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L'Allemagne annonce sans prévenir d'immenses subventions au gaz (200 M€) pour maintenir son industrie à flots.
L'Allemagne annonce sans prévenir d'immenses subventions au gaz (200 M€) pour maintenir son industrie à flots.
©JEAN-CHRISTOPHE VERHAEGEN / AFP

Égoïsme

Certains, comme Mario Draghi, commencent à le dire ouvertement. Mais comment faire en sorte que ces mots soient pris en compte à Berlin ?

Roland Hureaux et Bruno Alomar

Roland Hureaux et Bruno Alomar

Roland Hureaux a été universitaire, diplomate, membre de plusieurs cabinets ministériels (dont celui de Philippe Séguin), élu local, et plus récemment à la Cour des comptes.

Il est l'auteur de La grande démolition : La France cassée par les réformes ainsi que de L'actualité du GaullismeLes hauteurs béantes de l'EuropeLes nouveaux féodauxGnose et gnostiques des origines à nos jours.

 

Bruno Alomar, économiste, auteur de La Réforme ou l’insignifiance : 10 ans pour sauver l’Union européenne (Ed.Ecole de Guerre – 2018).

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Atlantico : L'Allemagne annonce sans prévenir d'immenses subventions au gaz (200 M€) pour maintenir son industrie à flots. En même temps, elle s'oppose à tout plafonnement du prix du gaz au niveau européen. A quel point est-ce un nouvel exemple de l'égoïsme économique allemand en Europe ? 

Roland Hureaux : C’est une réaction à chaud à l’attentat terroriste qui a mis hors d’usage Nord Stream 1 et Nord Stream 2. Ces attentats portent atteinte à l’Allemagne plus qu’à quiconque, plus qu’à la Russie en tous les cas. Si l’Allemagne ne reçoit plus du tout de gaz russe, c’est la ruine de l’industrie allemande et donc de la puissance économique de ce pays, sans compter la chute du  niveau de vie et de l’emploi. C’est une question de vie et de mort pour l’Allemagne de sauver son industrie, quoi qu’en pensent ses partenaires et la commission de Bruxelles. Cette réaction de survie ne me parait pas choquante en soi. 

Elle est plus particulièrement préjudiciable à l’Italie qui consomme plus de gaz que la France et qui d’ailleurs a décidé de continuer à acheter du gaz russe : elle a raison mais on peut juger que cela non plus n’est pas très solidaire. 

Il est étonnant que l’Union européenne demande le plafonnement du prix du gaz, d’abord parce qu’il faudrait que les vendeurs acceptent ce plafond, ce qui n’est pas garanti, ensuite parce qu’elle a toujours joué le marché contre les mesures réglementaires - jusqu’à l’absurde, par exemple en cassant les contrats d’approvisionnement de gaz à long terme qui nous auraient bien aidés aujourd’hui. 

Il ne suffit pas de subventionner ; il faut aussi avoir la disponibilité physique du gaz. Après l’attentat, ce sera difficile. Mais avec tant de subventions qui lui permettront de payer mieux, l’Allemagne risque de pomper ce qui en reste en Europe, au détriment de ses partenaires. Il n’est pas sûr que même cela suffise sauver son industrie.

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Le prétendu égoïsme allemand choque d’autant plus les Français qu’ils ont oublié ce que veut dire l’intérêt national, un gros mot dans la Macronie. Le plan de relance européen de 750 milliards de 2021 est assez typique à cet égard : les pays du Sud en sont les bénéficiaires principaux ; les pays du Nord ont obtenu un rabais substantiel sur leur contribution. Seule la France qui voulait absolument faire aboutir l’accord n’a rien demandé. Résultat : malgré ses immenses problèmes financiers, elle va débourser 70 milliards et en recevoir 40 ! Il faudrait qu’elle se décide à être un peu égoïste elle aussi. 

Bruno Alomar : Le terme « égoïsme » me semble excessif, ou alors trop lié à l’école idéaliste des relations internationales. Si l’on se place dans une optique plus gaullienne ou plus « aronienne », l’on se souvient que les États ont la politique de leurs intérêts. 

En ce qui concerne l’Allemagne les choses sont claires : de plus en plus débarrassée des oripeaux de la culpabilité, de plus en plus puissante dans l’UE – ou à tout le moins perçue comme telle, car elle a aussi ses faiblesses, notamment démographiques et nous le voyons mieux maintenant énergétiques – et de plus en plus influente au fur et à mesure que la France s’est effacée, elle mène la politique de ses intérêts…ou de ses convictions. Si l’on prend la question énergétique, il n’était sans doute pas de l’intérêt de l’Allemagne de sortir du nucléaire, ni au plan économique et industriel, ni au plan environnemental. Mais elle l’a choisi, et l’a imposé aux autres Etats membres, faisant basculer l’UE dans une transition énergétique assez bancale dans son exécution. Aujourd'hui, en matière d'hydrogène et de nucléaire, les intérêts de l'Allemagne et de la France sont largement divergents.

