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Mais à quoi jouent les Etats-Unis et Donald Trump avec le projet d'un "OTAN arabe" ?
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Alliances stratégiques

Les Etats-Unis travailleraient à la mise en place d'une alliance de sécurité entre plusieurs Etats amis au Moyen-Orient afin de lutter contre l'expansionnisme militaire iranien dans la région et le terrorisme.

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier est docteur en géopolitique, professeur agrégé d'Histoire-Géographie, et chercheur à l'Institut français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis).

Il est membre de l'Institut Thomas More.

Jean-Sylvestre Mongrenier a co-écrit, avec Françoise Thom, Géopolitique de la Russie (Puf, 2016). 

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Atlantico : Les Etats-Unis travailleraient à la mise en place d'une alliance de sécurité entre plusieurs Etats amis au Moyen-Orient afin de lutter contre l'expansionnisme militaire iranien dans la région et le terrorisme.  L'alliance comprendrait l'Egypte, la Jordanie, Oman, l'Arabie saoudite le Koweit, les EAU et le Qatar.  C'est dans cette perspective que le Pentagone prépare un sommet qui devrait se tenir les 12 et 13 octobre prochain. Mais concrètement quelles sont les chances pour que cette alliance aboutisse ? Quels freins pourraient mettre en péril le projet ?  

Jean-Sylvestre Mongrenier : De fait, les pays concernés par cette initiative, s’ils ont en commun d’être arabes et sunnites, constituent un ensemble hétérogène. La Jordanie est très liée aux Etats du Golfe et bénéficie du soutien de l’Arabie Saoudite comme des Emirats arabes Unis. C’est d’ailleurs le roi de Jordanie qui le premier, en 2004, a parlé de « croissant chiite », appelant l’attention sur la menace iranienne. L’Egypte d’Al-Sissi n’est pas suspecte de philo-iranisme, contrairement aux Frères musulmans, mais ce pays est situé à l’intersection de l’Afrique et du Proche-Orient : sa diplomatie est également tournée vers le Maghreb (voir la situation en Libye) et l’Afrique nilotique ou encore Gaza et les territoires palestiniens (le Hamas est considéré comme un ennemi), sans parler de la situation intérieure (voir notamment la situation au Sinaï). Bien qu’elle soit engagée dans la coalition arabe qui combat les Houthistes au Yémen, l’Egypte fait preuve d’une certaine prudence sur ce théâtre d’opérations. Cela dit, inclure l’Egypte dans une sorte d’« OTAN arabe » pourrait être un facteur d’équilibre, le poids de l’Arabie Saoudite à l’intérieur du CCG (Conseil de coopération des Etats du Golfe) faisant redouter aux émirats une satellisation pure et simple. Par ailleurs, les menaces sur le détroit de Bab el-Mandeb, et donc la route de Suez, concernent au premier chef l’Egypte. 
A bien des égards, le refoulement des ambitions irano-chiites, et donc l’effort de constitution d’une « OTAN arabe », repose sur les Etats membres du CCG, situés en première ligne. La subversion de ces monarchies de type traditionnel par un djihadisme de facture chiite ou une forme de guerre hybride ainsi que la fermeture du détroit d’Ormuz (30 % du pétrole mondial exporté transite par ce passage géostratégique) bouleverseraient les équilibres régionaux et mondiaux. Institué en 1981, en réponse aux menaces que la révolution islamique chiite faisait déjà peser sur la liberté de navigation dans le détroit d’Ormuz, le CCG avait vocation à constituer une alliance politico-militaire dûment instituée. Pourtant, les jeux troubles du Qatar et le blocus qui en résulte, depuis le 5 juin 2017, donnent une idée du peu de cohérence du CCG. Outre le Qatar, le Koweït et Oman maintiennent un certain nombre de liens avec l’Iran. A l’inverse, l’Arabie Saoudite, les Emirats arabes unis et Bahreïn affichent leur volonté de contrer l’impérialisme irano-chiite. Dans ce cas, l’analyse géopolitique débouche sur une approche différenciée. 
Du fait de sa masse territoriale, de son poids démographique, de ses réserves pétrolières et de son rôle dans l’OPEP, l’Arabie Saoudite appelle l’attention, d’autant plus que Mohammed Ben Salman, inspiré par les réalisations des Emirats arabes unis, a annoncé un grand programme de modernisation. S’il est important que le « quasi-califat » saoudien, centre du wahhabisme, défasse en quelque sorte ce qu’il a fait, l’inertie de ce pays et les risques inhérents à cette transformation ne sont pas négligeables. A l’inverse, la politique conduite par les Emirats arabes unis, la diversification de l’économie émiratie (la sortie du « tout-pétrole »), leur engagement sur le double front de la lutte contre le terrorisme et les prétentions irano-chiites doivent être réévalués en Occident. L’engagement émirati au Yémen mérite une plus grande attention. On ne saurait sous-estimer la partie géopolitique qui se joue dans ce pays, sur les arrières des monarchies sunnites et à proximité des routes maritimes entre Europe et Asie. Anticipant un conflit ouvert avec l’Iran, les Emirats arabes unis projettent leur puissance au-delà du golfe Arabo-Persique, afin de desserrer l’emprise de Téhéran sur le golfe d’Aden comme sur le détroit d’Ormuz. En somme, le régent, Mohammed Ben Zayed, a élaboré une vision stratégique d’ensemble, les Emirats arabes unis constituant un point d’appui pour contrer les actions et menaces iraniennes.

