Mais pourquoi cette tolérance française aux atteintes à la démocratie venues du « centre » ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Le Membre du groupe parlementaire de centre-droit « Libertés, Indépendants, Outre-mer et Territoires » (LIOT), Charles de Courson prononce un discours à l'Assemblée nationale, le 20 mars 2023
Le Membre du groupe parlementaire de centre-droit « Libertés, Indépendants, Outre-mer et Territoires » (LIOT), Charles de Courson prononce un discours à l'Assemblée nationale, le 20 mars 2023
©BERTRAND-GUAY / AFP

Quelle sera la dernière goutte ?

Les députés membres de la commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale ont voté contre l’article 1 de la proposition de loi du groupe Liot, qui visait à abroger le report de l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans. Derrière l'idée de l’article 40, n'y a-t-il pas un sentiment plus profond que les parlementaires doivent être mis sous tutelle de la Constitution car ils risqueraient de prendre des décisions dangereuses pour le pays ?

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Christophe Seltzer

Christophe Seltzer

Christophe Setlzer est directeur général chez GenerationLibre think tank.

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Atlantico : La commission des Affaires sociales a voté un amendement de suppression de l'article 1 de la proposition de loi du groupe LIOT, visant à abroger la retraite à 64 ans. A quel point cette décision est-elle problématique ? Ne l’est-elle pas d’autant plus que le gouvernement lui-même a poussé un projet de loi contenant des dispositions qu’il savait pertinemment être inconstitutionnelles puisque le Conseil d’Etat l’avait alerté ?

Christophe Bouillaud : Effectivement, en supprimant l’article 1 de la proposition de loi du groupe LIOT, cela oblige ce groupe, s’il maintient sa proposition, à réintroduire la disposition contestée lors de la séance plénière du 8 juin par un amendement, qui sera presque à coup sûr retoqué par la Présidente de l’Assemblée au nom de son inconstitutionnalité au titre de l’article 40 et qui ne sera donc même pas voté. C’est vraiment de la pure manœuvre parlementaire en jouant à fond sur la majorité relative et sur l’alliance avec les LR sur ce point et sur les postes que le macronisme contrôle au Parlement. Cela traduit de la part des macronistes, mais aussi de la part de la direction actuelle des LR, d’une farouche volonté de ne pas même prendre le risque de voir une majorité alternative apparaitre sur ce point.

Cet épisode ne fait que renforcer l’impression fâcheuse que le macronisme se fait une vision purement instrumentale des institutions de la Vème République. Le fait de présenter des dispositions dans le PLRFSS que le Conseil d’Etat déclare dans son avis tenu secret à dessein par le gouvernement inconstitutionnelles et que le Conseil constitutionnel déclarera in fine effectivement inconstitutionnelles était déjà significatif de cette vision, si j’ose dire, très managériale des choses. Le macronisme oublie totalement qu’un ordre institutionnel vit aussi d’un esprit, de pratiques, d’accommodements. Pour le coup, le résultat de toute cette manœuvre est d’empêcher la représentation nationale d’être un lieu de dilution des tensions. On ne saura du coup sans doute jamais si, dans la France de 2023, il y avait ou non une majorité de députés qui étaient pour le report de l’âge légal de la retraite à 64 ans. Cela restera l’objet de conjectures.  

Christophe Seltzer : Non seulement cet article 1 a été supprimé, mais si j’en crois la presse, deux députés LR ont été remplacés dans le but d’avoir une majorité. De nombreux députés de la Nupes ont déposé tout un ensemble de sous-amendements qui ont été rayés d’un trait de plume par le bureau de la commission, ce qui n’est pas commun. Il y a une accumulation de pratiques rarissimes mais légales et constitutionnelles avec l’utilisation du 49.3, du 47-1, du 44-3… jusqu’à l’article 40 aujourd’hui. Une dégringolade sans fin !. À chaque fois, il y a un refus d’obstacle politique en n'allant pas au vote. J’observe également un revirement de la position de la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, qui a peut-être fait l’objet de pressions, ou du moins changé son fusil d’épaule, en s’investissant sur la question de l’irrecevabilité financière.

