Mario Vargas Llosa, Claudio Magris : "le roman met en ordre une réalité chaotique"<!-- --> | Atlantico.fr
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Les écrivains Claudio Magris et Mario Vargas Llosa. Mario Vargas Llosa vient d’être élu à l’Académie française.
Les écrivains Claudio Magris et Mario Vargas Llosa. Mario Vargas Llosa vient d’être élu à l’Académie française.
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Atlantico Litterati

Mario Vargas Llosa vient d’être élu ce jeudi à l’Académie française. Dans « La littérature est ma vengeance » (Gallimard) Mario Vargas Llosa (Prix Nobel de Littérature) et Claudio Magris (fin prosateur italien) s’interrogent. Que peut la fiction face à « l’infirmité incurable du monde »? Tout.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est écrivain, critique littéraire et journaliste. Auteure de onze romans, dont "Un amour de Sagan" -publié jusqu’en Chine- autofiction qui relate  sa vie entre Françoise Sagan et  Bernard Frank, elle publia un essai sur  les métamorphoses des hommes après  le féminisme : « Le Nouvel Homme » (Lattès). Sélectionnée Goncourt et distinguée par le prix du Premier Roman pour « Portrait d’un amour coupable » (Grasset), elle obtint ensuite le "Prix Alfred Née" de l'Académie française pour « Une femme amoureuse » (Grasset/Le Livre de Poche).

Elle fonda et dirigea  vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels le mensuel Playboy-France, l’hebdomadaire Pariscope  et «  F Magazine, »- mensuel féministe racheté au groupe Servan-Schreiber, qu’Annick Geille reformula et dirigea cinq ans, aux côtés  de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, elle dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », qui devint  Le Salon Littéraire en ligne-, tout en rédigeant chaque mois une critique littéraire pour le mensuel -papier "Service Littéraire".

Annick Geille  remet  depuis quelques années à Atlantico -premier quotidien en ligne de France-une chronique vouée à  la littérature et à ceux qui la font : «  Litterati ».

Voir la bio »

Mario Vargas Llosa vient d’être élu ce jeudi à l’Académie française. Retrouvez l'article d'Annick Geille : 

« Enfant je rêvais d’aller un jour à Paris parce que, ébloui par la littérature française, je croyais que vivre là et respirer l’air qu’avaient respiré Balzac, Stendhal, Baudelaire et Proust, allait m’aider à devenir un véritable écrivain, et qu’en ne sortant pas du Pérou je ne serais qu’un écrivain du dimanche. Et il est vrai que je dois à la France et à la culture française des enseignements inoubliables », déclara Mario Vargas Llosa en octobre 2010, lors des célébrations de son Nobel de Littérature à Stockholm. L'Académie suédoise l'avait choisi pour « « sa cartographie des structures du pouvoir et ses images aiguisées sinon tranchantes des résistances, révoltes, et défaites individuelles ». Par exemple dans« Conversación en la Catedral »/ « Conversation à la Cathédrale » (Gallimard/Folio),considéré comme son chef-d'œuvre ( « la linéarité du récit se disloque dans ce bistrot où Zavalita, « le protagoniste », dialoguant avec l'ancien chauffeur de son père, évoque les aléas de leurs vies dans un Pérou sous le joug de la dictature » : « Si je devais sauver du feu un seul de mes livres, je sauverais celui-ci »,déclara d’ailleurs Vargas Llosa au sujet de cette fiction publiée en France en 1973).

