Mendicité des enfants : ce qu’il est vraiment possible de faire<!-- --> | Atlantico.fr
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Le législateur s’est soucié de la situation particulière des mineurs, en pénalisant la "provocation" des enfants à mendier.
Le législateur s’est soucié de la situation particulière des mineurs, en pénalisant la "provocation" des enfants à mendier.
©Reuters

Enfants dans la rue

Face à la mendicité croissante des enfants, le sociologue Julien Damon propose des solutions polémiques, comme le placement "le plus souvent possible" des enfants.

Julien Damon

Julien Damon

Julien Damon est professeur associé à Sciences Po, enseignant à HEC et chroniqueur au Échos

Fondateur de la société de conseil Eclairs, il a publié, récemment, Les familles recomposées (PUF, 2012), Intérêt Général : que peut l’entreprise ? (Les Belles Lettres),  Les classes moyennes (PUF, 2013)

Il a aussi publié en 2010 Eliminer la pauvreté (PUF).

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Atlantico : Vous venez de publier une note pour la Fondapol, appelant à lutter contre la mendicité des enfants. Quelle est l’ampleur de ce phénomène en France ?

Julien Damon : On ne peut rien dire de sérieux à l’échelle nationale. En revanche, à l’échelle des grandes villes les services sociaux et les services de police connaissent plutôt bien ces situations. Il n’en ressort pas forcément des statistiques d’une rigueur absolue. On peut juste dire que quelques dizaines de petits enfants mendient avec des adultes, dans les grandes villes. Mais ce n’est rien par rapport à l’ensemble des mineurs qui peuvent se livrer – souvent poussés à cela – à diverses activités proches de la mendicité. Je tiens cependant à souligner que la question de l’ampleur n’est pas très importante. C’est d’abord une question de principe. Pour forcer le trait, je dirais que la question de la peine de mort concerne très peu de monde. Elle n’en est pas moins fondamentale. C’est la même chose, toutes choses égales par ailleurs, pour la mendicité avec enfants. Notre système de protection sociale a été établi et consolidé depuis la fin du 19ème siècle pour mettre fin à ces phénomènes qui souvent, même si pas tout le temps, relèvent de l’exploitation. En un mot, le problème était parfaitement contenu jusqu’à ces récentes années. Depuis lors, accompagnant une relative bidonvillisation des métropoles françaises, il prospère. Il faut donc agir. Vigoureusement. Concrètement, je propose quatre directions : 1/ permettre à tout un chacun de signaler ces situations à bien des titres préoccupantes (notamment en pouvant signaler électroniquement sur Internet ou par SmartPhone, ce qui permet de suivre nos signalements) ; 2/ aller vers davantage de placements de ces enfants ; 3/ mobiliser les pouvoirs publics pour agir (avec une circulaire enjoignant aux services de renforcer leurs actions) ; 4/ présenter la facture aux instances européennes.

Vous plaidez pour une application plus ferme de l’interdiction de la mendicité avec des enfants. En 2011, un article du Figaro relatait que l’échec de la tentative par les policiers de mettre en pratique l’arsenal juridique. Les affaires ayant été classées sans suite par la justice. Notamment car les tribunaux avaient estimé dans certains cas qu’il n’y avait pas eu privation de soins. Aujourd’hui, les même méthodes ne risquent-elles pas d’avoir les mêmes effets ?

D’un point de vue technique il y a en effet un problème, au sujet des petits enfants. Pour comprendre, il faut apporter des précisions et, ensuite, peut-être des révisions. Sur les précisions. Il faut d’abord rappeler que l’exploitation de la mendicité et la mise en péril des mineurs sont très sévèrement punies par la loi. La mendicité a, certes, été sortie, en tant que délit, du Code pénal réformé en 1994. Mais dès cette réforme générale à l’égard de la mendicité, le législateur s’est soucié de la situation particulière des mineurs, en pénalisant la "provocation" des enfants à mendier. Les peines sont lourdes et peuvent être alourdies dans certaines circonstances. Ainsi l’article 225-12-7 dispose que l'exploitation de la mendicité d'autrui est punie de dix ans d'emprisonnement et de 1 500 000 Euros d'amende lorsqu'elle est commise en bande organisée. Donc il n’y a aucun problème pour sévir auprès d’adultes qui poussent des enfants à mendier. Le problème est plus compliqué pour le cas des petits enfants, qui accompagnent des adultes qui mendient. Et ce sont des cas de ce type qui ont été traités devant les tribunaux et que vous citez. Le problème soulevé est celui de la mendicité des très petits enfants. En effet, on ne saurait soutenir qu’un nourrisson, quand il est endormi dans les bras d’une autre personne, mendie. Les textes précisent tout de même bien que ces très jeunes enfants ne sauraient être exploités pour susciter sympathie et compassion dans un acte de mendicité.  L’article 227-15 assimile le maintien d'un enfant de moins de six ans sur la voie publique dans le but de solliciter la générosité des passants au délit de privation de soins.

