Modèle low-cost ou économie construite sur des privilèges : qui a le pire bilan social ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Notre société veut du low-cost mais n'est prête à faire des concessions.
Notre société veut du low-cost mais n'est prête à faire des concessions.
©Reuters

Paradoxe à la française

Depuis ce lundi 15 septembre, les pilotes d'Air France sont en grève, n'étant toujours pas parvenus à un accord sur le projet de développement de la filiale à bas coût, Transavia. Pourtant, un modèle économique ne protégeant que les insiders du marché du travail a lui aussi un coût social.

Hubert Landier

Hubert Landier

Hubert Landier est expert indépendant, vice-président de l’Institut international de l’audit social et professeur émérite à l’Académie du travail et de relations sociales (Moscou).

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Frédéric Fréry

Frédéric Fréry

Frédéric Fréry est professeur à ESCP Europe où il dirige le European Executive MBA.

Il est membre de l'équipe académique de l'Institut pour l'innovation et la compétitivité I7.

Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont Stratégique, le manuel de stratégie le plus utilisé dans le monde francophone

Site internet : frery.com

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Atlantico : Une partie des pilotes Air France a entamé ce lundi 15 septembre une grève pour protester contre le projet de réforme du court et du moyen-courrier censée permettre à la compagnie de faire face au développement de ses concurrents low cost. Face à ce projet qui prévoit de créer un millier de postes dont environ 250 pilotes, les grévistes disent craindre que "les emplois français soient pillés par des emplois basés à l'étranger". En quoi la situation d'Air France est-elle emblématique d'une société schizophrénique voulant toujours plus low-cost mais n'étant prête à une concession ?

Frédéric Fréry : Je ne vois aucune schizophrénie dans le comportement des pilotes d'Air France. Ils se montrent au contraire redoutablement cohérents dans la préservation de leurs avantages acquis. Bien sûr, refuser que Transavia devienne une véritable compagnie low cost rendra le projet caduc, ce qui par ricochet pourrait menacer la survie d'Air France, mais les pilotes grévistes estiment qu'ils sont des experts techniques, rémunérés selon leur compétence, et qu'ils n'ont pas à payer pour les hésitations stratégiques de l'entreprise (l'opération Transavia aurait pu être lancée il y a des années). Ils se comportent exactement comme les notaires, les chauffeurs de taxi, les cheminots ou les agents EDF, et – admettons-le – comme quiconque dispose d'un pouvoir de nuisance suffisant pour protéger ses privilèges. On peut le regretter, mais c'est l'essence de toute lutte sociale.

Non, la véritable schizophrénie, c'est celle qui exige simultanément des hausses de salaire et des baisses de prix, qui réclame une amélioration des services publics et une réduction des impôts, qui hurle contre les actionnaires mais qui espère une remontée du taux du livret A. On ne peut pas à la fois devenir client régulier du low cost et s’étonner de l’érosion du pouvoir d’achat : à insuffler moins d’argent dans le système économique, on finit par en recevoir encore moins. Être schizophrène, c’est déplorer la faillite de la filière textile française tout en achetant des T-shirt à deux euros chez Primark, c’est plaindre le sort des caissières du hard discount tout en y faisant ses courses, c’est protester contre le corporatisme des pilotes grévistes d’Air France alors qu’on vole sur Ryanair. Plus vous serez client du low cost, plus vous serez obligé de le rester, car cette course vers l’abime détruit la création de richesse, jusqu’à rendre impossible toute alternative. Pour gagner plus, il faut dépenser plus.

Hubert Landier : Le problème, en effet, c’est que l’on ne peut pas faire du low cost avec une mentalité de riches installés dans leurs avantages acquis. C’est le problème d’Air France face à ses concurrents low cost, et qui sont uniquement low cost. Chez eux, c’est le personnel navigant qui fait le ménage dans les avions ; chez Air France, ce serait un crime de lèse majesté ; les syndicats ne l’admettraient pas. C’est donc toute une culture dont il va falloir se débarrasser pour en créer une autre mieux adaptée.  Est-ce possible ? Et est-il possible de faire coexister dans un même groupe une culture low cost d’un côté et une culture high service de l’autre ? C’est toute la question, et la réponse est loin d’aller de soi…

Dans quelle mesure ce cas est-il révélateur de la tendance du système français à favoriser les "insiders" ?

