Chastel.
Sylvie Brunel publie « Nourrir : cessons de maltraiter ceux qui nous font vivre ! » aux éditions Buchet Chastel.
©JEAN-FRANCOIS MONIER / AFP

Bonnes feuilles

Sylvie Brunel publie « Nourrir : cessons de maltraiter ceux qui nous font vivre ! » aux éditions Buchet Chastel. Jamais nous n'avons eu autant besoin des paysans, jamais nous ne les avons autant maltraités. Le changement climatique, la crise du Covid et la guerre en Ukraine ont remis l'alimentation au coeur des enjeux de société. Mais les critiques sont incessantes, faisant de l'agriculteur le bouc émissaire de nos peurs. Extrait.

Sylvie Brunel

Sylvie Brunel

Sylvie Brunel, Geographe, Ecrivain, spécialiste des questions agricoles, a notamment publié "Nourrir, cessons de maltraiter ceux qui nous font vivre" (Buchet-Chastel), grand prix du livre eco 2023. Et "Sa Majesté le Maïs" (le Rocher) parution le 14 février 2024. 

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« La nature reprend ses droits », cette formule tant entendue pendant les confinements, avec les reportages sur les canards envahissant Paris, les renards, les sangliers et les rats occupant les villes en toute tranquillité, le chant des oiseaux libérés des bruits urbains… certes.

Mais les refuges se sont remplis d’animaux abandonnés. Parce que leurs propriétaires ne pouvaient plus les nourrir. Parce qu’ils redoutaient de les voir héberger le coronavirus. À Dubaï, des abandons en masse de chiens et de chats, errant dans les rues, affamés. En Thaïlande, les quelque 4 000 éléphants des parcs à touristes mourant eux aussi de faim, les singes envahissant les villes indiennes, agressifs, voraces, faute de trouver leur pitance. Les pumas et les ours en quête de nourriture dans l’Ouest américain. Les chevaux morts de faim dans les villes touristiques du Bangladesh, parce que les guides touristiques ne pouvaient plus les nourrir, devant choisir entre la survie de leurs enfants et celle des montures de touristes désormais absents.

Dans les cliniques vétérinaires, le manque de personnel a conduit à euthanasier beaucoup d’animaux malades : le confinement empêchant les assistantes de soigner les animaux devant subir une intervention chirurgicale, ils ont été condamnés.

La nature a effectivement repris ses droits.

La ruralité, travailler la terre, dégager la forêt, planter des denrées et élever des bêtes, lutter contre les espèces invasives et la pression parasitaire, utiliser des machines, des voitures, est devenue l’ennemie de la ville parfaite, où l’on roule à vélo, achète bio, encensant une nature fantasmée qui n’existe que dans des parcs d’attractions. La disneylandisation du monde contre le paysan, le loup gentil, l’arbre bienfaiteur que l’on câline en l’enlaçant, les coléoptères que l’on célèbre, en oubliant que nos grands-parents, enfants, devaient impérativement faire la chasse au doryphore dans les champs de pommes de terre sous peine de ne pouvoir manger… Qui connaît le redoutable balanin, licorne des coléoptères ? Foreur de coquilles face auquel il n’existe nulle parade, il menace aujourd’hui la filière noisettes et celle des châtaignes. Que devient l’Ardèche sans châtaigniers ? Les marrons glacés de nos fêtes ? La célèbre pâte à tartiner, sans ses fameuses noisettes ?

Déplorer l’effondrement des insectes, c’est oublier à quel point certains d’entre eux nuisent à l’humanité. À commencer par le moustique, auquel Erik Orsenna a consacré son quatrième « précis de mondialisation » en 2017. Sa prolifération entraîne aujourd’hui des cas de dengue sur le territoire métropolitain français. Demain, le retour du paludisme, dans des territoires où on a eu tant de mal à faire disparaître cette fameuse fièvre des marais ? « En Camargue, tout le monde grelotte, tout le monde a la fièvre », notait Alphonse Daudet à la fin du xixe siècle. Aujourd’hui les moustiques se multiplient dans le delta du Rhône et découragent les vacanciers, mais les organisations environnementales refusent d’intervenir, comme si cette terre prétendument naturelle pouvait être abandonnée à une nature si peu attrayante, alors qu’on démoustique à grands coups de deltaméthrine tout le sud de la France pour combattre le redoutable moustique-tigre : sans touristes, la Provence se meurt.

Les accusations et les interdictions se multiplient dans les campagnes. Il faudrait ne plus utiliser de produits de traitements, sanctuariser les territoires au nom de la renaturation, défricher la terre avec ses mains, sa pioche et se casser le dos, au lieu d’utiliser les produits et les machines que nul ne pense à s’interdire dans les autres secteurs de l’économie. Racisme de classe, et surtout méconnaissance des réalités les plus fondamentales :

(nulle ville ne peut se nourrir sans le secours des campagnes du monde.)

Avec la mondialisation, qui universalise les pratiques alimentaires, les préoccupations écologiques, qui viennent percuter la fonction productive, l’acte de nourrir est devenu de plus en plus compliqué. Et convoité. Et aujourd’hui, il n’est plus seulement assuré par les paysans, ces fils et ces filles de la terre. D’autres acteurs ont pris la relève, inventant de nouvelles formes de production de nourriture qui rompent le lien historique avec les campagnes : le hors-sol, la chimie cellulaire, des machines de plus en plus autonomes, et même la quête de mondes non terrestres susceptibles de prendre la relève sont invoqués pour guérir une planète perçue comme malade.

Ces évolutions posent une question essentielle : une agriculture sans paysans est-elle concevable ? Le lien entre la ruralité et le nourricier est-il rompu ?

