“Merci pour ce moment” ou la puissante description des complexes liés à l’ascension sociale (et de l’attitude de ceux qui sont déjà en haut)<!-- --> | Atlantico.fr
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Le phénomène littéraire de la rentrée n'est pas seulement un brûlot anti-Hollande...
Le phénomène littéraire de la rentrée n'est pas seulement un brûlot anti-Hollande...
©Reuters

Racisme de classe

Si dans ce livre Valérie Trierweiler a pu donner l'impression de vouloir seulement régler ses comptes avec François Hollande, elle en profite aussi pour exposer les crises internes qui traversent une personne passée de la condition sociale la plus modeste à la plus en vue.

Jules Naudet

Jules Naudet

Jules Naudet est sociologue au Centre de Sciences Humaines de New Delhi, spécialiste de la question de la mobilité sociale. Il a écrit de nombreux articles académiques sur cette question, ainsi qu’un livre, "Entrer dans l’élite". Il a pour cela interviewé 160 personnes ayant connu des trajectoires de très forte ascension sociale en France, en Inde et aux Etats-Unis. Il s’est aussi intéressé de près à la question de la justification des inégalités et de l’ordre social établi par les élites. Ses travaux en cours portent sur les élites économiques en Inde.

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Atlantico : Valérie Trierweiler a marqué la rentrée littéraire avec "Merci pour ce moment", dans lequel elle raconte sa vie à l'Elysée mais revient également sur son parcours de journaliste. Fille d'un invalide de guerre et d'une mère au foyer, elle raconte son ascension sociale. En quoi "Merci pour ce moment" est-il également un livre qui laisse transparaître la difficulté à gérer le complexe social ?

Jules Naudet : La question de la mobilité sociale occupe en effet une place centrale dans tout l’ouvrage. Il n’y a pas un seul chapitre où elle n’évoque pas sa mère caissière de patinoire, son père invalide, son enfance dans la ZUP nord d’Angers (qu'elle oppose d'ailleurs au "somptueux château des parents de Julie Gayet"). A titre d’exemple les mots  "ZUP" et "Angers" sont employés 8 fois, l’expression "Mon père" 13 fois et "ma mère" 23 fois. 

L’ouvrage est en effet construit autour de deux trames de récit principales : la première consiste en l’administration de la preuve de la trahison infligée par Hollande, de son innocence et de son statut de victime et la seconde consiste en le récit de son ascension sociale. Les deux trames se mélangent souvent, et se nourrissent en fait l’une l’autre. Elle l’affirme d’ailleurs clairement elle-même lorsqu’elle se pose la question "Est-ce à cause de mon voyage social que je me suis toujours sentie illégitime, dans mon couple et à l’Élysée ?". Les mots les plus durs à l’encontre de François Hollande sont généralement accompagnés d’une mention de ses origines. Elle oppose également "sa" ZUP d’Angers au "somptueux château des parents de Julie Gayet". L’exemple le plus frappant de cette interpénétration est certainement le passage sur les "sans-dents", celui qui a retenu le plus l’attention des médias et qui est précédé par une mention de la Zup d’Angers et de sa famille, "les Massoneau pas jojo".

On voit effectivement que l’ouvrage de Valérie Trierweiler a un caractère doublement thérapeutique : il s’agit de produire un récit lui permettant de réparer à la fois la blessure d’une séparation et la blessure provoquée par l’éloignement de son milieu d’origine. Lasse, selon ses propres mots, de voir son histoire réinventée par d’autres, elle tient ainsi, à son tour, à produire son propre récit de vie. Son identité narrative à elle. En mettant sans cesse en avant son origine populaire, elle met en scène une prise de distance avec les milieux du pouvoir et montre qu’elle a adopté une posture narrative qui se veut irrémédiablement extérieure. "Je n’appartiens pas à ce monde" est le message qu’elle veut faire passer. Ce qui n’était pas gagné pour une personne qui en tout objectivité appartient désormais à ce monde. Mais sans ces références permanentes à sa mobilité, elle aurait certainement eu beaucoup plus de mal à écrire son livre… La question de la mobilité est la clé de voûte sur laquelle repose son récit.

L'ancienne première dame fait fréquemment référence dans cet ouvrage à son sentiment d'illégitimité à l'Elysée. Ce sentiment est-il propre à ce que l'on appelle les "transfuges de classe" ?