Le pays est-il coutumier du fait que ce soit sur le plan diplomatique, économique ou autre ?

Roland Hureaux : Il est arrivé plus d’une fois à l’Allemagne de mettre ses partenaires devant le fait accompli : par exemple en leur imposant, immédiatement après le lancement de l’euro, le plan Hartz, plan antisocial de réduction des coûts salariaux qui leur a donné d’emblée un avantage de compétitivité et qui a immédiatement déséquilibré la zone euro à leur avantage ; elle ne s’en est pas remise et sans doute ne s’en remettra jamais. A l’époque, Chirac et Jospin n’ont rien dit de peur de porter atteinte à l’euro. Un euro qui devait pourtant s’avérer bien plus favorable à l’Allemagne qu’à la France.

Angela Merkel n’a demandé non plus l’avis de personne quand elle a renoncé au nucléaire. Encore moins quand elle a décidé de recevoir 2 millions de réfugiés, affaire  sans doute négociée en tête à tête avec Erdogan. 

Mais ce n’est pas systématique : comte tenu de son poids, du fait que la présidente de la Commission est allemande, l’Allemagne obtient généralement ce qu’elle veut de Bruxelles. Elle a ainsi été autorisée à commencer à subventionner le gaz à usage industriel pour   « atténuer l’impact de la hausse des coûts des intrants sur les entreprises et soutenir la poursuite de leurs activités dans un contexte difficile », mais pas au niveau de 200 milliards, de 5 milliards seulement, par dérogation à la règle de la libre concurrence « libre et non faussée ». En attendant plus : ce chiffre , issu de dures négociations entre les partis de la coalition allemande n’a pas de calendrier. La France a aussi obtenu en juillet le droit de subventionner son industrie, mais il est évident qu’elle a moins de moyens  pour le faire : à qui la faute ?  

Bruno Alomar : Oui, bien sûr. Je l’ai d’ailleurs plusieurs fois exprimé dans vos colonnes. Les exemples d’unilatéralisme allemand se sont multipliés au cours de la dernière décennie. En 2012, la sortie du nucléaire, sans aucune concertation. En 2015 l’appel migratoire qui a créé une faille profonde dans l’UE et qui a été l’une des causes du Brexit. Et plus récemment son comportement en matière énergétique. L'on pourrait parler aussi de la vision allemande en matière d'exportation de matériels militaires, orthogonale avec les intérêts de la BITD française.

Ceci est-il choquant ?  

Bruno Alomar : Deux choses me semblent l’être. La première, c’est la façon dont la France, ou à tout le moins ses élites, continue de voir l’Allemagne avec les yeux de Chimène. Cela fait des années que je dis que le couple franco-allemand est une chimère. Ce qui existe, en revanche, c’est une habitude, indispensable, mais qui s’érode, des deux plus grands pays de l’UE, d’essayer de se parler. A l’égard de l’Allemagne, les élites françaises sont dans une situation malsaine : elles vivent dans la terreur que l’Allemagne sorte de l’euro (ce qui est assez improbable) et s’exagèrent les bienfaits du « parapluie » monétaire allemand…ce qui conduit ces mêmes élites à systématiquement renoncer aux intérêts français, comme on l’a vu en matière de nucléaire civil et que l’on le voit poindre en matière de défense. Il est temps de retrouver une attitude raisonnable à l’égard de l’Allemagne : savoir coopérer quand on le peut, savoir défendre ses intérêts quand il le faut, reconnaître que l'Allemagne, notamment en matière industrielle, n'a pas d'états d'âmes.

La seconde c’est une forme d’incohérence de l’Allemagne. Les Allemands sont les plus ardents promoteurs de la libre concurrence et du commerce. A la Commission ils tiennent largement les services du commerce et de la concurrence (ceci est moins vrai dans ce dernier cas). Pourtant, le marché libre et la concurrence non faussée – auxquelles je crois largement et qui sont l’un des grands apports de l’Europe que reconnaissait d’ailleurs le général de Gaulle – trouvent leurs limites quand les intérêts de l’Allemagne sont en jeu. Aujourd’hui, face à la crise énergétique, l’on voit une Allemagne prête à conférer à ses entreprises, par le soutien financier qu’elle leur donne, un avantage concurrentiel de nature à déstabiliser le marché commun. C’était exactement la même chose durant la crise du Covid : en avril 2020, près de la moitié des aides d’État prévues pour aider les entreprises européennes étaient des aides de l’Allemagne aux entreprises allemandes…alimentant la crainte et la rancœur de beaucoup d’États membres. En un mot comme en mille : pour l’Allemagne, les principes de concurrence juste c’est bien…tant que l’Allemagne y gagne.  