D’autre part, la « minorité présidentielle » - pour reprendre l’expression radicale mais pleine de sens de Charles de Courson, dans le cadre de sa propre niche « parlementaire », a fait voter sa proposition de loi pour pavoiser les mairies avec la drapeau de l’Union Européenne alors qu’elle pouvait tout autant être frappée d’irrecevabilité financière. Il y a bien un deux poids deux mesures. Les députés de la macronie eux-même utilisent des pratiques peu constitutionnelles. Habituellement, il y a une tolérance sur ces sujets, de toute part, qui n'est pas appliquée ici.  Parler de coup d’Etat n’a pas de sens. Mais il y a un passage en force politique qui abîme la démocratie et qui choque de nombreux Français. Attention, qui sème le vent récolte la tempête.

L’idée de l’article 40 ne trahit-elle pas le sentiment que les parlementaires doivent être mis sous tutelle de la Constitution car ils ne seraient pas raisonnables et risqueraient de prendre des décisions dangereuses pour le pays ?

Christophe Bouillaud : Bien sûr, cet article 40 est clairement un élément du « parlementarisme rationalisé » typique de la Cinquième République. Cela revient à interdire aux députés de jouer avec les finances de l’Etat pour favoriser telle ou telle clientèle. En effet, aussi bien sous la Troisième République que sous la Quatrième République, une forte critique antiparlementaire portait sur ce point, elle a été en quelque sorte institutionnalisée en 1958 par cet article 40. Il faut aussi se rappeler qu’au début de la Cinquième République, se pose aussi une question d’équilibre des comptes publics avec acuité, ne serait-ce qu’à cause des dépenses liées à la Guerre d’Algérie. Or, à le prendre dans son sens le plus strict, cet article 40 revient quasiment à priver les députés de toute possibilité d’initiative, en dehors de quelques choix symboliques à coût vraiment nul. La pratique a été quelque peu différente, et l’évolution récente allait plutôt vers le rétablissement d’un droit d’initiative parlementaire plus large.

Christophe Seltzer : Il y a effectivement une hypocrisie autour de l’article 40souvent peu utilisé pour s’assurer de la recevabilité financière des  propositions de loi. De plus, si on peut comprendre l’intérêt de ne pas permettre aux députés d’augmenter les charges publiques, nous n’avons jamais vu un Gouvernement faire voter un budget à l’équilibre en France depuis 1974 ! Là encore, deux poids deux mesures : les gouvernements successifs n’appliquent pas la rigueur budgétaire qui est exigée aléatoirement des parlementaires. Cet article 40, qui s’impose seulement aux parlementaires, illustre le fait que l’initiative de la loi n’appartient que très largement à l’exécutif. Cela met en situation de « minorité »les parlementaires, alors même que les gouvernements ne semble pas se comporter en majeurs responsables. Ces budgets, qui ne sont pas équilibrés et notre dette grandissante, parmi les plus élevées en Europe, font douter de l’intérêt de cette disposition pour faire adopter en France un comportement budgétaire vertueux. Depuis 1974, les gouvernements, eux, jettent de l’argent par les fenêtres ! Notre prétendue stabilité politique rend le pays très instable financièrement. 

Jean-François Revel écrivait en 1992, dans L’absolutisme inefficace : « Ces institutions, ou, plutôt, la licence de les violer impunément, permettent au président de s'isoler en s'éloignant de l'opinion et en ne tolérant autour de lui, chez ses ministres, collaborateurs et conseillers, que l'approbation. Et encore, après quelques années de pouvoir, un président ne supporte même plus l'approbation. N'implique-t-elle pas le droit de le juger? Sa méthode pour conduire les affaires devient donc un mélange vieux jeu d'autoritarisme et de démagogie. Autoritarisme étale et placide durant les périodes calmes, démagogie soudaine et désordonnée dans les moments d'éruption sociale. " Est-ce à cela que l’on assiste actuellement ?