Passer d’une classe sociale à une autre est une expérience toujours difficile. Il s’agit de se défaire des façons de penser et d’agir qui ne sont pas légitimes au sein du nouveau groupe, de se défaire de la part de populaire que l’on porte en soi, tout en cherchant à préserver des liens avec sa famille et ses amis d’enfance. Et cela donne lieu à tout un tas de situations extrêmement difficiles. Il faut affronter les reproches des proches qui vous accusent de vous détourner d’eux ; il faut faire avec cette culpabilité morale d’avoir trahi. Et puis on en vient à se surprendre d’avoir honte des siens, et ensuite à "avoir honte d’avoir honte". Le sentiment de ne pas être à sa place, d’imposture, est donc très fréquent chez les personnes qui traversent les frontières sociales.

La tension entre son milieu d’origine et son milieu d’arrivée est au cœur de l’ouvrage de Valérie Trierweiler. Elle traite cette question de manière extrêmement moralisatrice en opposant le cynisme et l’individualisme des dominants à la chaleur et à la solidarité des classes populaires. Elle insiste en permanence sur sa difficulté à trouver sa place dans un monde qu’elle décrit comme saturé par le mensonge, les excès de luxe, le poids du protocole. Ce qu’elle appelle "le vivier vipérin de la politique". Mais elle nie en bloc avoir trahi et elle entend démontrer au lecteur qu’elle a su rester fidèle à ses origines. Elle oppose ainsi au monde qu’elle découvre sa capacité à avoir su rester simple, proche des "petits", des "pas jojos" et des "sans-dents", elle qui "aurait pu être une enfant du Secours populaire" si sa "grand-mère n’avait pas mis du beurre dans les épinards avec ses travaux d’aiguille". 

Avec la régularité d’un métronome, elle rappelle donc au lecteur ses vertus et, si jamais le lecteur n’avait pas encore compris le message, elle tient à préciser : "Je ne suis pas une Rastignac au féminin". Elle nous rappelle donc combien elle sait rester proche des gens simples, comme lorsqu’elle raconte les adieux larmoyants aux gardiens et cuisiniers de "La Lanterne", le modeste pavillon de chasse de la République Française. En célébrant les vertus des gens simples en permanence comme elle le fait, c’est en fait une auto-célébration qu’elle réalise. 

Elle met en avant ses quartiers de plèbe comme d’autres mettraient en avant leurs quartiers de noblesse : elle évoque sa découverte de la lecture par le Club France Loisirs, le jour où elle a du "chausser [l]es “godillots” de [s]on frère pour aller à l’école primaire", ses petits boulots d’été, le concert d’Annie Cordy comme seule expérience du théâtre pendant son enfance, le fait qu’à 23 ans elle n’a encore jamais pris l’avion, les vêtements achetés aux puces, le rappel du courage de sa mère qui a eu six enfants en quatre ans-et-demi ("oui, en quatre ans et demi !", précise-t-elle.). 

Cet attachement répété à ses origines ne doit pourtant pas faire oublier qu’elle réinvestit aussi le traditionnel mythe de la méritocratie et de l’effort qui paye. Inspirée par la rhétorique de l’American Dream de Michelle Obama, elle affirme ainsi à son tour : "La chance se mérite. Elle se partage ensuite."

Le fait d'évoluer dans un milieu social différent de son milieu d'origine est-il forcément source de souffrance ? L'équation est-elle insoluble ? Comment Valérie Trierweiler gère-t-elle cette tension ?

La société française est profondément inégalitaire, marquée par la violence symbolique des rapports de classe et le poids des logiques de distinction. La mobilité sociale y est toujours une expérience très difficile. On ne peut donc pas douter du fait qu’un tel parcours de mobilité sociale a été la source de nombreux épisodes d’humiliations pour "l’ancienne première dame". Pour les surmonter, Valérie Trierweiler fait le choix du retournement du stigmate. Elle cherche ainsi à transformer son origine populaire en une ressource, une stratégie très fréquente chez les personnes en mobilité (voir mon article à ce sujet). De manière un peu différente de Franck, dont j’ai fait le portrait dans "Grand Patron, Fils d’ouvrier" (Seuil, 2014), et qui mobilise ses origines comme une arme de pouvoir, Valérie Trierweiler utilise plutôt son origine comme  un moyen de mettre en avant sa supériorité morale. L’authenticité de son expérience des milieux populaires la pousserait ainsi à avoir davantage les pieds sur terre. Contrairement à son ex-mari qui la qualifie de "Cosette" et qui aime la grande gastronomie, elle trouve sa joie en mangeant un "menu camembert chaud-frites-andouille" au bord de l’autoroute. Contrairement aux premières dames qui l’ont précédée, elle ne vient pas d’une famille qui possédait un château ou une grande maison bourgeoise. Néanmoins, pour elle, son HLM était "un palais". Et, nous rappelle-t-elle, "à tout moment, la fille de la ZUP peut surgir en [elle]". Et elle en est fière, affirmant "Je suis entière et spontanée, je dis ce que je pense, j’ai grandi dans un milieu où l’on ne dissimule rien."

