Manifestations contre les retraites : ce qui se cache derrière la grande absence de la France des quartiers<!-- --> | Atlantico.fr
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Des jeunes manifestants contre la réforme des retraites en mars 2023.
Des jeunes manifestants contre la réforme des retraites en mars 2023.
©AFP

Mouvement social

Si l’opposition à la réforme des retraites semble toucher toutes les catégories sociales, les Français issus de l’immigration semblent se tenir à l’écart du mouvement de protestation sociale.

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Atlantico : Houria Bouteldja, militante politique et ancienne porte-parole du parti des Indigènes de la République, a fait le constat de la grande absence de Français issus de l’immigration au sein du mouvement contre la réforme des retraites et dans les manifestations. Comment expliquer ce phénomène ? Pourquoi semblent-ils se tenir à l’écart du mouvement de protestation sociale ?

Vincent Tournier : Ce qui est intéressant avec une personnalité comme Houria Bouteldja, militante indigéniste obsédée par la question des races et des identités, c’est qu’elle ne s’embarrasse pas des précautions oratoires qui pèsent généralement sur les acteurs politiques et médiatiques. Le constat qu’elle dresse, à savoir celui d’une quasi-invisibilité dans les manifestations des personnes issues de l’immigration, tout le monde a pu le faire, mais il n’a manifestement pas l’air de troubler beaucoup les médias, eux qui sont pourtant très sensibles à l’invisibilisation des minorités ethnoreligieuses.

La question est pourtant entière : où est donc cette fameuse France de la diversité ? Pourquoi n’est-elle pas dans les manifestations ?

Ce n’est pas la première fois que cette question se pose puisqu’elle avait déjà été évoquée lors des rassemblements de janvier 2015 après les attentats contre Charlie Hebdo et le magasin Hypercasher. Il ne faut évidemment pas généraliser, mais on peut quand même s’interroger sur un constat qu’il serait hypocrite de dénier.

Cette absence résulte certainement de plusieurs facteurs, parmi lesquels une moindre politisation et une moindre familiarisation avec la vie politique et sociale, en plus d’une situation sociale défavorisée. Mais il est difficile de ne pas être tenté par une hypothèse plus radicale : et si cette situation découlait tout simplement du fait que l’on a affaire à des univers parallèles, c’est-à-dire des univers sociaux et politiques qui ne vivent pas exactement sur la même planète, dont les préoccupations ne sont par conséquent pas les mêmes ?

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Qu'est-ce que cette moindre mobilisation des populations issues de l'immigration, qu'on avait déjà pu constater avec les Gilets jaunes, nous dit de leur rapport à notre modèle économique et social ?

Lors de son interview de jeudi dernier diffusée sur TF1 et France 2, le président Emmanuel Macron a probablement donné la meilleure clef de lecture des événements en cours, clef qui permet de comprendre à la fois l’intensité de la mobilisation contre la réforme des retraites et la faiblesse de la participation des populations issues de l’immigration.

Qu’a-t-il dit ? Il a concédé que la réforme provoque un « sentiment d’injustice », précisant ainsi sa pensée : « ce sentiment d’injustice, c’est de dire, au fond, “c'est toujours nous qui bossons, à qui on demande des efforts” (…) beaucoup de travailleurs disent : “Vous nous demandez des efforts, (mais) il y a des gens qui ne travaillent jamais (et qui…) auront le minimum vieillesse” ». 

Si cette réforme suscite autant de crispation, c’est effectivement parce qu’elle met en cause une sorte d’équilibre. En France, le travail est concentré sur une petite partie de la population : en gros, les 27 millions d’actifs occupés, en réalité beaucoup moins si on tient compte de tous ceux qui ne sont pas très impliqués dans leur travail, sur un total de 68 millions d’habitants. Cela signifie qu’environ un tiers, voire un quart, de la population assure un niveau de vie correct à tout le reste (retraités, enfants, étudiants, handicapés, chômeurs, inactifs, etc.). Cette minorité est très productive, ce qui veut dire qu’elle est aussi soumise à des pressions très fortes. Pour elle, la retraite fait donc partie des contreparties d’une vie de labeur. Reculer l’âge de la retraite est alors vu comme une rupture dans le contrat social : c’est demander un effort supplémentaire pour permettre au reste de la population de continuer à bénéficier de tout son confort.