Christophe Bouillaud : Je dois dire que je ne connaissais pas cet extrait de Jean François Revel. Cela cadre assez bien avec la situation actuelle. En même temps, on pourrait aussi remonter au livre de François Mitterrand, Le coup d’Etat permanent, publié il y a encore plus longtemps, lui-même visé une fois devenu Président de la République par ce texte de Revel. Dès les débuts de la Cinquième République, nombreux ont été les critiques de cette « monarchie républicaine ». Le rôle démesuré du Président de la République dans l’équilibre institutionnel n’a pourtant fait que s’accentuer au fil des décennies. A partir de Nicolas Sarkozy, le terme d’ « hyperprésidence » a eu tendance à s’installer chez les analystes pour décrire cette centralisation de plus en plus forte de toutes les décisions de quelque importance à l’Elysée, avec ce que cela peut impliquer d’agilité - de « démagogie soudaine et désordonnée » pour reprendre les termes de Jean François Revel- , et de « puissance de gouverner » comme dirait l’historien Nicolas Rousselier – d’autoritarisme pour Revel.

Par contre, à mon sens, la vraie nouveauté introduite par le macronisme, c’est l’absence de tout frein interne au camp présidentiel lui-même. Avec les présidents de droite et de gauche qui se sont succédé depuis 1958, ces derniers devaient toujours compter sur les dynamiques internes à leur propre parti, et sur les choix des partis alliés. Il y avait aussi des hommes ou femmes politiques qui participaient à l’exécutif comme ministres qui disposaient de leur propre poids politique, soit qu’ils soient des leaders secondaires du parti présidentiel, soit qu’ils soient à la tête de leur propre parti. Il y avait aussi la volonté qui découlait de cette situation de représentation d’un camp bien institué par l’histoire d’être ou de rester majoritaire sociologiquement dans le pays. Les leaders secondaires ou les leaders des partis alliés anticipaient les éventuels motifs de défaite électorale à venir et insistaient auprès de leur Président de la République pour qu’il n’enferre pas leur camp dans l’impopularité. Avec François Hollande, on voit au contraire le premier exemple où cette force de rappel est niée. F. Hollande n’écoute pas les « frondeurs », et ne tient pas compte des élus locaux socialistes. Résultat : il ne peut même pas se présenter. Est-ce parce qu’un certain Emmanuel Macron lui a dicté sa politique économique depuis 2012 en tant que Secrétaire général adjoint de l’Elysée ?  Le macronisme fonctionne dès 2017, et encore plus après 2022, sur un abandon de cette vielle idée d’être sociologiquement majoritaire pour durer aux affaires. Il lui suffit d’avoir conquis le pouvoir par le jeu des majorités électorales sur les élections-clé (présidentielle et législatives), par deux fois grâce à la présence de la candidate RN au second tour de l’élection présidentielle, et de l’exercer avec le soutien, au mieux, d’un Français sur trois – l’exact renversement du projet giscardien des années 1970 (« Deux Français sur trois »).

De plus, la majorité macroniste est certes formé de trois composantes au Parlement (Renaissance, Horizons et MODEM), mais tout se passe comme si aucune pression, aucune information, aucun lien avec le pays ne passaient par ces trois partis. Toutes les initiatives partent du Président de la République, et, pour l’instant, ces trois partis suivent comme un seul homme toutes les foucades présidentielles. Comme le montre la manœuvre parlementaire dont cet entretien est parti, les députés macronistes, que ce soit dans le cadre de l’Assemblée ou dans les médias, sont de fait prêts à tout faire pour leur cher Président. Rien ne semble leur importer que sa très haute volonté. Le gaullisme avait certes ses godillots, on a pu parler de Playmobils pour les députés macronistes de la précédente législature, je crois qu’il faudrait inventer un autre terme moins poli encore tant leur capacité à obéir aux instructions données est fascinante. 

Christophe Seltzer : Revel avait tout vu en 1992. Raymon Aron, parmi tant d’autres intellectuels et politique de l’après guerre, avait aussi déjà identifié tous les problèmes de la Vème République, dès les débuts de celle-ci. Dans « François Mitterrand et la fonction présidentielle », Raphaël Hadas-Lebel montre en 1991 que contrairement à ce qu’on a retenu aujourd’hui, François Mitterrand avait continué à juger la Vème République trop présidentialiste, y compris après 1981. Paraxoal, il avait su épouser la pratique gaullienne des institutions laissant progressivement à son Premier ministre et au Gouvernement une plus forte latitude dans l’action, et pas seulement en périodes do co-habitation ou à l’époque de Michel Rocard. En somme, la Vème République pratiquée par De Gaulle et François Mitterrand était peut-être plus respectueuse de la souveraineté parlementaire et populaire que celle de Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron. 