Si elle dit que le fait de ne pas savoir "claquer" ou "flamber"  est pour elle un "stigmate" de ses origines, le lecteur n’a aucun doute sur le fait que cela lui est présenté au contraire comme une grande vertu. L’un des principaux ressorts mobilisés pour susciter l’émotion du lecteur consiste en effet à présenter son origine sociale comme la marque de la prétendue authenticité de son caractère. Son origine est ainsi plus ou moins subtilement utilisée pour susciter l’indignation, et la colère face à l’éthos profondément bourgeois et machiste de François Hollande. Elle raconte comment elle a cherché à transformer François Hollande en l’emmenant en banlieue : "Il met une casquette et des lunettes de soleil et entre avec moi dans ces magasins discount où l’on achète des produits entreposés sur des palettes et dont la date de péremption est proche. Je veux qu’il connaisse la réalité quotidienne qu’affronte une partie des Français, ceux qui comptent chaque euro et ne savent jamais comment finir le mois." Mais ces tentatives ont visiblement été un échec…

Si je m’efforce ici de déconstruire les stratégies narratives sur lesquelles s’appuie Valérie Trierweiler, il est néanmoins important de rappeler à vos lecteurs qu’il ne faut pas réduire son expérience de la mobilité à cette instrumentalisation. J’adopte ici une posture qui est celle d’un chercheur qui a beaucoup travaillé sur ces questions, mais je ne voudrais pas comme l’ont fait beaucoup de commentateurs, nier avec dédain la réalité de la violence symbolique dont elle a été victime. Si elle parvient à instrumentaliser son parcours, c’est parce qu’elle a effectivement vécu des épreuves extrêmement difficiles. Passer d’une classe sociale à une autre est une expérience qui laisse des traces indélébiles et qui expose à la réalité de la violence sociale et au racisme de classe. Les personnes en mobilité sociale souffrent souvent de la cécité des héritiers, de leur refus de voir et de reconnaître la souffrance des plus subalternes afin de pouvoir continuer à jouir sans culpabilité de leurs privilèges. Les déplacés sociaux font, eux, souvent le choix de taire leur lucidité sociale, de la mettre en sourdine car c’est la condition pour pouvoir, à leur tour, jouir de ces privilèges. Mais ils gardent toujours en eux, plus ou moins enfoui, plus ou moins prompt à ressurgir, le souvenir de l’expérience de la domination sociale, un souvenir qui leur permet, dans certaines conditions, de voir la société du point de vue des dominés et des dominants. Face aux humiliations subies, Valérie Trierweiler a clairement lâché la bride et a laissé cette frustration accumulée resurgir… De toute évidence, son expérience de la mobilité sociale est la clé de voûte de son ouvrage.

Quel type de rapport les "transfuges de classe" entretiennent-ils généralement avec leur milieu d'origine ? Et avec leur environnement ? D'autres entretiennent-ils des rapports plus sereins avec leur environnement ?

Pour comprendre les variations dans la façon dont les personnes vivent leur mobilité, il est important de se pencher sur les spécificités des trajectoires individuelles. Ce que je montre dans mon ouvrage Entrer dans l’élite (PUF, 2012), c’est que les récits de réussite sont marqués par l’influence composite des répertoires culturels et des idéologies qui dominent au sein du pays, de la famille, du milieu professionnel, des établissements scolaires et universitaires fréquentés, de la génération, de la classe d’origine, du quartier ou du groupe minoritaire auquel on appartient. Il est donc important de chercher à voir si l’ensemble des idéologies à ces différents niveaux sont plutôt assonants ou plutôt dissonants. Prenons par exemple deux fils d’ouvriers travaillant dans la même usine d’automobile en région parisienne. Celui qui a grandi dans un quartier bourgeois (car sa mère était gardienne d’immeuble), avec des parents catholiques, est passé par des établissements de centre-ville fréquentés par des élèves de milieu social aisé aura certainement une vision du monde et une vision de sa trajectoire très différente que celle d’un enfant d’ouvrier travaillant dans la même usine mais qui a grandi dans une cité HLM, avec des parents militants communistes, a fréquenté des établissements classés ZEP et n'a été exposé que très tardivement au choc de l’altérité sociale. 

Propos recueillis par Carole Dieterich

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