Ce que le péruvien francophile ne précisa pas à Stockholm, c’est la raison pour laquelle, dès l’enfance, il fut hanté par cette soif de lecture et d’écriture qui ne l’a jamais quitté. Sa vocation pour la littérature, Vargas Llosa la doit au fait d’avoir été, lui aussi, un « enfant aux joues froides », comme le déclara pudiquement un autre Nobel de littérature : Patrick Modiano. Pour résumer, Jorge Mario Pedro Vargas Llosa (son vrai nom) fut un enfant heureux vivant avec sa mère à Piuria. Il pensait être orphelin de père. Jusqu’au jour où son géniteur réapparut. Autoritaire, brutal. «  Dès que j’ai connu mon père, mon enfance est devenue douloureuse » .Le fils non aimé fut transformé en « encombrant » et bientôt enfermé dans un pensionnat militaire (voir l’opposition du romancier à toutes les figures patriarcales et sa haine des violences exercées sur le peuple par les dictatures).Pour ne plus souffrir, le fils non aimé doit cesser de vivre ou lire toute la journée et une partie de la nuit. A la lecture, l’espoir revint heureusement hanter la psyché de Jorge-Mario. Ainsi que le plaisir de découvrir, par la lecture intensive, le bonheur de vivre d’autres vies que la sienne. Chaque roman fortifiant l’imagination, la pension devint supportable. Au bout d’un certain temps, l’enfant dévorant des romans en cachette acquit ce trésor qu’est un imaginaire : le signe particulier des écrivains. « Toute chose que tu aimes, tu la perdras finalement, mais à la fin, l’amour reviendra sous une forme différente », disait Franz Kafka. « La fiction explore ce no man’s land qu’est l’âme humaine, avec ses impulsions et ses contradictions, dans sa tentative de nous aider à comprendre le chaos où notre existence est plongée », note aujourd’hui Mario Vargas Llosa. Ces relations plus ou moins claires entre le réel et la fiction, ce « chaos de la vie » que met en ordre la littérature, nourrissent le dialogue - sans doute l’un des plus brillants qui soit – à l’œuvre dans « La littérature est ma vengeance » (Gallimard /Arcades). Une conversation organisée à l’institut culturel italien de Lima, sur le thème « roman, culture et société ». Un dialogue entre deux écrivains de stature internationale : le prix Nobel de Littérature 2010 et  l’écrivain- universitaire Mario Magris. Né à Trieste, fin germaniste, ex enseignant au Collège de France, Claudio Magris est l'auteur (entre autres) de “Danube” (Folio/Gallimard 1986) : « Je ne croyais pas qu'un jour je tiendrais entre mes mains un essai contemporain qui puisse soutenir la comparaison avec Les promenades dans Rome » de Stendhal, notera un critique lors de la parution. « Et pourtant, le Danubede Magris est de cet acabit. Le journal d'un voyage (plus ou moins imaginaire) dans lequel l'auteur, accompagné d'amis ou seul, se permet un grand nombre de digressions, dans le but de donner chaque fois un instantané de toute une civilisation : la civilisation danubienne, ou la Mitteleuropa. »ClaudioMagris publiera ensuite “Microcosmes” (Folio/Gallimard,prix Strega 1997), géographie universelle (objets, façades, paysages, visages etc) observés dans neuf villes européennes. Chroniqueur pour le Corriere della Sera,  Claudio Magris, universitaire triestin de renom, livre dans « Microcosmes « la carte et le territoire » de lieux qui lui sont chers. « Le véritable écrivain, dit –ilà Mario Vargas Llosa,«  C’est celui qui parvient à déceler un ordre caché dans le grotesque et l’absurdité de l’existence ». La littérature dans ces conditions, est « une exploration du monde et des abîmes de l’humain ».« Et une forme extraordinaire de connaissance du réel, renchérit Vargas Llosa : « Un instrument irremplaçable pour mettre en ordre la réalité, qui est en soi essentiellement chaotique ».Excellentes interrogations de Claudio Magris sur Céline (qui vont certainement intéresser l’académicien Frédéric Vitoux,  spécialiste de l’auteur de Voyage au bout de la Nuit) : «  Céline et les autres grands écrivains anarcho-révolutionnaires comme lui doivent s’être convaincus que la vérité nue de la vie, c’est la maladie, et ont du coup pris la maladie pour la thérapie. C’est comme si quelqu’un disait que la vie au fond est un cancer ».Mario Vargas Llosa note enfin que « Le roman provoque chez les lecteurs, qu’ils en soient conscients ou pas,un trouble qui débouche sur une critique du monde où nous vivons. Ce malaise, cette critique, cette distance face à la réalité ont été le moteur du progrès et de la civilisation » Ce qui explique pourquoi les Français, tellement civilisés, sont difficiles à gouverner. Lisant moins qu’hier, ils lisent plus que d’autres. Et la chose littéraire, le domaine des idées, la culture, les intéressent beaucoup. Or, nous dit Mario Vargas Llosa, celui ou celle qui lit- la presse, des essais, des romans, de la prose, de la poésie etc., celui que la pensée intéresse, en somme, la sienne et celle d’autrui, a tendance à observer la scène politique avec un regard critique. Sans oublier qu’au pays de Rabelais, Montaigne, Molière et Proust, la littérature imprègne nos modes de relation avec autrui et certains courants de pensée «  cet écheveau complexe de contraires qui composent l’être humain ».  « La littérature est ma vengeance » est pour finir un livre destiné aux amateurs de littérature, qui va passionner les écrivains. « Notre conscience littéraire est un filtre particulier qui ne laisse passer que ce qui l’intéresse. Or, quand on nous parle de nos livres, ce qui nous intéresse, c’est ce qui se rapproche le plus de la vérité, et ce qui nous rapproche le plus de la vérité de notre livre, ce sont les compliments », disait Bernard Frank, ami de Revel et toujours aussi taquin.

