Merkel survit à la crise mais les élites françaises, elles, sont-elles capables de renoncer à leur incroyable talent de dissimulation de la vérité ?<!-- --> | Atlantico.fr
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"La perte de confiance dans la parole politique et le sentiment d’une incompréhension entre la base et les dirigeants français ne fait que croître."
"La perte de confiance dans la parole politique et le sentiment d’une incompréhension entre la base et les dirigeants français ne fait que croître."
©Reuters

Double discours

Selon un sondage OpinionWay pour Le Figaro et LCI, s'ils avaient eu à se prononcer lors des législatives allemandes du 22 septembre, les Français auraient également voté pour Angela Merkel à 56%. Pourtant, peu d'hommes politiques français semblent avoir le courage de tenir le discours de vérité de la chancelière allemande.

Atlantico : Dans une interview à Atlantico (à lire ici), Valérie Pécresse reconnaît  : "En 2012, la droite savait ce qu'il fallait faire pour le pays mais on ne savait pas comment le dire aux Français et être élu après". Peut-on parler d'un travers français ? Quelles en sont les principales caractéristiques ?

Yves-Marie Cann : Le désenchantement des citoyens à l’égard de la politique en général et de leurs dirigeants en particulier n’est pas un phénomène exclusivement français, comme en témoigne la montée des extrêmes en Europe. Ce phénomène, face auquel nos élus semblent parfois perdre pied, comme en témoignent les propos de Valérie Pécresse, se manifeste régulièrement dans nos enquêtes. Il s’agit en premier lieu de la défiance mesurée à l’encontre du pouvoir exécutif. La cote de confiance de François Hollande et de Jean-Marc Ayrault atteint désormais un niveau très bas. Avant eux, Nicolas Sarkozy avait gouverné avec une cote de confiance négative de janvier à 2008 à la fin de son quinquennat, etc.

D’autres études confirment l’ampleur de cette défiance et ses répercutions sur le crédit accordé à la parole politique. Dans un sondage CSA pour Les Echos et l’Institut Montaigne, 69% des personnes interrogées ne croyaient pas en la "pause fiscale" annoncée par le chef de l’Etat. En avril 2013, un sondage CSA pour BFMTV démontrait que pour une majorité de personnes interrogées (55%) la plupart des hommes et femmes politiques sont corrompu(e)s. Bon an, mal an, la perte de confiance dans la parole politique et le sentiment d’une incompréhension entre la base et nos dirigeants ne fait que croître.

Philippe Braud : Valérie Pécresse souligne l’existence d’un challenge à la fois des plus communs et des plus redoutables que doivent affronter les responsables politiques : l’existence d’un écart entre ce qu’il faudrait faire et ce que leurs électeurs peuvent accepter. Cet écart est inévitable dans tout système démocratique. La grande masse des citoyens est peu lucide sur les affaires publiques, ne serait-ce que parce que beaucoup ne les suivent que de loin, mais aussi parce que trop de dirigeants, de syndicalistes, voire de journalistes, entretiennent leurs illusions, les uns par véritable ignorance, les autres par démagogie ouverte ou larvée. Ceci étant si ce phénomène se manifeste dans TOUS les pays démocratiques, il est aggravé en France par certains traits de notre culture politique nationale. Pour faire vite, et en vrac, citons le penchant pour les rhétoriques idéalistes et les grands principes abstraits hérités de la Révolution ; une méfiance a priori, pour ne pas dire plus chez certains, à l’égard du monde de l’entreprise pourtant créateur essentiel d’emplois et de richesses ; l’absence de consensus explicite entre formations politiques opposées, alors même qu’elles savent bien que certains maux déterminés appellent certains remèdes déterminés. L’alliance CDU/SPD en Allemagne entre 2003 et 2008 explique que des réformes douloureuses mais efficaces ont pu être menées et comprises par une large majorité de la population. Une situation inimaginable en France, où l’opposition flingue couramment ce qu’elle aurait fait si elle était au pouvoir (et se résigne à faire, trop tard et trop timidement lorsqu’elle y parvient).


Comment faire la part des choses entre des hommes politiques qui manqueraient de courage et un peuple qui serait rétif aux discours de vérité ?