La question, autour de la reconnaissance de cette privation de soins pour des enfants de moins de six ans exposés par des adultes en vue de mendier, est compliquée. Le problème se situe dans le fait que ce n'est pas la mendicité en soi qui constitue un délit mais la "privation de soins". Cette dernière n’est pas immédiate à évaluer. Et, saisi, le tribunal va dans le sens de la relaxe lorsque le délit ne lui apparaît pas constitué. La Cour de Cassation a même rendu un arrêt, le 13 octobre 2005, sur ce point. La Cour, réfutant le ministère public, insistait sur le caractère non établi de l’altération de la santé de l’enfant concerné. Les pièces produites révélant que l’enfant était en bonne santé n’ont pas permis de condamner l’adulte incriminé.

Dit plus nettement, le simple fait de mendier avec un enfant n’est pas constitutif du délit de privation de soins. L’incrimination d'utilisation d'un mineur à des fins de mendicité réclame que la santé de l'enfant – s’il ne mendie pas lui-même – ait été compromise. Il n’en va pas de même lorsque cet enfant mendie lui-même, ce qui peut être établi pour de très petits enfants qui, dès deux ou trois ans, tendent la main ou sont délibérément positionnés devant des gobelets devant recueillir de la monnaie. Pour les autres cas, il faut vérifier l’existence d’un danger réel et la compromission de la santé de l’enfant. Ce qui doit inviter à des enquêtes poussées.

On peut souhaiter, sur ce point sophistiqué mais important[1], une évolution législative, ou bien une inflexion de la jurisprudence, car dans tous les cas il certainement des « fins d’exploitation » en exposant ainsi les enfants.

Relevons que si le sujet de la mendicité, en général, a fait l’objet au début des années 2000 d’oppositions partisanes plutôt musclées (certains estimant qu’il fallait agressivement lutter contre la mendicité agressive, d’autres qu’il y avait là une inflexion vers une nouvelle criminalisation de toute mendicité), ces différences partisanes se sont atténuées. Sans entrer dans les disputes qui ont accompagné, au cours des années 2000, les discussions puis le vote des orientations de sécurité intérieure, il faut noter que l’exploitation de la mendicité des enfants a vu ainsi ses sanctions renforcées, par une nouvelle majorité politique. Ainsi, la loi du 5 août 2013, transposant la directive 2011/36/UE du Parlement européen concernant la prévention de la traite des êtres humains, définit-elle, dans un article 225-4-1 du Code pénal, la traite des êtres humains, comme "le fait de recruter une personne, de la transporter, de la transférer, de l'héberger ou de l'accueillir à des fins d'exploitation" dans diverses circonstances, dont l’exploitation de la mendicité. Cette traite des êtres humains est punie de sept ans d'emprisonnement et de 150 000 € d'amende. Si cette traite s’exerce à l’égard d’un mineur, elle est punie de dix ans d'emprisonnement et de 1,5 million d’euros d'amende.

Le droit positif, sur ce premier registre pénal, n’est donc en rien aveugle à l’exploitation de la mendicité des enfants. Les peines prévues sont même singulièrement lourdes. Reste bien entendu toujours le délicat problème de la qualification des faits. Le soin d’apprécier les éléments constitutifs des délits est laissé aux tribunaux. Mais signalons que toute personne croisant des enfants qui mendient, oui qui sont exposés par d’autres personnes qui mendient, est parfaitement fondée à s’inquiéter auprès de la police ou de la gendarmerie. Et demander ainsi aux forces de l’ordre d’intervenir, non pas sur un fondement de trouble à l’ordre public mais bien de défauts de soins, de mauvais traitements et/ou d’exploitation d’êtres humains. Ce qui est – on en conviendra – autrement plus grave.

