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Michel Houellebecq ou le canari dans la mine des élites françaises ?
©EDUARDO MUNOZ ALVAREZ / AFP

"L’Europe, c’est out, Trump, c’est in"

Dans une Tribune publiée par la revue américaine Harper's, Michel Houellebecq salue le "nationalisme" du président des Etats-Unis tout en étrillant les libéraux "aussi fanatiques que des communistes" et en prévoyant la fin de l'Union européenne.

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Atlantico : Dans une Tribune publiée par la revue Harper's, et intitulée "Donald Trump est un bon président",  Michel Houellebecq salue le "nationalisme" du président des Etats-Unis tout en étrillant les libéraux "aussi fanatiques que des communistes" et en prévoyant la fin de l'Union européenne. En quoi de tels propos, tenus par un intellectuel français de premier plan peuvent-ils alimenter le débat politique en France, notamment en donnant une forme de légitimité à certaines positions ?

Vincent Tournier : Et encore, vous n’avez pas relevé l’une des phrases les plus fortes de son article : c’est lorsque Houellebecq dit que « l’une des constantes de la longue histoire de l’Europe est la lutte contre l’islam ; aujourd’hui, cette lutte est simplement revenue au premier plan ».

En France, une phrase de ce type peut valoir à son auteur un procès en hérésie. En principe, le fait de l’écrire dans un journal américain met son auteur à l’abri des poursuites, d’autant que la Cour de cassation a récemment cassé une condamnation d’Eric Zemmour pour des propos (sur les musulmans, justement) qu’il avait tenus en décembre 2015 dans un journal italien. On peut d’ailleurs se demander si Michel Houellebecq n’a pas choisi délibérément de publier son texte dans un magazine américain, ce qui lui permet d’échapper aux foudres des tribunaux. Cette stratégie de contournement de la censure, assez originale il faut bien le dire,va sans doute être amenée à se développer à l’avenir, surtout si le gouvernement multiplie les lois liberticides.

Pour en venir au fond, il est certain que les interventions de Houellebecq sont précieuses. En disant par exemple que « Trump est un bon président », ou que les mesures protectionnistes peuvent être positives, ou encore que la défense des travailleurs nationaux est un objectif respectable, ou bien encore que l’Europe n’existe pas, il a le mérite de briser des tabous, de remettre du débat là où celui-ci a quasiment disparu, de redonner vie à des arguments qui ont longtemps été considérés comme banals mais qui ont fini par être jugés totalement inacceptables. En cela, Houellebecq est fidèle à un certain idéal de l’intellectuel. Son but est moins d’imposer une morale que de pointer des défaillances ou des travers, de pointer les contradictions de notre société, de mettre en évidence le poids des idéologies. De plus, ses provocations sont plus subtiles qu’on ne le pense. Par exemple, après avoir dit que « Trump est un bon président », il indique que celui-ci prolonge la politique de désengagement des Etats-Unis lancée par Obama, ce qui est assez retors puisque cela revient à tendre un piège à ses détracteurs : si vous attaquez Trump, vous attaquez aussi Obama. De cette façon, il casse les pensées paresseuses et invite à aller plus loin dans l’analyse : Trump mène-t-il vraiment une politique radicalement différente de celle d’Obama ? Personne ne rappelle par exemple qu’Obama n’a pas fermé Guantanamo ou n’a pas démantelé le mur qui sépare les Etats-Unis et le Mexique. Bref, Michel Houellebecq est un peu notre expérimentateur national : il lance des stimulus et invite à observer les réactions, comme le ferait un entomologiste ou un biologiste.

C’est pourquoi nous avons besoin de gens comme lui. Il est aujourd’hui essentiel que de gens viennent bousculer les évidences, mettre les pieds dans le plat. Pourquoi l’idée selon laquelle l’Europe pourrait s’interrompre est-elle jugée avec autant de condescendance ? Cela n’a guère de sens sur le plan historique : les institutions comme les régimes politiques ne sont pas immortels. Poser la question de l’éventuelle fin de l’Europe, c’est se forcer à réfléchir sur les les apports de l’Europe, mais aussi sur ses limites. La situation actuelle est-elle bonne ? La situation de la France serait-il pire ou meilleure sans l’Europe ? La façon dont la démocratie fonctionne en Europe est-elle vraiment satisfaisante ? Contrairement à ce que pensent les europhiles béats, il est parfaitement possible de critiquer l’Europe à l’aide d’arguments démocratiques, en utilisant les grandes valeurs que défendent les partisans de l’Europe : l’Etat de droit, la séparation des pouvoirs, etc.  On pourrait même penser que, à ce stade, vu comment l’Europe fonctionne, les vrais démocrates sont plutôt du côté des anti-européens.

Alors que le mouvement des Gilets jaunes peut également être à l'origine d'une prise de conscience de la réalité de la situation dans le pays, dans quelle mesure le contexte actuel, soit par le bas avec les Gilets jaunes, soit par les élites avec Michel Houellebecq, entre autres, est-il actuellement en train d'influencer l’opinion et de modifier les termes du débat public ? 

