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Migrants : cette terrible erreur de diagnostic sans laquelle l’Europe aurait pu éviter la tragique crise des migrants
©Reuters

Le grand renoncement

Absence d'aides financières et logistiques conséquentes aux pays voisins de la Syrie, ligne diplomatique manquant de réalisme, erreurs de diagnostic... En suivant de telles logiques, les pays européens se privent des moyens les plus efficaces de réduire l'afflux de réfugiés à leurs frontières.

Gérard-François Dumont

Gérard-François Dumont

Gérard-François Dumont est géographe, économiste et démographe, professeur à l'université à Paris IV-Sorbonne, président de la revue Population & Avenir, auteur notamment de Populations et Territoires de France en 2030 (L’Harmattan), et de Géopolitique de l’Europe (Armand Colin).

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Atlantico : Selon le Haut-Commissariat des Nations unies aux réfugiés (HCR), 2,5 milliards de dollars ont été distribués ces quatre derniers mois pour venir en aide aux réfugiés syriens, soit moins d’un quart des onze milliards de dollars promis par la communauté internationale aux pays voisins de la Syrie d'ici à 2020. Le directeur du HCR pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, Amin Awad, dénonce "un échec collectif qu’il faudra réparer". En quoi le manque de réalisme de la politique étrangère, qui s'ajoute à cette absence d'aides versées aux pays d’accueil, prive-t-il l'Europe des moyens les plus efficaces pour parvenir à limiter l'afflux de réfugiés ?

Gérard-François Dumont : Sur la question syrienne, au début de la crise, les pays européens ont cru que se déroulait dans ce pays une révolution, comme cela s'est produit en Tunisie puis en Egypte. En effet, ils pensaient qu'il s'agissait d'un simple changement de régime qui allait céder rapidement ; ils n'ont pas compris que c'était en fait une guerre civile, attisée par des influences extérieures, qui démarrait. Or, lorsqu’il y a une guerre civile, il y a toujours des réfugiés. L'Europe n'a pas voulu voir qu’inévitablement, des personnes allaient fuir la Syrie espérant assurer leur survie. Cette erreur d'analyse initiale a conduit à refuser de voir que des pays limitrophes de la Syrie, la Jordanie, le Liban et la Turquie voyaient plusieurs millions de personnes venir chez eux pour échapper aux violences de la guerre civile, une guerre civile d’autant plus terrible qu’elle est nourrie par de multiples factions, dont l’organisation État islamique. Comme l’Europe a méconnu cette réalité, elle n’a guère fait pour soutenir ces pays alors que c'est dès 2011 qu'il fallait les aider à accueillir des Syriens qui cherchaient un refuge. 

Toutefois, la situation était différente et est toujours différente selon les trois pays : la Jordanie et le Liban étaient prêts à ce que des gouvernements ou des ONG européennes interviennent pour les aider à faciliter la prise en charge des réfugiés. En revanche, la Turquie refusait, et continue de refuser, de permettre à des ONG ou à des pays européens d’intervenir sur son territoire à des fins humanitaires. Donc, on ne sait pas exactement ce qu'il se passe dans ce pays, et ce n’est pas la visite par des émissaires étrangers de tel ou tel camp qui sert de vitrine qui permet de connaître la situation. 

L'erreur d'analyse initiale s'est poursuivie. Par exemple, en 2012, lorsque la France a supprimé son ambassade à Damas, on a fait savoir qu'il serait de retour sous 15 jours, le laps de temps nécessaire à un changement de régime acceptable par la France. Or, en 2016, le régime est toujours en place, ce qui montre bien que l'analyse géopolitique concernant la Syrie(1) était complètement erronée.

Pourtant, certaines caractéristiques de la situation étaient faciles à comprendre en examinant un élément simple que j'appelle "le vote avec ses pieds". Nul doute que le régime de Bachar el-Assad est autoritaire, et que, comme tous les régimes autoritaires, il n’hésite pas à user de moyens contondants, sachant qu’il dispose d’excellents services de renseignements. Mais nul doute également qu'au cours de ces dernières décennies, et avant 2011, une différence majeure par exemple entre l'Irak et la Syrie permet d’éclairer la situation de la Syrie. En effet, au fil des années, de nombreux Irakiens ont fui leur pays jugeant la situation véritablement insupportable. D’ailleurs, la Syrie, dans les années 2000, a accueilli plus d’un million d’Irakiens comme elle avait accueilli de très nombreux Palestiniens, dont le nombre en 2010 était d’environ 500 000. La Syrie était donc un pays de refuge, d’accueil et, de leur côté, avant 2011, les Syriens n’émigraient pratiquement pas, contrairement par exemple, aux Cubains(2) ou aux Erythréens. Cela prouve qu'en dépit du caractère autoritaire du régime, la possibilité de "vivre et travailler" en Syrie était jugée globalement favorable même si, bien évidemment, de nombreux Syriens auraient préféré une évolution vers des libertés démocratiques.

En quoi l'aide aux pays d’accueil que sont le Liban ou la Jordanie permettrait-elle de répondre efficacement à la question migratoire ? Dans quelles proportions ? Quels sont les freins à une telle politique ?