Tous les enfants qui mendient ne sont en effet pas victime de traite. Dans ces cas, ne vaudrait-il pas mieux favoriser une solution évitant la séparation entre les enfants et leur famille ?

C’est exact. Il n’y a pas de figure imposée comme réponse à toutes les situations. Je pense que lorsqu’il y a exploitation – et ce n’est pas forcément aussi compliqué que cela à qualifier – il faut agir et punir. Quand ce sont des adultes sans lien de parenté avec les enfants, cela ne choque pas. Quand ce sont des parents maltraitants, on commence, en France, à pleurnicher sur la nécessité de préserver les liens entre ces enfants et leurs exploitants. C’est du sentimentalisme. C’est oublier qu’il existe des Thénardier et des Dalton. Bien entendu dans quelques cas on trouve des parents désemparés avec leurs enfants, en train de quêter. Mais notre droit social, notre aide sociale à l’hébergement, nos minima sociaux sont faits pour que ces familles ne soient pas conduites à ces extrémités. Je pense donc que dans la plupart des cas il y a traite et exploitation. Se réfugier derrière la supposée indissolubilité du lien parental c’est faire, souvent, dans l’aveuglement. Mon point d’entrée général dans ce dossier est que dans bien des départements, dans bien des cas, on retire l’autorité parentale, on place les enfants, à des niveaux de mauvais traitements qui sont moins importants.

Alors que les services de l’aide sociale à l’enfance sont parfois critiqués pour intervenir trop rapidement et trop durement auprès de familles dites à problèmes, on tergiverse et on se renvoie la balle concernant des mineurs qui devraient être à la crèche, à l’école, chez eux ou dans des hébergements, plutôt que dans la rue, tandis que les adultes qui les accompagnent les exploitent.

Parmi les arguments en réfutation de propositions visant à fermement interdire la mendicité avec enfant, on trouve celui de la nécessité. Les adultes accompagnant ces enfants seraient forcés de les garder avec eux car ils n’auraient ni place en crèche (pour les plus petits), ni place à l’école (à partir de la maternelle). Il est incontestable que la scolarisation d’enfants ayant des trajectoires sociales et souvent migratoires compliquées est elle-même compliquée. Quant à l’argument des crèches il est proprement surréaliste.  Il suffit d’avoir un tant soit peu observé que les plus petits enfants sont exposés dans l’espace public souvent par plusieurs adultes qui se succèdent. Ils pourraient, certainement pour la plupart d’entre eux, se voir épargner cette position. Qui est, fondamentalement, exploitation. Le petit enfant est une ressource, et il n’est certainement pas dans son intérêt de le rester. Avant d’être victimes de la pauvreté, ces enfants sont victimes des adultes qui les exploitent.

Outre les dispositifs existants, quels sont concrètement les leviers qu’il faudrait mettre en oeuvre ? Les municipalités et l'Europe, comme vous le suggérez, disposent-elles des moyens nécessaires ?

Ce n’est pas une question de moyens mais plutôt une question de priorités et d’organisation. Et à ce stade historique du problème ancien de la mendicité et de l’errance, ce sont les États qui sont dépassés. On ne peut valablement traiter ces questions qu’à l’échelle locale et avec une coordination européenne. Concrètement, je pense qu’il faut plaider pour un double mouvement de décentralisation et d’européanisation de la prise en charge de la grande pauvreté et de l’errance. Il faut être extrêmement clair, l’alternative est très simple. Dans un espace Schengen aux frontières ouvertes les dossiers de l’errance, des bidonvilles, de la mendicité avec enfants, ne peuvent se traiter nationalement que selon deux options : soit fermer les frontières et ne s’occuper que des ressortissants nationaux ; soit résolument prendre acte de la dimension européenne du problème et le gérer de manière intégrée, avec des règles, des moyens et des objectifs européens.



[1]. Sur les difficultés à interpréter la formule « au point de compromettre sa santé » de l’article 227-15  et sur les ambiguïtés de la décision de la Cour de cassation, voir Jean-Yves Maréchal, « La privation de soins ou d'aliments : une infraction de prévention ? », Recueil Dalloz Sirey, octobre 2006, pp. 2446-2449.

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