Ce n’est pas sûr. Les intellectuels ont un impact assez limité sur l’opinion publique, d’autant qu’ils sont eux-mêmes très divisés, comme cela a souvent été le cas dans l’histoire de France. De même, si le mouvement des Gilets jaunes a certainement apporté quelque chose de nouveau, notamment cette visibilité de la fameuse France périphérique, il est encore trop tôt pour évaluer ses effets à moyen terme. Il n’est donc pas sûr que tout ceci suffise à faire bouger les lignes de front idéologiques car il ne faut pas sous-estimer les ressources de la doxa dominante. Malgré les soutiens dont il bénéficie dans l’opinion, le mouvement des gilets jaunes se heurte à une idéologie bien installée, qui dispose de relais puissants auprès des médias, des associations ou des intellectuels. On l’a vu encore récemment à l’occasion de l’attaque djihadiste de Strasbourg, où le mécanisme du déni s’est mis en place de la même façon qu’à l’époque des premières attaques. Sur France Inter, le secrétaire d’Etat Laurent Nuñezs’est ainsi empressé de déclarer que « la motivation terroriste de l’acte n’est pas encore établie », tandis que le député LERM Bruno Studer, dans une déclaration très applaudie à l’Assemblée nationale, a désigné le terroriste comme « un Strasbourgeois né à Strasbourg, un Alsacien né en Alsace, un Français né en France ». Dans Le Monde, le sociologue Farhad Khosrokhavar a affirmé que Cherif Chekkat, le terroriste, est un faux djihadiste parce qu’il a passé son temps, en prison, à faire du prosélytisme pour l’islam, ce qui, d’après notre expert, n’est pas conforme à l’attitude du bon djihadiste, lequel se doit de rester discret pour ne pas attirer l’attention. Ces analyses sont tout de même très troublantes. A la limite, on se demande ce que devrait faire aujourd’hui un djihadiste pour être pris au sérieux. Va-t-on bientôt leur faire subir un test pour vérifier si leur islam est bien authentique ? La dénégation ira-t-elle un jour jusqu’à sous-entendre que les djhadistes sont en réalité des agents infiltrés du Mossad ou de l’extrême-droite pour discréditer l’islam ?

En réalité, le problème est que la grille de lecture dominante reste la même : c’est toujours celle d’un clivage entre les « nationalistes » et les « progressistes », selon la terminologie mise en avant par Emmanuel Macron. Or, cette distinction s’avère problématique pour une raison simple : c’est qu’elle n’intègre pas le critère de la démocratie. Peut-on dire en effet que le clivage entre nationalistes et progressistes recoupe le clivage entre les démocrates et les non démocrates ? Manifestement non : il existe un nationalisme démocratique (comme en Suisse) et un nationalisme non démocratique (comme en Turquie). De même, si l’on part du principe que les progressistes rassemblent tous ceux qui ne sont pas nationalistes, ce qu’implique la présentation d’Emmanuel Macron, il va sans dire que le camp progressiste est appelé à récupérer tous ceux qui sont internationalistes y compris lorsqu’ils ne sont pas démocrates, ce qui peut aller jusqu’à l’islamisme. Si on est cynique, on peut donc voir la typologie nationalistes/progressistes comme une manière d’officialiser l’alliance tacite entre l’idéologie néolibérale et le fondamentalisme religieux. 

Ce que l’on peut espérer de gens comme Houellebecq, c’est justement qu’ils parviennent à casser cette ligne de fracture que tente d’imposer une partie des élites car à force de condamner le nationalisme de manière indifférenciée, on va finir par oublier que c’est le nationalisme qui a constitué le cadre majeur de la démocratie.

Dans son texte, Michel Houellebecq souligne également l'étroitesse du débat médiatique français, sa fermeture progressive au fil des années, en citant le cas d'Eric Zemmour. Pourtant, Eric Zemmour dispose d'une forte exposition médiatique, tout comme d'autres personnalités "controversées". Comment faire la part des choses entre ce qui pourrait relever de l'ostracisation de certaines positions, et la capacité de ces "positions"  à ne pas s'exclure elles-mêmes du débat, par provocation ou simplification ?

Ceux qui sont choqués par les analyses d’Eric Zemmour considèrent en effet que ce dernier est très présent dans les médias, voire qu’il occupe tout l’espace médiatique. Pour eux, c’est aussi le signe qu’il y a en France une très grande liberté de parole et qu’on ne doit pas se plaindre.

Ces arguments ne sont pas faux, notamment celui sur la liberté d’expression, mais il ne faut pas être de mauvaise foi. Il faut se poser des questions simples : Eric Zemmour  est-il vraiment représentatif de la tendance dominante qui existe aujourd’hui dans les élites ou les médias français ? Y a-t-il beaucoup de personnes, dans les couches dirigeantes, qui le soutiennent et qui approuvent ses analyses ? A-t-on le sentiment que la majorité des journalistes vont dans le même sens que lui, qu’ils l’accueillent avec complicité et bienveillance dans leurs émissions ? Partagent-ils la même affinité idéologique que lui ? Ou bien encore : les opposants d’Eric Zemmour font-ils l’objet de campagnes de dénigrement ? Sont-ils dénoncés, stigmatisés, sommés de se justifier, voire traînés devant les tribunaux ? Leur est-il arrivé d’être virés de leur journal ou de leur émission de radio ou de télévision pour des propos qu’ils auraient tenus ?

Tous ces éléments ne sont pas des preuves mais, si l’on est objectif, ils permettent de penser qu’Eric Zemmour est plutôt de l’ordre de l’exception, non de la règle. S’il est parvenu à franchir le mur idéologique qui s’est instauré au cours des dernières décennies, il le doit à ses qualités personnelles, à son érudition et son talent, au fait qu’il est une personnalité hors du commun, tellement habile dans la dispute intellectuelle qu’il est impossible de l’ignorer ou de l’ostraciser totalement. Mais tout le monde n’a pas ton talent. C’est pourquoi ceux qui sont minoritaires dans le débat public ont du souci à se faire : ils n’ont quasiment aucune chance de se faire entendre. Pour eux, le problème est simple : s’ils veulent exister, il leur faut trouver l’équivalent d’un Zemmour. En somme, c’est un Zemmour sinon rien. La seule alternative qui leur reste est de tomber dans l’outrance ou dans l’excès, ce qui génère en retour des réactions virulentes de la part des élites. 

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