Il convient de préciser que le coût d'un réfugié qui se trouve au Liban ou en Jordanie est infiniment plus faible que le coût d'un réfugié qui se trouve en Europe. D'un point de vue de solidarité humanitaire, il est beaucoup plus logique et efficient d'aider la Jordanie et le Liban plutôt que de le faire insuffisamment, ce qui met les Syriens en état de désespérance. Cela les pousse à recourir à des passeurs (dont, rappelons-le, le chiffre d'affaires au cours des 15 derniers mois tourne autour de 12 milliards d'euros) pour venir en Europe où ils escomptent, à juste titre, des conditions meilleures, en particulier des conditions juridiques plus favorables en terme de droit au logement, de droit aux soins médicaux, de droit au travail, de droit à la scolarisation pour leurs enfants…

Comme l’Europe n’a pas compris la nécessité d’organiser de la ré-émigration, donc des systèmes de transfert de réfugiés du Liban et de Jordanie, les réfugiés rejoignent l’Europe dans des conditions dangereuses et arrivent très dépossédés financièrement quand ils n’ont pas été obligés d'emprunter pour financer les passeurs. L’Europe a ainsi fait le jeu de passeurs comme, en même temps, le gouvernement turc.

Quelles sont les causes de cet échec ? En quoi cette incapacité à agir efficacement est-elle révélatrice d'une certaine mauvaise volonté, voire d'une mauvaise foi des pays occidentaux vis-à-vis des réfugiés ?

L'Union européenne a un problème avec la géopolitique : elle semble toujours dans l'idée que "tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil", comme le disait Jean Yanne. Or, le monde est géopolitique : des rapports de force ne cessent de s’y exercer. Rappelons la façon dont l’Union européenne a traité avec la Turquie, qui a utilisé le flux de migrants pour faire pression sur l’Union européenne : certains ont déclaré que la Turquie exerçait du "chantage" vis-à-vis de l'Union européenne. Ce n’est nullement la réalité. La Turquie conduit des actions géopolitiques pour, dans le rapport de force avec l'Union européenne, promouvoir ses intérêts ou, plus précisément, ce que le gouvernement turc considère comme ses intérêts. Face aux actions géopolitiques qui se déploient dans le monde, l'Union européenne doit répondre par de la géopolitique et non par des accusations de chantage qui ne servent absolument à rien.

Par ailleurs, dans quelle mesure le fait que l'Union européenne ne soit pas venue en aide aux pays voisins de la Syrie dès le début du conflit en 2011, a-t-il poussé beaucoup de réfugiés à migrer de nouveau de ces pays où ils s'étaient installés vers l'Europe ?

En outre, non seulement l'Union européenne a mal géré la question des migrants, mais elle est en partie responsable de la continuation du conflit syrien. Au lieu de se mettre dans une position de négociation pour essayer de trouver une solution à ce conflit, l'Union européenne s'est alignée sur les Etats-Unis et positionnée contre la Russie. Elle s'est donc mise sur la touche dans la recherche de toute solution géopolitique. 

Dans le cas de la France, il a fallu attendre les attentats sanglants de novembre 2015 et apprendre que des terroristes s’étaient glissés dans les flux de réfugiés pour qu'enfin le président de la République se rende à Moscou pour discuter avec Poutine. Autrement dit, certains pays européens se sont comportés comme si les relations diplomatiques consistaient à discuter avec les gens avec lesquels on est d'accord. Or, c'est l'inverse. Qu'ils s'appellent Poutine ou Assad, qu'importe. Par ailleurs, il a été tout à fait surprenant d’entendre la France déclarer un jour qu'il fallait renverser au plus vite Bachar el-Assad et de voir le lendemain François Hollande à Cuba en train de faire des sourires à Fidel Castro. Cela prouve une grande incompréhension des logiques géopolitiques.  

Par ailleurs, alors qu’heureusement toute la Syrie n'est pas à feu et à sang, que fait-on pour encourager des Syriens qui sont hors de leur pays à revenir dans les territoires syriens qui connaissent une certaine sécurité ? Le maintien de certains embargos, par exemple sur la livraison de médicaments vers la Syrie, est plutôt de nature à pérenniser la crise des migrants.

En outre, des pays européens contribuent d'autant plus à la poursuite du conflit qu’ils soutiennent des États qui souhaitent que la guerre civile syrienne continue. Au lieu de se mettre dans une position de négociation égalitaire avec les puissances régionales qui sont impliquées dans le conflit, la Turquie, l'Iran, l'Arabie Saoudite ou le Qatar, certains pays européens ont pris une position frontale en se rangeant systématiquement derrière tel ou tel de ces pays. A partir du moment où l'on se positionne en supplétif de l'un de ces pays, on ne peut plus avoir de poids géopolitique.


(1) Dumont, Gérard-François, « Syrie : de la géopolitique des populations à des scénarios prospectifs », Géostratégiques, n° 37, 3e trimestre 2012.

(2) Dumont, Gérard-François, « Cuba : histoire d’un exode », Population & Avenir, n° 725, novembre-décembre 2015.

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