Ainsi l’extension des aires naturelles protégées, souvent délimitées en excluant les cultivateurs et les éleveurs, accusés de ruiner la nature alors qu’ils sont à l’origine des arbres utiles, des prairies fleuries, des champs et des vignes bien ordonnés, tous ces paysages que nous trouvons si beaux, nous interroge sur ce que sera demain l’acte de nourrir ses concitoyens. Produire pour nourrir reste-t-il toujours une priorité ?

Légitimement pourtant, les agriculteurs s’interrogent : notre mission est-elle toujours nourricière ? Et si oui, comment l’assurer en respectant toutes les autres attentes dont nous sommes l’objet ? Pouvons-nous tout concilier ? Et surtout, pouvons-nous vivre dignement en rendant tous ces services environnementaux qui forment autant de contraintes à l’exercice de notre activité productive ?

Élever des bêtes, au lieu de les chasser et d’accroître les prélèvements sur la nature, travailler la terre, en tirer des fruits, les transformer pour donner de la vie et du plaisir, sublimant le raisin par le vin, le lait par les fromages, le blé par le pain, toutes les productions par la gastronomie, faire que les productions sauvages, souvent limitées, parfois toxiques, deviennent des nourritures sûres et suffisantes, par un acte de sélection et d’amélioration qui ne cesse d’évoluer au fil des siècles, c’est une mission vitale. Et qui ne se résume pas à une fonction nourricière : parce qu’il est aux prises avec le vivant, parce qu’il sublime la nature (ou qu’il la saccage, parfois, dans des logiques de survie, comme ces brûlis en Amazonie) pour qu’elle se mette à son service, l’agriculteur occupe une place fondamentale dans la société. Une place qui n’est pas reconnue à sa juste valeur.

Peut-être justement parce que l’acte de nourrir est si essentiel, ceux qui en font mission ne peuvent jamais travailler en toute liberté, en toute sérénité. « Tous les préjugés viennent des intestins » écrivait Nietzsche, dans Ecce Homo (1908), et il appelait à une nourriture saine, déjà ! Pourtant, la faim régnait alors en maître dans le monde. Un tiers de la population mondiale en souffrait encore en 1960, et nous n’étions alors que 3 milliards sur la terre. Aujourd’hui, la nourriture abonde, même si certains d’entre eux n’ont toujours pas les moyens de se la payer. La pandémie et les conflits ont entraîné près de 300 millions d’affamés supplémentaires.

Deux questions essentielles se posent : d’abord, la nourriture sera-t-elle toujours suffisante pour nourrir tout le monde, alors que l’humanité compte désormais 8 milliards d’êtres humains ? Ensuite, qui aura les moyens de se la procurer ?

En Inde, immense producteur de nourriture, on meurt de faim à côté d’entrepôts pleins. Les affamés sont toujours des non-consommateurs, et la production de nourriture s’adapte à la demande solvable, celle de ceux qui peuvent payer. Si vous supprimez par exemple les débouchés céréaliers fournis par l’élevage (les animaux consomment environ 40 % des céréales produites), vous ne disposerez pas de plus de nourriture : elle cessera d’être produite faute de débouchés. Les affamés ne s’en porteront pas mieux… d’autant qu’ils compteront 2 milliards de bouches en plus, tous les éleveurs, les pasteurs, les nomades qui vivent dans des milieux difficiles, où seul l’élevage permet de valoriser des terres impropres à la culture en fournissant des protéines animales de premier choix, mais aussi de l’énergie, du cuir, de l’engrais. La beauté du héron pique-bœuf perché sur le dos du taureau camarguais ou du buffle thaïlandais, entouré d’une nuée d’insectes qui font le bonheur des mésanges, c’est un raccourci saisissant des atouts de l’élevage pour permettre que les territoires restent vivants.

(Oui, il ne faut pas opposer agriculture et élevage.)

Ils sont complémentaires, parce que la terre associe de bonnes terres cultivables à des steppes, des montagnes, des semi-déserts, où seul celui qui vit avec et de l’animal peut subsister, parce que la protéine animale est irremplaçable, parce que l’agriculture biologique ne peut se passer d’engrais organiques –, mais se demander comment tout concilier pour que notre planète reste vivante et accueillante pour l’humanité.

Or la nourriture est devenue conflictuelle. Il y a ceux qui n’en ont pas, soit parce qu’ils vivent dans des milieux trop difficiles pour en trouver, soit parce qu’ils sont trop pauvres pour se la procurer, quand bien même elle abonde. Mais il y a aussi ceux qui en ont tellement qu’ils ont oublié à quel point pouvoir se nourrir sans souci est une victoire pour l’humanité. Ne pas manger certains aliments est devenu, pour certains d’entre nous, souvent les plus aisés, une véritable hantise, qui porte un nom : l’orthorexie, que les Québécois définissent comme un comportement névrotique caractérisé par l’obsession d’une alimentation saine.

Entre la segmentation des régimes alimentaires (sans gluten, sans lactose, sans viande, sans produits d’origine animale, bio, locale, en circuit court…), particulièrement marquée au sein des populations urbaines, éduquées et à pouvoir d’achat élevé, et les peurs de citoyens tisonnés par les médias et des organisations sentinelles, qui les rendent obsédés, désormais, par la question des pollutions chimiques, tout en oubliant le danger des contaminations bactériologiques d’hier, produire de la nourriture en répondant à la fois aux attentes des marchés et à des normes de plus en plus exigeantes, est devenu de plus en plus compliqué.

Et pris en étau au cœur de ces attentes contradictoires, il y a le paysan.

Extrait du livre de Sylvie Brunel, « Nourrir : Cessons de maltraiter ceux qui nous font vivre ! », publié aux éditions Buchet Chastel

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