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C’est ici que l’on retrouve l’immigration. Bien sûr, tous les immigrés ne se contentent pas de vivre des aides sociales, mais il est clair néanmoins qu’une partie de cette population, pour diverses raisons (chômage, travail au noir, femmes au foyer), ne partage pas les préoccupations des actifs, donc ne se sent pas concernée par l’âge de départ à la retraite ou par le fait d’avoir une carrière professionnelle complète. Il s’agit là d’une rationalité économique élémentaire : manifester pour les retraites n’a guère d’intérêt dès lors que la retraite n’est pas une réalité sur laquelle on se projette, d’autant qu’une partie des étrangers n’envisage pas de passer toute leur vie en France.

Houria Bouteldja prétend que l'absence des populations des quartiers dans les manifestations soulignerait leur révolte ou leur mépris vis-à-vis d'une société française qui refuserait de les intégrer. Que pensez-vous de cette interprétation ?

Voici quelques années, la Commission européenne avait expliqué que l’intégration est un « processus à double sens de compromis réciproque », dans lequel chacun doit faire un pas : les nouveaux arrivés mais aussi les autochtones.

Cette définition est évidemment discutable, mais si on accepte de la prendre comme point de départ, on peut alors l’envisager dans sa version négative : si l’intégration ne marche pas, cela veut dire que les torts sont partagés, donc qu’ils tiennent autant aux accueillants qu’aux accueillis. Après tout, aucune loi sociologique ne dit que le racisme et l’intolérance sont la propriété exclusive des Français.

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Mais au-delà d’une recherche sur les torts respectifs des uns et des autres, il convient plutôt de s’interroger sur les processus structurels qui aboutissent à une telle segmentation de la société. L’historien Pierre Vermeren a récemment eu l’occasion de dire des choses essentielles sur ce point. Il explique que la mondialisation a produit un déclin massif de l’industrie et de l’agriculture. Les activités et les richesses se sont concentrées dans les grandes métropoles. Une nouvelle classe sociale a émergé, constituée essentiellement par les élites urbaines diplômées. Avec la hausse de l’immobilier, les classes moyennes et populaires ont été repoussées vers la France périphérique. Les usines ont été remplacées par les zones commerciales et les rond-point, ces derniers étant devenus symptomatiquement le point de ralliement des Gilets jaunes.

Or, pour fonctionner, les métropoles ont besoin d’un vaste personnel qui assure toute une série de services : livraison, restauration, hôtellerie, commerce alimentaire, soins, aides à la personne, vigiles, etc. Les populations issues de l’immigration acceptent plus facilement les conditions de vie qui vont de pair avec ces métiers, à savoir des logements rudimentaires et beaucoup de temps passé dans les transports collectifs. Les immigrés constituent ainsi une variable d’ajustement de l’économie-monde. C’est la raison pour laquelle, en plus des enjeux démographiques, les flux migratoires se sont fortement développés et ne suscitent qu’une opposition très modérée de la part des Etats occidentaux. Si l’on ajoute à cela qu’une bonne partie des migrants n’a pas l’intention de renoncer à son mode de vie et ses croyances traditionnelles, et que les pays d’accueil ont tendance à entretenir un climat de dénigrement et de culpabilisation à l’égard de leur passé, on comprend que la société tend à se fragmenter en groupes sinon rivaux, du moins distincts, qui ont tendance à s’opposer entre eux sur des bases à la fois sociales et identitaires.

Cette situation éclaire en partie les mobilisations différentielles pour les retraites. Les problèmes sociaux ne sont pas de même nature pour tout le monde. Le rêve d’une alliance entre la France populaire et la France des banlieues, que caresse la France insoumise, se heurte à cette réalité socio-culturelle révélée par les manifestations actuelles. La France des banlieues est probablement moins intéressée par les retraites que par la question du voile, comme vient de le rappeler opportunément le maire de Grenoble dans sa dernière campagne de communication.

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