Match jeunes-vieux : ces arbitrages entre générations que l’on fait sans jamais en parler ouvertement<!-- --> | Atlantico.fr
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La France aurait fait le choix non assumé de maintenir les personnes âgées dans la solidarité publique tandis que les jeunes sont pris en charge par la solidarité privée
La France aurait fait le choix non assumé de maintenir les personnes âgées dans la solidarité publique tandis que les jeunes sont pris en charge par la solidarité privée
©DR

Tous solidaires ?

Les retraites et les prestations familiales, indexées sur l'inflation prévue en 2012, augmenteront peu (1,3%). De plus, Mardi, le rapporteur du budget de la Sécurité sociale à l’Assemblée, Gérard Bapt (PS), préconisait de limiter les allocations familiales pour les ménages aisés. Deux leviers différents qui visent à réduire le déficit de la Sécurité sociale.

Pierre-Henri  D'Argenson et Denis Monneuse

Pierre-Henri D'Argenson et Denis Monneuse

Pierre-Henri d'Argenson est haut-fonctionnaire. Il a enseigné les questions internationales à Sciences Po Paris. Il est l’auteur de "Eduquer autrement : le regard d'un père sur l'éducation des enfants" (éd. de l'Oeuvre, 2012) et Réformer l’ENA, réformer l’élite, pour une véritable école des meilleurs (L’Harmattan, 2008). Son dernier livre est Guide pratique et psychologique de la préparation aux concours, (éditions Ellipses, 2013).

 

Denis Monneuse est sociologue, écrivain et consultant en Ressources Humaines. Il est également l'auteur du livre "Les jeunes expliqués aux vieux" paru chez L'Harmattan en octobre 2012.

 

 

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Atlantico : Le rapporteur du budget de la Sécurité sociale à l’Assemblée Gérard Bapt a proposé ce lundi de diviser par deux les allocations familiales au-delà d'un certain niveau de revenus. Dans le même temps, l’idée de faire participer les retraités aux efforts nécessaires au redressement du pays progresse difficilement. Peut-on dire que la France a fait le choix non assumé de maintenir les personnes âgées dans la solidarité publique tandis que les jeunes sont pris en charge par la solidarité privée ?

Denis Monneuse : Cette formule est un peu exagérée, mais n’est pas totalement fausse. D’un côté, notre système de retraite repose en partie sur la solidarité publique afin que les retraités ne dépendent pas du financement de leurs enfants. De l’autre côté, le modèle français pour les jeunes est familialiste, au sens où c’est avant tout aux familles, donc à la solidarité privée, d’aider les jeunes. Ceci dit, les pouvoirs publics complètent la solidarité privée par des allocations logement, des emplois aidés et, depuis peu, le RSA pour les jeunes.

Pierre-Henri d'Argenson : Les années 2000 ont été marquées par un retournement historique pour les retraités, dont le niveau de vie, c’est-à-dire le revenu moyen disponible, a pour la première fois dépassé celui des actifs. Or dans tout système de solidarité, ce sont normalement les plus riches qui soutiennent les plus pauvres. A partir du moment où les retraités ont, globalement, un niveau de vie supérieur à celui des actifs, la question d’un rééquilibrage des flux de transferts se pose de manière légitime.

Qu'est-ce que cela traduit de l'état d'esprit de la société française et de la vision qu'elle se fait de son avenir ?

Denis Monneuse : Pendant les 30 Glorieuses, les jeunes avaient relativement peu de soucis financiers du fait de la forte croissance économique, tandis que les seniors avaient été impactés par la Seconde guerre mondiale et souffraient en partie de pauvreté. Notre modèle social s’est construit dans ce contexte. Aujourd’hui, la pauvreté est avant tout chez les jeunes et les seniors ont dans l’ensemble un niveau de vie élevé. Mais le modèle social n’a que peu évolué ! C’est pourquoi certains parlent de gérontocratie ou de gérontophilie !

Le choix des efforts financiers à produire pour rembourser la dette est une question politique par excellence car plusieurs scénarios sont possibles. Cet effort peut être demandé à tous ou bien à une génération en particulier. De même, il peut être demandé non pas à une génération, mais à des catégories sociales particulières : les riches, les propriétaires, telle profession, etc. Quand on regarde l’histoire du XXème siècle, on peut aussi imaginer que le remboursement de la dette soit à nouveau différé : ce sera alors non pas aux jeunes d’aujourd’hui, mais aux jeunes de demain de rembourser !

Pierre-Henri d'Argenson : Nous avons parfois l’impression d’être gouvernés par une génération qui a perdu le sens de la transmission, qui ne se projette plus, qui ne se soucie plus vraiment du devenir de ses enfants. Je ne parle pas du niveau individuel, mais des choix collectifs. Il flotte comme un air de "après moi le déluge". Cela est particulièrement vrai en matière écologique, et l’Histoire jugera très négativement cette génération 68 qui aura vécu à crédit sur les générations futures. Certains ont parfaitement conscience de cette situation, mais ils sont minoritaires, comme Denis Tillinac, qui n’hésite pas à dire : "j’avoue ma honte d’appartenir à une génération – celle dite de Mai 68 – qui n’a cessé au fil des jours de voler ses propres enfants" (Valeurs Actuelles du 18/10/2012).