N'y a-t-il pas un risque que cette alliance accentue les divisions dans la région et creuse le fossé entre l'Iran et les autres pays dans la région comme le confiait un diplomate iranien à l'agence Reuters?

Faudrait-il donc laisser les Pasdarans (les Gardiens de la Révolution) semer le désordre dans toute la partie septentrionale du Moyen-Orient, sans broncher, en attendant une forme d’autorégulation du phénomène? N’intervertissons pas les causes et les conséquences ! En Europe, la question iranienne est perçue à travers le seul prisme nucléaire, mais l’approche doit être globale. Attelons-nous donc à la tâche. La réalité de l’expansionnisme irano-chiite, les dégâts déjà provoqués et les menaces qu’il représente, hic et nunc, s’imposent à l’observateur. En un premier temps, il importe de mettre en perspective les faits. Curieux alliage de panislamisme et de tiers-mondisme marxisant à ses débuts, la révolution islamique chiite de février 1979 et l’arrivée au pouvoir de l’imam Khomeyni sont à l’origine d’un grand chambardement au Moyen-Orient et dans le monde, accru par l’intervention soviétique en Afghanistan, à la fin de la même année (décembre 1979). Depuis, une vague islamiste balaie en tous sens le Moyen-Orient, le djihadisme chiite et le sunnite se nourrissant réciproquement. 
Si la guerre du Golfe (1980-1988) a épuisé la version panislamique et tiers-mondiste du khomeynisme, une synthèse irano-chiite, enracinée dans le nationalisme persan, a depuis pris le relais. Le Guide suprême, Ali Khamenei, et les Pasdarans sont animés par un vaste projet de domination du Moyen-Orient, depuis la Caspienne et le golfe Arabo-Persique jusqu’en Méditerranée orientale, avec de possibles répercussions en Afrique du Nord et dans le bassin occidental de la Méditerranée. On sait la menace que l’expansionnisme de Téhéran et l’ouverture d’une « autoroute chiite » à travers le Moyen-Orient représentent pour Israël. L’enracinement militaire de Téhéran à proximité immédiate des frontières septentrionales de l’Etat hébreu est d’ores et déjà une réalité sur laquelle les Russes reconnaissent qu’ils ne peuvent, ni ne veulent agir (voir les propos de l’ambassadeur russe en Israël, Anatoly Viktorov, sur l’irréalisme des demandes d’Israël, dépêche AFP, 30 juillet 2018). Les régimes arabes sunnites sont tout autant mis en péril. D’ores et déjà, les Pasdarans se vantent de contrôler quatre capitales arabes : Bagdad, Damas, Beyrouth et Sanaa. Ce ne sont pas là simples vantardises. 
Lorsqu’il est abordé, le cas du Yémen est souvent traité sous le seul angle humanitaire. Assurément, le poids du passé (le régime marxiste du Yémen du Sud), le soutien apporté à Saddam Hussein lors de l’invasion du Koweït (1990) et l’unification tardive d’un pays compartimenté sur les plans géographique et tribal (1991) expliquent partiellement la situation géopolitique. Pourtant, c’est le soutien de Téhéran à la rébellion houthiste, i.e. la minorité zaïdite du nord-ouest, qui a donné une nouvelle ampleur à la guerre civile. La prise de Sanaa et l’exil du gouvernement légal (2014) ont conduit à l’intervention d’une coalition arabe emmenée par Riyad et Abou Dhabi (mars 2015). En violation de l’embargo sur les armes institué par l’ONU, la livraison de missiles balistiques iraniens aux rebelles et leur emploi contre l’Arabie Saoudite pourraient étendre ce conflit. Les Houthistes s’avèrent être les auxiliaires du régime irano-chiite dans son entreprise de domination régionale, sur les arrières des monarchies du Golfe. Cette question géopolitique a aussi une forte dimension internationale : la principale route maritime entre l’Europe et l’Asie passe par le détroit de Bab-el-Mandeb et le golfe d’Aden. Tandis que le général Qassem Soleimani, commandant de la force Al Qods (le fer de lance des Pasdarans), menace Ormuz, les Houthistes passent à l’action contre un pétrolier saoudien dans le golfe d’Aden (juillet 2018). 