Hubert Landier : La grève des pilotes d’Air France est une grève typiquement corporatiste. D’une part elle nie le principe moral  de justice et de solidarité sur lequel est en principe fondé le mouvement syndical. D’autre part elle ne tient pas compte du contexte économique dans lequel se trouve l’entreprise. Il s’agit d’une action visant à obtenir un maximum d’avantages en se fondant sur un rapport de forces favorable sans aucune considération pour les conséquences qui en résultent pour d’autres. Mais il ne s’agit pas d’un comportement isolé. On se souviendra des ouvriers du livre ou des dockers. En ce qui concerne les dockers, ils n’auront pas hésité à compromettre l’avenir des ports français à seule fin de conserver leurs "avantages acquis". En fait, dès qu’elle en a la possibilité, chaque profession essaye de tirer au mieux son épingle du jeu, proportionnellement à sa capacité de nuisance.
 Il n’y a que deux moyens de mettre fin à de telles prétentions. D’une part le progrès technique. C’est l’impression offset et la possibilité de transmission de documents à distance qui a mis fin au pouvoir de nuisance des ouvriers du ivre. D’autre part, la réprobation de l’opinion publique. Ayant eu l’occasion de rendre l’avion plusieurs fois la semaine dernière, j’ai remarqué que les pilotes avaient un peu tendance à éviter tout contact avec les passagers.

Comment en France la défense de certains acquis se fait-elle finalement au détriment de l'amélioration des conditions des plus précaires et des plus éloignés du marché du travail ?

Hubert Landier : Paradoxalement, on observe que le syndicalisme demeure très puissant dans des professions plus ou moins protégées et plus ou moins privilégiées. Il est alors en mesure d’imposer des conditions d’emploi hors de proportion avec ce que suggérerait l’esprit d’équité. Et parallèlement, on constate qu’il est très faible dans des professions où, d’un point de vue syndical, il y aurait pourtant beaucoup à faire.
La grève des pilotes ne doit pas constituer l’arbre qui cache la forêt. Quantité de professions cherchent à maintenir pour leurs membres des avantages que rien ne justifie sinon leur capacité à obtenir leur maintien. C’est, par exemple le cas des professions dires "à statut". La France est le pays des privilèges, qui généralement se dissimulent derrière de nobles sentiments. Pensez-vous qu’il n’existe pas de privilèges indécents dans certains "grands corps de l’Etat" ? Simplement, ils sont plus discrets.

En quoi est-ce non seulement nuisible aux plus fragiles mais aussi à l'ensemble de la société ?

Hubert Landier : La défense des avantages acquis conduit à "la tyrannie du statu quo" et à l’immobilisme ; elle tend à brider l’initiative et représente de surcroit un coût qui retombe sur l’ensemble de la société à commencer, effectivement, par les plus fragiles. La France est le pays des rentes de situation, aujourd’hui compromises par les changements économiques et technologiques, mais qui cherchent néanmoins à se maintenir envers et contre tout. Et de cela, on en crève.

Le secrétaire général de la CFDT Laurent Berger a lui-même qualifié le mouvement de grève de "corporatiste" et "d'indécent". Quels sont les éléments de fonctionnement du système français mais aussi sa conception du dialogue social qui ont conduit à cette situation ? 

Hubert Landier : Paradoxalement, le cas des pilotes d’air France est significatif d’un syndicalisme faible et dont les instances dirigeantes ne sont plus en mesure de faire respecter un certain équilibre entre les différentes professions. Le résultat, c’est que l’égoïsme professionnel tend à s’imposer par rapport à ce que recommanderait l’équité. Le SNPL, le syndicat des pilotes de ligne, qui a appelé à la grève, est un syndicat autonome, qui ne se situe pas du tout dans une logique de solidarité interprofessionnelle. Mais il ne faut pas se faire d’illusions : les centrales syndicales, y compris la CFDT, sont aujourd’hui trop faibles pour empêcher certains abus, venant de syndicats qui leur sont affiliés. On aurait aimé par exemple que la CFDT, avant leur mise en examen, s’insurge contre la comportement "indécent" des dirigeants du syndicat CFDT de SeaFrance. Ou encore que la confédération CGT désavoue le comportement suicidaire, il y a quelques semaines, des cheminots CGT. 

Quelles sont les réformes nécessaires pour y mettre fin, et comment les faire accepter en dépit des levées de boucliers des intéressés ? De quels exemples étrangers pourrait-on s'inspirer ?

Hubert Landier : Premièrement, le corporatisme se nourrit de la faiblesse de ses interlocuteurs. Ses prétentions s’arrêtent à la fermeté manifestée à son égard. Les cheminots CGT se sont heurtés à la fermeté du Gouvernement, qui n’a pas reculé, et ils ne recommenceront pas de sitôt. En ce qui concerne les pilotes d’Air France, à défaut d’un progrès technique qui permettrait un jour de se passer d’eux, il faudrait pouvoir les contourner par la possibilité, pour la compagnie, de faire appel à d’autres pilotes. Le droit de grève ne doit pas se transformer en une source d’abus ou  en une rente de situation institutionnelle. Il faudra trouver l’astuce juridique qui permettra d’y mettre fin.

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