Yves-Marie Cann : Les Français sont-ils vraiment rétifs aux discours de vérité ? Je ne le crois pas. Sur l’enjeu des déficits et de la dette publics par exemple, les enquêtes réalisées depuis plusieurs années témoignent d’une prise de conscience de nos concitoyens. Sur le dossier des retraites, cette prise de conscience est tout aussi manifeste. En revanche, il existe fréquemment un décalage entre ce que les dirigeants politiques considèrent être la vérité des Français et ce que ces derniers vivent au quotidien. La défiance et le mécontentement de nos concitoyens à l’égard de leurs élus trouve ici une partie de ses fondements. 

En voyage au Royaume-Uni quelques jours après le discours du Bourget en janvier 2012 où il avait déclaré la guerre à la finance, le candidat Hollande faisait l'éloge du libéralisme et au Congrès du SPD en mai 2013, le président n'hésitait pas à vanter les réformes Schroeder. Au regard de son programme de 2012 et des mesures prises depuis son élection, il est possible de s'interroger : sait-on vraiment ce qu'il pense ? Plus globalement, les politiques français croient-ils aux programmes qu'il défendent ? 

Yves-Marie Cann : Vous pointez ici un enjeu essentiel : celui de la cohérence de la parole en politique. Alors que les Français sont submergés par l’information, le besoin de constance et de lisibilité dans les prises de parole et de donner du sens aux réformes, aux décisions et aux actions n’a jamais été aussi important. La cohérence crée la confiance. La perception d’une cohérence rassure et limite la sensation de ne pas connaître, de ne pas comprendre et donc de ne pas pouvoir anticiper les décisions prises. Les dirigeants politiques, qu’ils soient en responsabilité ou dans l’opposition, ont souvent tendance à négliger cette dimension, ce qui génère du mécontentement et de la défiance

Philippe Braud : En politique ce sont les actes plus que les discours qui sont révélateurs des vrais schémas de pensée des gouvernants. S’agissant de François Hollande, il est clair qu’il ne croit pas à "l’autre politique", celle qui consisterait à affronter le modèle allemand, à réintroduire massivement l’action de l’Etat dans la vie économique, à pratiquer une politique keynesienne de stimulation de l’économie par la dépense, par le déficit, voire par l’inflation. Il sait bien que cela détruirait l’Europe et, avec elle, les conditions mêmes de la prospérité acquise depuis cinquante ans. Mais il est prisonnier (en partie) d’un rapport de force politique et syndical qui lui interdit l’audace et, par tempérament aussi (la vieille tradition radical-socialiste incarnée également par Jacques Chirac) il préfère louvoyer ou, pour le dire plus gentiment, avancer à petits pas. Avec le risque que l’environnement international évolue plus vite que ne progresse la France. Compte tenu de leurs préoccupations électoralistes, les gouvernants français font moins qu’ils ne savent nécessaire de faire. En ce sens, ils ne croient qu’à moitié aux recettes qu’ils mettent en place.

Les Français sont-ils dupes de cette situation ou en sont-ils les premiers complices ? S'ils avaient eu à se prononcer lors des législatives allemandes du 22 septembre, ils auraient, selon un sondage OpinionWay pour Le Figaro et LCI, également reconduit  la chancelière sortante à 56%. Pourtant ils se sont majoritairement opposés lors de la campagne de 2012 aux propositions ayant un lien de parenté avec le programme d'Angela Merkel. Comment l'expliquer ? Les Français ont-ils un problème avec la vérité ? Sont-ils prêts à n'entendre que celle qui ne les concerne pas ?

Yves-Marie Cann : Le résultat du sondage auquel vous faites référence doit sans doute beaucoup au déficit de notoriété du leader du SPD en France et aux connaissances pour le moins parcellaires qu’ont les Français de la vie politique allemande. Pour cette raison, ce résultat doit être interprété avec une extrême prudence. Pour ce qui relève du rapport des Français à la vérité, je vous renvoie à ma réponse à votre deuxième question.

Philippe Braud : Oui, les Français ont un problème spécifique avec la vérité. Souvent ils savent bien, ou du moins pressentent bien, que certains programmes électoraux sont utopiques ou impraticables. Mais quand leur on promet le progrès social sans risque et sans coûts, ils aiment à y croire, ne serait ce que le temps d’une campagne électorale. Ils admirent les résultats de la politique Merkel mais ne veulent pas entendre parler des disciplines qu’elle a mises en œuvre. Au fond, ils veulent le beurre et l’argent du beurre, encouragés en cela par trop de politiciens incompétents ou démagogues.