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La Littérature est ma vengeance/ Mario Vargas Llosa et Claudio Magris/ Gallimard/12 euros

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Jean-François Revel par Mario Vargas Llosa

Après « Le poisson dans l’eau » -autobiographie factuelle-, Mario Vargas LLosa nous offre  «  L’appel de la tribu »  (Gallimard), un autoportrait conceptuel. Parmi les penseurs qui ont le plus compté dans l’évolution intellectuelle du Prix Nobel de Littérature 2010 : Jean -François Revel .

Extrait :

« Revel montrait comment la volonté de discréditer et de porter préjudice aux propres gouvernements – surtout si ceux-ci, comme c’était le cas de celui de Reagan, de Thatcher, de Kohl et de Chirac, étaient « de droite » – conduisait les grands moyens de communication occidentaux – journaux, radios et chaînes de télévision – à manipuler l’information jusqu’à légitimer, grâce au prestige dont ils jouissent, des mensonges politiques flagrants. La désinformation, disait Revel, était particulièrement systématique en ce qui concerne les pays du tiers-monde catalogués comme « progressistes », dont la misère endémique, l’obscurantisme politique, le chaos institutionnel et la brutalité répressive étaient attribués, pour une question de principe – un acte de foi antérieur et imperméable à la connaissance objective –, à de perfides machinations des puissances occidentales ou à ceux qui, au sein de ces pays, défendaient le modèle démocratique et luttaient contre le collectivisme, les partis uniques et le contrôle par l’État de l’économie comme de l’information.

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Les exemples de Revel donnaient le frisson parce que les moyens de communication par lesquels il illustrait son plaidoyer semblaient les plus libres et les mieux faits techniquement dans le monde : The New York Times, Le Monde, The Guardian, Der Spiegel, etc., ainsi que des chaînes comme la CBS nord-américaine ou la télévision française. Si dans ces organes, qui disposent des moyens matériels et professionnels les plus féconds pour vérifier la vérité et la faire connaître, celle-ci est souvent occultée ou déformée en raison du parti pris* idéologique, que pouvait-on espérer des moyens de communication ouvertement alignés – ceux des pays subissant la censure par exemple – ou de ceux qui disposaient de conditions de travail matérielles et intellectuelles bien plus précaires ? Ceux qui vivent dans des pays sous-développés savent très bien ce qu’on peut espérer : que, dans la pratique, les frontières entre information et fiction – entre vérité et mensonge – s’évaporent dans les moyens de communication, de telle sorte qu’il est impossible de connaître objectivement ce qui se produit autour de nous.

Les pages les plus inquiétantes du livre de Revel mon- traient comment la passion idéologique pouvait conduire, dans le domaine scientifique, à fausser la vérité avec le même manque de scrupules que dans le journalisme. La manière dont fut dénaturée, à un moment donné, la vérité sur le sida pour embarrasser le Pentagone – au terme d’une géniale opération publicitaire qui, par la suite, se révélerait avoir été programmée par le KGB – prouvait qu’il n’y a littéralement aucun repli de la science – pas même dans les sciences exactes – que l’idéologie ne pourrait atteindre avec son pouvoir déformant pour diffuser des mensonges utiles à sa cause.

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Pour Revel, il n’y avait aucun doute : si la société libérale, qui avait remporté dans les faits la bataille de la civilisation en créant les formes d’existence les plus humaines – ou les moins inhumaines – de toute l’histoire, s’écroulait et si la poignée de pays qui avaient adopté les valeurs de liberté, de rationalité, de tolérance et de légalité revenaient se confondre avec un océan de despotisme politique, de pauvreté matérielle, de brutalité, d’obscurantisme et de toute-puissance qui fut toujours, et qui est encore, le sort de la plus grande partie de l’humanité, la première responsabilité retomberait sur elle-même pour avoir cédé – surtout ses avant-gardes culturelles et politiques – au chant de la sirène totalitaire et sur les citoyens libres pour avoir accepté ce suicide sans réagir.