En matière de politiques publiques, depuis une vingtaine d’années, nous n’avons pas effectué de changements matriciels en France. Il faut remonter aux privations des années 80, ou au 35 heures de la fin des années 1990, en période de cohabitation précisément, pour retrouver pleinement un Gouvernement qui conduise sa politique et un Parlement qui exerce sa souveraineté. Vraiment, à ce moment là, la lettre constitutionnelle s’appliquait tout à fait. Et le pays avançait, quoi qu’on pense du fond de ces réformes. Depuis 2002, on a eu l’auto-entrepreneur sous Nicolas Sarkozy et le mariage pour tous sous François Hollande. Salutaires mais moins boulversantes politiques publiques pour l’ensemble des Français. Il y a une forme d’inefficacité du pouvoir présidentiel comme parlementaire. La crise politique - et presque institutionnelle - que nous connaissons actuellement est dans le fond due à « pas grand chose », c'est-à-dire une réforme sur un âge pivot pour tenter de ne pas être, momentanément seulement, en déficit sur le système des retraites. Or, l’équilibre financier du système peut s’atteindre tout autrement. Par exemple via un pilier par capitalisation, une solution plus capitaliste, et, ou, par une redistribution des riches pensions vers les plus faibles, une solution plus socialiste. Mais Il n’y a plus de débat idéologique ni de grandes visions de changement sur l’équiquier politique. Ni ce capacité d’action dans l’exercice d’un mandat. Les meilleurs esprits démissionnent de la fonction politique.

Que ce soit en matière de libertés publiques, de pratique institutionnelle, « d’affaires », d’attitude personnelle (« qu’ils viennent me chercher »), le système/ l’establishment tolère de Macron ce qu’on n’accepterait pas de la droite ou la gauche. Pourquoi ce deux poids deux mesures ?

Christophe Bouillaud : Je ne vous cache pas que j’ai beaucoup de mal avec ces termes de « système/establishment ». On peut lui donner beaucoup de significations. J’en testerai ici trois seulement.

La première serait peut-être de désigner par ce terme les acteurs les plus importants de l’économie française, à savoir en pratique pour ce qui nous préoccupe ici les dirigeants des très grandes entreprises hexagonales. Dans ce cas-là, est-il si étonnant que ces acteurs soient finalement contents de l’action d’Emmanuel Macron ? N’a-t-il pas supprimé l’ISF et créé le PFU ? Qu’a fait Emmanuel Macron contre les grands groupes qui dominent l’économie française ? A-t-il eu une action anti-monopole ou anti-rentes ? N’est-il pas le roi de la subvention aux entreprises, du « quoi qu’il en coûte » ? En somme, ce serait un peu fort de café comme on dit vulgairement que ces acteurs économiques, nos oligarques à la française, se plaignent trop de tant de largesses ou de laissez-faire à leur égard.

La seconde serait peut-être de désigner par ce terme la haute fonction publique. Pour le coup, Emmanuel Macron, dès 2017, semble avoir bien fait comprendre à tout ce monde-là que qui ne serait pas avec lui, serait contre lui. Il y a eu certes des réactions, comme lorsque Emmanuel Macron, a décidé de casser l’armature du Ministère des Affaires étrangères, mais elles sont restées étouffées par le caractère apparemment corporatiste de la protestation.

La troisième serait de désigner les personnes qui contrôlent la fabrique de l’opinion publique à travers les grands médias. De fait, le niveau de critique observable dans les grands médias français vis-à-vis d’Emmanuel Macron n’y est sans doute  pas à la mesure des manquements de ce dernier.

D’une part, depuis 2017, la macronie a beaucoup œuvré pour que les grands médias publics n’aient pas trop de mordant à son égard. Euphémisme. Les journaux télévisés, en particulier celui de France 2, sont de fait à un stade très avancé de « pravdaïsation ». Une radio comme France-Info serait digne d’un décryptage minute par minute tant l’information y est subtilement biaisée.

