Modi a abîmé la démocratie indienne mais à quel point ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Emmanuel Macron a reçu Narendra Modi à l'Elysée.
Emmanuel Macron a reçu Narendra Modi à l'Elysée.
©Emmanuel Dunand / AFP

Invité d'honneur

Le Premier ministre indien est l'invité d'Emmanuel Macron pour le 14 Juillet. Une présence qui a suscité des critiques au regard de la pente autoritaire qu'il a fait emprunter à son pays.

Isabelle Saint-Mézard

Isabelle Saint-Mézard

Isabelle Saint-Mézard est enseignante et chercheuse à l'Université Paris VIII. 

Elle a publié en 2022 un ouvrage intitulé "Géopolitique de l'Indo-Pacifique" aux éditions PUF.

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Narendra Modi, le premier ministre indien, est l'invité de la France pour le défilé du 14 juillet. L'occasion, pour nombre de ses opposants, de rappeler combien il a pu endommager la démocratie indienne. D'aucuns le décrivent comme un ultranationaliste, aux tendances autoritaires. Quel portrait de lui peut-on brosser ?

Isabelle Saint-Mézard : Narendra Modi est un homme “fort”, à poigne. Il a fait preuve, en effet, de méthodes assez autoritaires mais il faut aussi souligner qu’il est un homme politique redoutable. Bon orateur, charismatique, populaire… Il a pour lui des qualités d’organisation et une véritable capacité à se mettre en scène ainsi qu’à capter l’attention.

Ceci étant dit, rappelons qu’il a fait une bonne partie de sa carrière (et même de sa formation !) dans les rangs du RSS (Rashtriya Swayamsevak Sangh, en Inde), l’association culturelle qui constitue la matrice idéologique du nationalisme hindou. Elle se positionne en amont du parti politique, le BJP (Bharatiya Janata Party). Modi est rentré dans ses rangs dès l’adolescence. Il a été façonné par ce mouvement et est très imprégné de son idéologie nationaliste hindoue. 

En parallèle, il s’est inventé un profil d’excellent manager très favorable aux affaires. C’est d’ailleurs sur ce point qu’il s’est fait élire à l’occasion de son premier mandat en 2014. Auparavant, il était chef du gouvernement du Gujarat et faisait déjà preuve d’une inclination autoritaire sur tout ce qui relève de l’ordre de la dissension vis-à-vis de ses idées ou de sa politique. Sans parler de son rapport compliqué à l’égard des populations musulmanes (et c’est un euphémisme !). 

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Tout cela s’est propagé, avec lui, à l’échelle d’une grande partie de l’Inde. Rien de ceci, n’est donc particulièrement surprenant quand on connait son parcours.

Quel est effectivement le degré des dégâts infligés à la démocratie indienne ? L'Inde est-elle effectivement devenue "illibérale", ainsi que le soutiennent certains opposants au régime en place ?

Isabelle Saint-Mézard :La démocratie indienne est fragilisée, c’est vrai. Elle l’est sur tout le plan social : la cohabitation entre communautés confessionnelles est très abîmée, même si l’on ne peut pas dire que la situation était parfaite avant l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi. Sous son régime, certains éléments laissent à penser que le gouvernement central donne carte-blanche à des milices satellites, lesquelles s’autorisent des actes de grande violence contre les minorités musulmanes et chrétiennes. La cohabitation inter-religieuse est difficile et il y a une primauté assumée accordée à l’hindouisme – à son système de valeur, son système de sens.

En un sens, nous assistons à la transformation méthodique de l’Inde en un pays à caractéristique essentiellement hindoue. Ce n’était pas le cas initialement : l’Inde était un État protégeant le sécularisme, une forme de laïcité à l’indienne, et le multiculturalisme. Historiquement, elle a spécialement protégé la minorité musulmane, qui a fait le choix de rester en Inde plutôt que de partir au Pakistan. L’ancien Premier ministre Jawaharlal Nehru était très attaché à la protection de ces derniers.

Du reste, il faut aussi parler de l’érosion institutionnelle et celles des contre-pouvoirs. Le mécanisme classique de la répartition et de l’équilibre des pouvoirs est très ébranlé en Inde. La chambre basse ne fonctionne pas bien, le Premier ministre ne lui rend pas compte alors même qu’il le devrait. La justice qui, à travers la Cour Suprême, incarnait un contre-pouvoir important a désormais beaucoup de mal à prendre des décisions qui pourraient aller à l’encontre du pouvoir en place. La commission électorale et diverses agences de contrôle (type Cour des Comptes) ont pu bien fonctionner par le passé, mais elles sont affaiblies aujourd’hui. C’est vrai aussi pour la police qui est politisée par le BJP ainsi que ses affiliés.