Toutes les impostures dénoncées par « La connaissance inutile » (Grasset/Le livre de Poche NDLR) n’étaient pas que politiques. Certaines affectaient l’activité culturelle en la dégradant de l’intérieur. Nous, nombreux lecteurs non spécialisés, n’avons-nous pas eu, ces dernières décennies, en lisant certaines éminences intellectuelles supposées du moment comme Lacan, Althusser,Teilhard de Chardin ou Jacques Derrida, le soupçon d’une fraude, c’est-à-dire de laborieuses rhétoriques dont l’hermétisme occultait le vide et la banalité ? Il existe des disciplines – la linguistique, la philosophie, la critique littéraire et artistique, par exemple – qui semblent particulièrement dotées pour favoriser la supercherie, transformant le baratin de certains arrivistes en science humaine à la mode. Pour faire face à ce genre de fumisterie, il faut avoir non seule- ment le courage d’oser nager à contre-courant, mais aussi le support d’une culture qui embrasse nombre de branches du savoir. L’authentique tradition de l’humanisme, que Revel représentait si bien, est la seule chose qui puisse empêcher ou tempérer ses accrocs à la vie culturelle d’un pays, ces déformations – savoir scientifique défaillant, pseudo- connaissance, artifice passant pour une pensée créatrice – qui sont des symptômes sans équivoque de sa décadence.

Dans le chapitre intitulé significativement « L’échec de la culture », Revel synthétisait ainsi son autopsie : « Le grand malheur du xxe siècle est d’avoir été celui où l’idéal de la liberté aura été mis au service de la tyrannie, l’idéal de l’égalité au service des privilèges, toutes les aspirations, toutes les forces sociales comprises à l’origine sous le vocable de “gauche”, embrigadées au service de l’appauvrissement et de l’asservissement. Cette immense imposture a falsifié tout le siècle, en partie par la faute de quelques-uns de ses plus grands intellectuels. Elle a corrompu jusque dans les moindres détails le langage et l’action politiques, inversé le sens moral et intronisé le mensonge au centre de la pensée. J’ai lu ce livre avec une fascination que je n’avais ressentie pour aucun roman ou essai depuis longtemps. Pour le talent et le courage intellectuel de son auteur, et aussi parce que je partageais nombre de ses craintes et de ses colères à propos de la responsabilité de tant d’intellectuels – parfois des plus grands – dans les désastres politiques de notre temps : la violence et la pénurie qui accompagnent toujours l’assassinat de la liberté.

(Extrait de "L'appel de la tribu/Mario Vargas Llosa/ Copyright Editions Gallimard)

Bibliographie (sélective) de Mario Vargas LLosa

L’appel de la tribu, Gallimard, 2021

La littérature est ma vengeance (conversation avec Claudio Magris), Gallimard, 2021

Le navire des enfants, Gallimard Jeunesse, 2019

Un héros très discret, Gallimard, 2013

Le rêve du Celte, Gallimard 2011,Prix des Critiques Libres 2014

Lituma dans les Andes, Gallimard, 1996, prix Planeta 1993

La Tante Julia et le Scribouillard, Gallimard, 1980, prix du Meilleur livre étranger 1980

Conversation à La Cathédrale, Gallimard, 1973

La Maison verte, Gallimard, 1981, prix Rómulo Gallegos 1967

La Ville et les chiens Gallimard, 1966, prix Biblioteca Breve 1966, prix de la Critique espagnole 1964

(cf. France Culture, « A voix nue » avec Mario Vargas LLosa par Gérard de Cortanze ;la biographie complète.)

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Sans Elle

Le (beau) premier roman d’Henry Bauchau ( 1913-2012) écrivain psychanalyste et dramaturge belge est publié ces jours-ci en Poche (Babel) chez Actes Sud. L’amour filial déchire, en effet .

Extrait : 

L’agonie de la Mère: "Depuis peu je pense à maman comme à un enfant dont je suis responsable. » Et encore ceci : « je vis avec elle dans un état de malheur compact, qui, peu à peu, devient une matière, une sorte de rivage sur lequel on pourrait prendre appui. »Les souvenirs d’enfance affluent parmi les réminiscences des instants-clefs d’une psychanalyse (cf. transfert). Le narrateur éprouve une sorte d’effroi à l’idée de devoir exister sans Elle. Mais "Elle m'adresse un sourire confiant plein de douceur et de certitude. Elle est la mère. La grande réserve, l'ironie tendre, et la promesse. Ce qu'elle n'avait pu être jusqu'ici, elle le devient avec plénitude et j'apprends d'elle, en un échange de regard, tout ce qu'il faut savoir et qu'elle n'avait pas pu encore me transmettreJe ne suis plus seul. Et je ne serai plus jamais seul."

Henry Bauchau/La déchirure/Actes Sud/Babel

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