D’autre part, les grands médias privés, audiovisuels, ne sont pas non plus très critiques. Est-ce en lien avec la nature quelque peu oligarchique de leurs éminents propriétaires ?

Il faudrait aussi s’interroger sur le fonctionnement actuel du grand média écrit de référence, à savoir le journal Le Monde. On peut y lire dans les détails bien des informations désolantes sur la macronie, mais ce même média se garde bien de mettre en avant la nullité de la gouvernance actuelle.

Christophe Seltzer : Tout à fait. Je ne comprends pas qu’on qualifie de séditieux un Jean-Luc Mélenchon qui veut une VIème République, bien que je me méfie de ses arrières pensées jacobines,, ou qu’on condamne un colloque de monarchistes et leur réunion publique autour d’une statue de Jeanne d’Arc. Surtout que faire évoluer les institutions est un projet tout à fait légitime : tous les intellectuels et les politiques ont quelques idées là-dessus. Et par ailleurs, je note qu’une monarchie pourrait tout à fait être aussi démocratique et sinon plus parlementaire, comme au Royaume-Uni !Je ne vois pas ici de violence ou de danger pour la démocratie, mais j’en vois dans les mots ou dans la pensée du porte-parole de Renaissance qui exprimait clairement sur FranceInfo un anti-parlementarisme affolant de mépris. Dans la bouche de Jean-Luc Mélenchon ou de Marine Le Pen on aurait crié au poujadisme.

Je condamne toute forme de violence, a fortiori physique. Simultanément, je rappelle qu’elle commence dans les mots, et que sur mode, elle est aussi exercée par certains en macronie. On ne le dit pas assez : dans les mots, comme dans la pratique des procédures constitutionnelles, le macronisme suit aussi une logique attrape-tout hégémonique et populiste que l’extrême-gauche ou l’extrême-droite. En se réclamant parfois du camp de la raison pour disqualifier toute opinion ou option politique différente, il ne fait pas seulement montre de sectarisme : il refuse le pluralisme politique. Ni radical, ni révolutionnaire, Emmanuel Macron se perd peut-être dans un populiste doux, gentillet, qui ne prend pas son risque idéologique et se contente de sauver les meubles d’un système à bout de souffle. Mais je ne veux pas l’accabler particulièrement. Lui comme nous tous sommes piégés dans cet hyper présidentialisme de la Ve République.

Pourquoi cette difficulté d’Emmanuel Macron à laisser au Parlement sa juste place alors qu’il n’a plus de majorité absolue ?

Christophe Bouillaud : Parce qu’il n’a qu’une vision managériale de la décision politique. Il décide, les autres exécutent, et le Parlement n’est là que pour valider. C’est d’ailleurs fascinant de constater à quel point Emmanuel Macron semble très bien savoir qu’il faut donner l’image de quelqu’un qui écoute, consulte, etc., il ne cesse de le répéter, d’inventer des dispositifs, et, en même temps, veut absolument avoir le dernier mot sur toute décision prise. On dirait que son régime préféré se serait dans le fond l’autocratie la plus tsariste. Le « monarque républicain » ferait directement les lois. Du coup, il semble incapable de comprendre la situation actuelle de majorité relative, et, au lieu d’en profiter pour casser son image de personne autoritaire, il l’accentue. 

Christophe Seltzer : Emmanuel Macron étant très jeune, il n’a pas l’expérience d’un homme politique du XXe siècle, et comme plus aucun Français ou presque, il n’a pas non plus la mémoire ou l’intérêt pour un régime plus parlementaire. A supposer que les institutions ne sont pas autant en cause que je ne le pense, il est difficile d’écarter l’hypothèse d’un certain manque d’humilité de l’actuel locataire de l’Elysée à ne pas voir qu’il a été élu par beaucoup pour faire barrage à un autre candidat, et non pour son programme, et que les Français n’ont pas souhaité lui donner une majorité parlementaire. Mais encore une fois, Emmanuel Macron lui-même est piégé par ce que je crois être une logique implacable qui a lentement mais sûrement détruit les partis politiques, leurs idées et leur confrontation parlementaire dès le début de la Ve République. Et a fortiori depuis que le Président de la République, élu au suffrage universel direct à partir de 1965, a conquis une légitimé populaire concurrente à celle de l’Assemblée nationale, devenant le Président Soleil d’une République plus monarchiste dans son fonctionnement que le Royaume-Uni. Michel Debré, l’un des principaux concepteurs de notre Constitution était contre cette élection directe. Et s’il avait eu raison - avec tant d’autres - à l’époque ? Une bonne Constitution, à mon sens, est faite aussi pour le situations où les hommes seraient médiocres. Et surtout, si j’observe le passé et la contemporanéité de l’Europe, je ne vois que des régimes politiques où la première des souverainetés, d’une façon ou d’une autre, est parlementaire. Nous sommes une anomalie dans le monde des démocraties libérales.