Les contre-pouvoirs ont du mal à exercer leur rôle, tant les bras législatif que judiciaire. C’est aussi très manifeste du côté des médias, qui sont mis sous pression. Une grande partie d’entre eux ont décidé de ne pas fouiller, de ne pas poser trop de questions. Les titres qui critiquent le pouvoir ou mènent des enquêtes gênantes font face à des conditions de travail très complexes. Il reste évidemment des médias très professionnels et très indépendants, mais c’est de plus en plus dur pour eux. Les ONG aussi sont placées sous pression. Une partie considérable d’entre elles ont dû faire face à une fonte conséquente de leur financement, car les fonds en provenance de l’étranger sont restreints voire interdits, ou parce qu’elles ont pu engager des actions subversives.

A cet égard, l’Inde est une démocratie que l’on ne peut plus qualifier de libérale. Elle est érodée, ses mécanismes de contre-pouvoirs sont fragilisés. C’est encore une démocratie, au sens électoral du terme au moins. Le BJP a été élu, grand vainqueur des dernières élections générales. Cela dit, il se trouve qu’il s’agit du parti le mieux financé du système et qu’il entretient des liens étroits avec les grands milieux d'affaires. Tous les partis ne partent pas avec des chances et des ressources égales, loin s’en faut.

Vous avez évoqué certains des gardes-fous, que le régime de Narendra Modi a su fragiliser. Faut-il penser qu’ils n’étaient pas assez solides initialement ?

Isabelle Saint-Mézard :Les contre-pouvoirs, nous l’avons dit, ont été érodés. La constitution Indienne, qui est un texte très important, n’a pas été beaucoup manipulée avant son élection. Elle aura tenu la route pendant près de 60 ans. Ceci étant dit, il est indéniable que l’usure évoquée pré-date le régime de Narendra Modi. La corruption, la libéralisation de l’économie, a pu corrompre la démocratie indienne.

Mais sous Narendra Modi, on observe clairement une difficulté accrue des voix d’opposition à s’exprimer. Avant son arrivée, la situation était loin d’être parfaite… mais la liberté d’expression était établie. Il était possible de s’en prendre au pouvoir en place, de ferrailler sur le plan des idées ou même sur le plan judiciaire au besoin. Dorénavant, ce n’est plus pareil : c’est s’exposer à beaucoup de pression que de s’attaquer au gouvernement, notamment faire l’objet de harcèlements organisés sur les réseaux sociaux ou tomber sous le coup d’une potentielle enquête pour fraude fiscale, par exemple.

Les organismes qui veulent porter une voix de contestation font face à des risques et doivent résister à une politique d’intimidation assez violente. Il faut être solide pour y parvenir.

Paradoxalement, des grands mouvements de contestation populaire ont pu voir le jour depuis l’élection de Narendra Modi. L’Inde n’est pas une dictature, à la différence de nations comme la Chine. Le monde agricole, qui a eu le sentiment de faire l’objet de politiques défavorables, a par exemple organisé des mobilisations massives et le gouvernement a dû, au bout du compte, faire des concessions.

Tout n’est donc pas verrouillé. Et pour cause ! L’Inde est un très grand pays, divisé en plusieurs États dont certains (essentiellement dans le sud) échappent à l’idéologie du BJP. Le parti, d’une façon générale, est moins fort à l’échelle régionale.

Au final, le régime indien change dans un sens illibéral, c’est vrai, qui s’accompagne d’une fragilisation de la liberté d’expression et de contestation.

Narendra Modi est-il la pièce maîtresse de cette équation ? Suffit-il de le retirer de ses fonctions pour voir les problèmes de l’Inde se résorber d’eux- mêmes ?

Isabelle Saint-Mézard :Certains des bouleversements évoqués pré-datent l’arrivée de Narendra Modi, rappelons-le. Les tendances se sont accentuées depuis son accession au pouvoir, cela dit, mais il ne faut pas perdre de vue qu’il n’est pas à l’origine de tous les maux de la démocratie indienne.

Du reste, nul ne sait aujourd’hui quand Narendra Modi se retirera de la vie politique. La prochaine élection aura lieu en 2024 et il est tout à fait plausible que le Premier ministre actuel rempile pour un troisième mandat. Difficile de dire si un quatrième serait encore envisageable.

Bien sûr, il faut aussi rappeler que l’idéologie du BJP est à l'œuvre. Le RSS travaille à la réalisation de ce changement par le bas depuis près d’un siècle. Il a eu l’occasion de diffuser dans une bonne partie de la société indienne. Pas encore sur tout le territoire, c’est vrai (et l’Inde constitue une masse démographique colossale !). Mais dans le nord, le centre et l’ouest, la société a été idéologisée par le nationalisme hindou. Et on ne peut pas tout ramener à la seule personne de Modi. Il est le résultat du travail méthodique de ce mouvement.

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