Manipulés, eux ? Ce que les Bretons en révolte savent de leur sort et que les syndicats ou politiques parisiens ne parviennent pas à voir <!-- --> | Atlantico.fr
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Les Bretons se révoltent contre l'écotaxe en portant comme symbole le bonnet rouge.
Les Bretons se révoltent contre l'écotaxe en portant comme symbole le bonnet rouge.
©Reuters

Lutte des classes

Le mouvement breton traduit le déclin de l'économie régionale. Ce déclin est objectivable. La puissance du mouvement tient à la convergence tactique de forces habituellement antagonistes.

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Les événements bretons font beaucoup parler et, de façon amusante, à gauche comme à droite.

Lorsqu’un mouvement échappe au contrôle des Parisiens et de leurs états-majors, il suscite la méfiance et forcément appelle sur lui une stigmatisation sans pitié. Le plus divertissant de ce dégoût exprimé par le sérail des beaux quartiers est probablement à lire à gauche: non parce que la gauche est moins tolérante que la droite, mais parce que son embarras vis-à-vis d’une rébellion spontanée permet, comme une étude de cas, de mesurer toute l’ambiguïté de la notion de « mouvement social » tant aimée par les révolutionnaires du dimanche. Lorsqu’un « mouvement social » survient, on découvre subitement que ceux qui l’appelaient de leurs voeux le trouve beaucoup moins pittoresque que dans leur imagination. On veut bien la Révolution, mais à condition d’en choisir le contenu et les acteurs, et de pouvoir la désavouer si elle nous échappe ou nous déborde par la droite. Sans mauvais jeu de mots.

Sur ce point, je ne résiste évidemment pas au plaisir de citer, à titre d’exemple, le gouailleuse prose de Jean-Luc Mélenchon qui ne trouve pas du tout plaisir à voir ces manifestants sur les routes bretonnes: la « farce des bonnets rouges » lui semble tout entière de « mauvais goût ». On se disait bien qu’en Mélenchon sommeillait un esthète des forces sociales, qui juge leur agitation selon les critères d’un goût très parisien, très compassé, très Ancien Régime, et avec une empathie très relative pour les difficultés quotidiennes des petites gens.

Jean-Luc Mélenchon n’hésite pas à écrire: « Ceux qui sont d’ordinaires sans complaisance avec le moindre jet d’œuf d’un ouvrier ne se sont pas émus de voir la FNSEA et le MEDEF jeter des pierres sur les CRS. » Voilà donc le mouvement des bonnets rouges campé dans le rôle de vitrine du MEDEF, et tant pis s’il est animé par le maire de Carhaix, Christian Troadec, qui s’est toujours désisté au second tour pour faire battre des candidats de l’UMP. On n’est plus à cette approximation près.

Dans cet ordre d’idée, les esprits malicieux pourraient également se divertir à la lecture de la prose syndicale, qui a rapidement pris ses distances avec un mouvement qui échappe aux centrales parisiennes, et perturbe l’action du gouvernement au-delà de ce qui est admissible pour des organisations qui tirent leurs marrons du feu. Ainsi, au moment même où les députés débattaient de la généralisation de la complémentaire santé par un mode de distribution qui nourrit les organisations syndicales (les accords de branche), la CFDT écrivait: « Condamnant la violence de la manifestation du 26 octobre, la CFDT Bretagne et le syndicat CFDT de l’agroalimentaire Bretagne refusent l’instrumentalisation de la légitime inquiétude des salariés et des entrepreneurs de la région. »

La CFDT ne fut évidemment pas la seule à prendre ses distances. La CGT a pour sa part écrit un communiqué triomphaliste sur la manifestation de Carhaix: « Tandis que les médias n’avaient d’yeux que pour les bonnets rouges rassemblés à Quimper samedi dernier, les organisations syndicales bretonnes de la CGT, FSU, Solidaires réussissaient à rassembler 3000 salariés à Carhaix pour contribuer à faire un choc de clarification face aux manipulations opérées par le patronat, ainsi que par des forces politiques. » Surtout, ne soupçonnons pas la CGT de participer à une révolution, qui est forcément une manipulation patronale.