Certains spécialistes estiment que les transferts financiers au sein des familles peuvent compenser la facture que va payer la jeune génération pour les générations plus âgées… Qu’en est-il ?

Pierre-Henri d'Argenson : Bien sûr que beaucoup de parents et de retraités soutiennent leurs enfants, mais au niveau collectif, cela n’est pas suffisant, car les disparités de revenus et de transferts sont trop fortes entre les familles. Beaucoup trop de jeunes sont laissés sur le carreau. Un nouveau pacte intergénérationnel doit impérativement voir le jour, et les retraités actuels, dans la mesure de leurs revenus car il existe bien sûr des écarts importants entre eux, s’honoreraient d’accepter de contribuer plus fortement à rembourser la dette qu’ils ont eux-mêmes contractés à travers les déficits récurrents des finances publiques. Il n’est d’ailleurs pas dit qu’ils y soient massivement opposés, et il suffirait d’un peu de courage politique pour engager les mesures nécessaires.

Denis Monneuse : Certes, le soutien financier des parents et grands-parents compense en partie les difficultés rencontrées par les jeunes aujourd’hui, ainsi que la dette publique qu’ils devront rembourser demain. Les deux tiers des grands-parents donnent de l’argent à leurs enfants ou petits-enfants et 90% des donations vont des parents vers leurs enfants. Mais la solidarité privée participe à l’accroissement des inégalités intragénérationnelles : il y a ceux qui peuvent être aidés par leur famille et puis les autres. On revient alors au modèle de l’Ancien Régime : il y a ceux qui sont "bien nés" et ceux qui sont "mal nés" ! En outre, il y a un risque de chantage affectif et financier si les parents et grands-parents soutiennent financièrement leurs enfants ou petits-enfants à condition que leur mode de vie corresponde à celui qu’ils approuvent. L’argent sert alors d’instrument de contrôle social et de reproduction tandis que la jeunesse a au contraire vocation à innover par rapport à ses aînés.

Le risque de ce système n’est-il pas de faire une "génération d’assistés" privée d’indépendance ?

Pierre-Henri d'Argenson : La génération 68 a, consciemment ou inconsciemment, refusé de voir ses enfants devenir des adultes, et les a maintenus dans un état d’immaturité intellectuelle et de dépendance matérielle. L’utopie pédagogiste a détruit notre système éducatif, privant les jeunes des outils intellectuels de la pensée. Le cumul des mandats les a désocialisés politiquement. La précarisation du travail, largement liée à l’accumulation de rentes statutaires et salariales, a fait de la jeunesse un nouveau prolétariat asservi ou exclu économiquement. Le résultat est que les jeunes sont incapables de se révolter intelligemment, pas seulement contre un système économique inique, mais aussi contre une pensée unique, qui sous couvert de progressisme, ne fait que légitimer les utopies les plus destructurantes. 

Denis Monneuse  : Il y a en effet un risque de chantage affectif et financier si les parents et grands-parents soutiennent financièrement leurs enfants ou petits-enfants à condition que leur mode de vie corresponde à celui qu’ils approuvent. L’argent sert alors d’instrument de contrôle social et de reproduction tandis que la jeunesse a au contraire vocation à innover par rapport à ses aînés. L’autre risque majeur est celui de l’accroissement des inégalités intragénérationnelles : il y a ceux qui peuvent être aidés par leur famille et puis les autres. On revient alors au modèle de l’Ancien Régime : il y a ceux qui sont "bien nés" et ceux qui sont "mal nés" !

L'équilibre sur lequel reposent aujourd'hui les transferts intergénérationnels vous semble-t-il menacé ?

Pierre-Henri d'Argenson : Les jeunes générations vont devoir payer non seulement la dette de leurs aînés, mais aussi les intérêts, sauf à se refuser de le faire, comme certains le font déjà en quittant la France. Le problème de l’endettement des quarante dernières années, c’est qu’il n’a pas servi à investir dans la croissance future mais à financer des dépenses sociales et de fonctionnement. Le poids de l’investissement dans le PIB est resté stable depuis les années 1970 (3,6% du PIB en 1978, pic à 4,3% en 1992 puis retour à 3,7% du PIB en 2008) : la hausse des déficits publics et donc de l’endettement n’a donc pas pour origine une augmentation de l’effort d’investissement des pouvoirs publics. Encore faut-il préciser que ce maigre investissement est réalisé à 80% dans les bâtiments et travaux publics, qui ne peuvent pas être en soi considérés comme de l’investissement productif. En réalité, il y a eu de la part de la génération 68 une véritable faute morale, une rupture dans le devoir de transmission, dans la mesure où elle s’est endettée depuis 1974 uniquement pour maintenir artificiellement son niveau de revenus. Les droits à la retraite acquis depuis lors ont donc été gagés sur une richesse économique fictive, essentiellement soutenue par les déficits publics. C’est là que le contrat intergénérationnel a été rompu.

Denis Monneuse : La "guerre des générations" est annoncée depuis des années et n’a pas lieu. Au contraire, on note une forte solidarité intergénérationnelle dans les familles ! Il faudrait plutôt parler de guerre au sein des générations pour s’en sortir mieux que ses acolytes du même âge.

Propos recueillis par Alexandre Devecchio

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