Au-delà du cas d’Emmanuel Macron est-ce le symptôme d’une culture démocratique émoussée et d’une forme de paresse intellectuelle dans notre pays ?

Christophe Bouillaud : Comme vieille démocratie, n’ayant pas connu de long épisode de dictature depuis les années 1850 (l’Empire autoritaire), il y a probablement chez une bonne part des élites intellectuelles et politiques, le sentiment que « cela ne peut pas arriver ici », que tout cela n’est pas si grave, et que la France a connu pire et s’en est toujours sortie par des voies démocratiques. Macron lui-même est peut-être sans doute dans ce schéma. Toutes les restrictions aux libertés publiques qui ont pu être mises en place depuis 2017 lui paraissent sans doute peu de choses. Tous ceux qui reprennent le mantra « La sécurité est la première des libertés » sont eux aussi dans cette idée qu’au final, aucune mesure liberticide ne pourra jamais altérer la démocratie française dans sa substance. De même forcer le droit parlementaire pour faire passer à toute force une réforme ne  parait sans doute pas bien grave à Emmanuel Macron.

Or, en réalité, la France n’a pas une police d’assurance tout risque contre tout régime autoritaire qui s’y installerait.

Les macronistes semblent croire que la défiance de l’opinion publique ne peut pas déboucher à terme sur une chute de la démocratie libérale. Ils ne voient pas que leur réforme des retraites a ouvert une crise démocratique. Imposer une telle décision contre la volonté de la grande majorité des personnes directement concernées laissera des traces. La proposition du groupe LIOT visait à éviter l’enkystement de cette rancœur.

Par ailleurs, il faut rappeler que les démocraties les plus efficaces – celles de l’Europe du nord, de la Suisse, de l’Allemagne par exemple – reposent sur des scrutins proportionnels, et donc sur des coalitions de partis. Elles se gardent bien aussi de concentrer dans un même personnage, l’incarnation du prestige de l’Etat par un chef de l’Etat (monarque ou président élu) et le chef de gouvernement. La politique comparée est claire sur ce point : les régimes hyper-présidentiels ne sont pas l’idéal du point de vue démocratique, et il vaudrait mieux ne pas aller jusqu’au bout de la logique d’un tel régime. Or c’est la voie qu’Emmanuel Macron semble décider à explorer avec une ténacité pour le moins fascinante.

Christophe Seltzer : De la même façon qu’on dit que les institutions créent les hommes, je pense que notre Vème République, telle qu’elle est devenue, crée les populistes. Il ne sert à rien de taper sur les extrêmes, il faut plutôt ramener la radicalité dans un jeu institutionnel. Or ces mêmes institutions, plus que jamais tournées vers la figure présidentielle, sont intrinsèquement populistes. Tandis que le filtre du Parlement est plus faible que jamais, la pratique référendaire gaullienne a été oubliée, celle-là même qui permettait de contrebalancer la toute-puissance et l’irresponsabilité du Président. La vie politique française se résume aujourd’hui à la rencontre désuète entre un homme et « son » peuple. On s’émerveille du nouveau monarque républicain, puis on veut lui couper la tête avant de se prendre pour des démiurges et désigner un nouveau monarque. Le Président est mort, vive le Président ! Et le monarque, oui, abuse de plus en plus de son pouvoir. Tout le monde ne pense aujourd’hui qu’à 2027 au lieu de défendre des idées radicales et les confronter dans une assemblée pour délibérer. La démocratie perd son sens.

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