Faut-il la critiquer ? C’est une autre question. Ce qui est certain c’est que si l’Allemagne est capable d’aider ses entreprises, c’est qu’elle a su se reconstituer des marges de manœuvres budgétaires depuis 10 ans. Pendant ce temps, la France embauchait des fonctionnaires à l’éducation nationale, avec les beaux résultats que l’on voit, et refusait obstinément de réformer son hôpital, ses retraites, ses finances locales.  

Certains, comme Mario Draghi, commencent à dénoncer cet état de fait ouvertement. Assistons-nous à la fin de l’acceptation silencieuse des comportements allemands ?

Roland Hureaux : Il est d’autres domaines où l’Allemagne n’est jamais arrivée à imposer son point de vue. Principalement la politique monétaire. Elle aurait voulu une Europe sans inflation. C’était d’ailleurs l’objectif primitif de l’euro. Mais devant les risques de faillite de certains pays du Sud, elle a dû concéder à la Banque centrale européenne, le droit de faire marcher la planche à billets (c’est à cela que reviennent les rachats de créances sur les Etats qu’elle pratique, qu’on appelle aussi quantitative easing) et donc de faire de l’inflation. L’Allemagne est particulièrement touchée par la hausse des prix. Les épargnants allemands sont furieux. Du fait des pressions américaines qui lui ont fait avaler ces couleuvres, l’Allemagne n’a pu rien faire. Mais c’était ça ou la fin de l’euro ; on a seulement gagné du temps.

Comme tout cela a commencé quand Mario Draghi était président de la BCE, les Allemands lui en veulent plus qu’à d’autres. Il a récemment reçu la plus haute distinction allemande, ce qui a choqué beaucoup d’Allemands.  

Je ne crois pas que la solution, en tous les cas pour la France, soit d’émettre des protestations, ni d’espérer que l’Allemagne va  sacrifier son industrie à la solidarité européenne. Elle est de lui rendre, à elle et à d’autres, la monnaie de sa pièce. Il est urgent par exemple qu’elle renonce au marché européen de l’énergie qui conduit, dans la grâce crise qui s’annonce à aligner les prix de l’électricité sur celui du gaz, et donc de priver les consommateurs français du bénéfice qu’ils pourraient retirer de notre  parc nucléaire. Pour profiter à plein de l’avantage comparatif que nous avons en ce domaine, la France doit même, à mon sens, se retirer du marché européen de l’électricité, comme on a permis à l’Espagne et au Portugal de le faire, et garder celle-ci en maintenant pour les Français des prix plus bas que les autres. Il est enfin urgent de mettre fin au scandale de l’AREN ( accès réglementé à l’électricité nucléaire historique) qui oblige EDF ( Engie) à vendre au prix coûtant , c’est-à-dire à très bas prix,  son électricité à des intermédiaires douteux qui n’ont jamais investi un centime pour la produire , ce qui est désastreux pour les comptes de l’entreprise nationale . Il faut arrêter aussi d’obliger le consommateur à subventionner des éoliennes non rentables. S’il n’y a qu’une chose à faire en Europe, c’est d’abroger ces règlements absurdes.   

Bruno Alomar : Le fait est simple : l’UE ne peut pas survivre si l’un de ses membres affirme trop sa puissance et son indépendance. Ou alors il doit sortir. L’UE est une organisation de nature fédérale, largement faite pour diluer la puissance des plus grands États afin de rassurer les petits, sous le contrôle d’un arbitre : la Commission. La limite à la puissance allemande est là !  

Comment faire en sorte que ces mots ne restent pas lettre morte et soient pris en compte à Berlin ? Comment faire que Berlin joue plus “collectif” ? 

Roland Hureaux : Nous n’avons aucun moyen de pression sur Berlin. Dans l’ambiance qui règne aujourd’hui en Europe occidentale, jouer « collectif » n’a pas de sens, sauf à obéir passivement tous aux ordres de l’OTAN. Là aussi l’Allemagne commence à s’exonérer à la suite de l’ attentat de la Baltique qui semble dirigé contre elle. Personne en Allemagne en croit à cette fable absurde que les gazoducs auraient été sabotés par les Russes. Résultat : le Bundestag a bloqué l’envoi de chars à l’Ukraine. Il ne fait pas morigéner les Allemands mais faire comme eux.   

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