Que coûtent au pays et à la démocratie ces travers français ?

Yves-Marie Cann : La défiance des Français à l’encontre de leurs dirigeants doit beaucoup à l’absence de résultats tangibles sur les enjeux qui les préoccupent, au premier rang desquels l’emploi et le pouvoir d’achat. Elle s’explique aussi par un doute de plus en plus répandu quant à l’efficacité des réformes proposées par nos gouvernants. Sur les retraites, beaucoup de Français que nous interrogeons, notamment parmi les classes d’âge intermédiaires, perçoivent une réforme inaboutie qui reporterait à plus tard les mesures structurelles permettant de lutter durablement contre les déficits sociaux… et de pérenniser le système par répartition. Ceci renforce la défiance à l’encontre du politique et entretient une frustration dont nous devrions retrouver des traces lors des prochaines élections.

Philippe Braud : Oui, tout cela coûte cher. A bien des égards, la France avait plus d’atouts que l’Allemagne pour affronter dans une position avantageuse les défis de la globalisation (meilleur dynamisme démographique, position géopolitique favorable, réseau d’industries de pointe favorisé par la gestion gaullo-pompidolienne). Mais l’inaction, le manque de courage (ou de consensus) face aux nécessaires réformes de structure nous place sur une pente dangereusement déclinante dans la compétition internationale. Ce n’est pas avec des exorcismes verbaux ou des effets de manche que la situation sera redressée. Ceci étant on peut tout de même noter les progrès d’un certain réalisme dans l’opinion publique qui se traduit par une inflexion des comportements politiques, y compris à gauche. C’est l’un des effets positifs de l’alternance. Placés au pied du mur des responsabilités, ceux qui critiquaient hier des mesures de simple bon sens en viennent aujourd’hui à les remettre en chantier, fut-ce de façon déguisée. La déception du "peuple de gauche" provoquée par la gestion socialiste actuelle a au moins l’avantage de faire progresser un minimum de prise de conscience des dures réalités d’aujourd’hui. 

Comment l'opinion française évolue-t-elle sur cette question du rapport à la vérité ? Est-elle toujours autant encline à "acheter" des programmes politiques irréalistes ?

Yves-Marie Cann : Les campagnes électorales sont, par essence, sources de surenchères et les électeurs l’ont bien compris. Ils ont aussi compris que leurs dirigeants, notamment du fait de la mondialisation et du processus d’intégration européenne, avaient aujourd’hui moins de marges de manœuvre qu’ils pouvaient en avoir par le passé. A cet égard, il est un chiffre qui doit interpeler : 56% des électeurs interrogés par CSA lors du premier tour de la présidentielle 2012 estimaient que le résultat de cette élection ne permettrait pas d’améliorer les choses en France. Pour le dire autrement : les Français n’ont pas voté en 2012 avec la conviction chevillée au corps que par leur vote ils allaient changer la France, voire provoquer un "grand soir".

Pour ce qui est des programmes irréalistes auxquels vous faites référence, tout est une question de perspective et d’ancrage politique. En toute objectivité : sur quels critères juger du caractère réaliste ou irréaliste d’un programme ? Une mesure jugée réaliste à gauche pourra être considérée comme irréaliste à droite, et inversement. Ce débat me paraît donc stérile et sans issue. La question fondamentale est plutôt celle de l’efficacité de l’action menée en réponse aux enjeux auxquels doivent faire face les acteurs publics.

Les politiques sont-ils eux aussi prêts à changer ?

Yves-Marie Cann : Une remise en question de la façon de faire de la politique à déjà commencé comme le montrent les débats sur la transparence. Par ailleurs, les politiques ont de plus en plus conscience qu'ils sont jugés sur des résultats, ce qui limite la surenchère au sein des partis de gouvernement. Tout l'enjeu pour eux est alors d'établir un lien de confiance qui ne peut exister que s'ils démontrent qu'ils ne sont pas déconnectés du quotidien des Français.

Propos recueillis par Alexandre Devecchio

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