En soi, cette prise de distance est révélatrice du fossé qui s’est creusé entre les « officiels » de la Vè République, transi d’admiration pour des mouvements sociaux idéalisés et pour ainsi dire abstraits, d’un côté, et le pays réel, de l’autre, qui mélange allègrement les forces et les classes pour mener des opérations tactiques d’une efficacité redoutable. Le mouvement breton constitue là encore un objet d’analyse passionnant: il illustre un basculement de la société française dans une forme de conflictualité qui n’est plus contrôlée par le pouvoir en place.

Sur le fond, rappelons ici quelques données qui montrent bien comment la révolte bretonne s’appuie sur un vrai sujet social et n’est pas seulement une manoeuvre orchestrée par de méchants patrons :

Source: ACOSS

Ce tableau compare l’évolution de l’emploi depuis 2008 en Bretagne et en Aquitaine. Pourquoi ces deux régions? Parce qu’elles partagent beaucoup de points communs. D’abord, elles ont presque la même population (3,25 millions d’habitants chacune, à quelques chouias près). Ensuite, elles sont toutes deux positionnées sur la façade atlantique, et présentent donc des similitudes géographiques qui les rendent comparables à plus d’un égard. Bien entendu, cette comparaison doit se faire « toutes choses égales par ailleurs ».

En tout cas, la comparaison de l’évolution de l’emploi sur les 5 dernières années dans ces deux régions montre bien, depuis 2011, le décrochage breton. Alors que l’Aquitaine est parvenue à préserver l’emploi (les chiffres ne présentent pas ici le taux de chômage, mais le volume d’emplois comptabilisés par les URSSAF), la Bretagne subit un fort décrochage, qui s’accentue à partir du deuxième semestre 2012.

Si l’on compare la masse salariale des deux régions (là encore, telle qu’elle est comptabilisée par l’ACOSS, donc sur les salariés du privé), les chiffres sont parlants :

Source: ACOSS

Alors que, en 2008, la masse salariale bretonne est inférieure de 250 millions d’euros environ à la masse salariale de l’Aquitaine, cette différence atteint pratiquement les 400 millions d’euros en juin 2013. Là encore, on peut parler d’un véritable décrochage breton par rapport à l’Aquitaine.

Statistiquement, il est donc possible d’objectiver le malaise breton en mettant en exergue le sentiment de déclassement et de fragilisation qui explique une bonne part de la révolte à laquelle nous assistons. Il y a bien un sujet de classe sociale en Bretagne.

Faut-il en déduire que le mouvement breton est un « mouvement social » au sens où la gauche traditionnelle l’entend, c’est-à-dire l’expression d’une réaction du prolétariat contre la domination dont il est victime? Probablement pas, puisque sa force provient de l’alliance tactique passée entre forces de gauche et forces de droite, forces patronales et forces salariales.

Précisément, l’action bretonne nous délivre un enseignement plutôt intéressant: non, la Révolution ne naît d’une action unilatérale d’une force sociale contre les autres. Elle naît plutôt de la convergence tout à fait transitoire et brinquebalante, tout à fait accidentelle et circonstancielle, entre des forces souvent opposées, mais qui se découvrent un intérêt temporaire commun. Ajoutons que, s’agissant de la Bretagne, cette convergence s’appuie sur une identité politique forte (la lutte millénaire qui oppose Bretons et « Francs ») et sur des relais d’opinion structurés, qui permettent à cette convergence d’exister.

Ces quelques ingrédients sont à mûrir longuement pour une reproduction éventuelle de la recette.

*Cet article a précédemment été publié sur le blog d'Eric Verhaeghe

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