Est-ce que ce projet de « Middle East Strategic Alliance » (MESA) n'illustre pas surtout la volonté de désengagement des Etats-Unis de la région ?

La grande question consiste à déterminer s’il existe une telle volonté au niveau des élites politiques, diplomatiques et militaires américaines. Donald Trump n’est pas l’Amérique et cette dernière ne constitue pas un régime despotique dont la destinée serait entre les seules mains d’un autocrate. Alors qu’une grande politique devrait être plus vraie que la vérité, la Maison-Blanche ne facilite assurément pas la lecture et la compréhension de la politique étrangère américaine, au Moyen-Orient et ailleurs. Cette politique souffre de multiples contradictions dont on peut réduire le nombre à trois. Première contradiction : entre les divers propos et messages de Donald Trump (« no comment »). Deuxième contradiction : entre le discours de Trump et la pratique américaine (les alliances sont maintenues et il n’y a pas de désengagement militaire). Troisième contradiction : entre la vision du monde de Donald Trump et le monde tel qu’il est (un « monde plein », interconnecté et globalisé, arraisonné par la technique). Peut-être faut-il considérer Donald Trump comme un président principalement focalisé par les questions intérieures et les prochaines échéances électorales, laissant de fait son Administration conduire la diplomatie et la politique de défense avec une certaine autonomie ? A moins que le temps révèle le président américain comme un grand démagogue, capable de flatter son électorat et de jouer des passions populaires tout en conduisant un projet politique impliquant le remaniement des alliances (et non leur liquidation) et la redéfinition des règles du jeu mondial. Qui sait ? 
Quant à la « Middle East Strategic Alliance » (l’« OTAN arabe »), au regard de ce qui a été dit plus haut, on comprendra la difficulté à élaborer une nouvelle théorie des ensembles dans la région. On se souvient de l’échec du Pacte de Bagdad, à l’époque de la Guerre Froide. Toutefois, ce pacte allait de la Turquie au Pakistan et constituait un ensemble bien plus hétérogène et contradictoire que la zone arabe sunnite concernée par le projet d’« OTAN arabe ». Dans le présent contexte, la menace irano-chiite est aussi bien plus immédiate et pressante que la menace communiste au Moyen-Orient, dans les années 1950 (d’autant plus que le nationalisme arabe socialisant de l’époque cherchait ses solutions et des appuis du côté de Moscou). Bref, il y existe de réels enjeux de sécurité communs et, dans la plupart des régimes arabes sunnites, des perceptions et représentations convergentes. Une alliance défensive entre ces régimes, avec la réassurance américaine, aurait du sens. Ce n’est pas une vue de l’esprit.
Il reste que la formation d’une telle alliance dépendra du degré d’engagement des Etats-Unis dans cette entreprise : il faut un pays leader pour animer, encourager, maintenir les équilibres entre alliés. Ainsi une politique d’« off-shore balancing », fondée sur le renforcement des Etats situés sur le front géopolitique et le « partage du fardeau » (le « burden sharing »), requiert-elle un grand investissement personnel et collectif. A cet égard, le maintien de la présence américaine dans le Nord-Est de la Syrie constituera un test quant à la volonté réelle de contrer les agissements du régime iranien et de couper l’« autoroute chiite » Téhéran-Bagdad-Damas-Beyrouth. En dernière analyse, il s’agit de comprendre que la Russie ne pourra empêcher l’enracinement militaire de l’Iran en Syrie. Sans engagement confirmé des Etats-Unis en Syrie et dans la région, il n’y aura ni « OTAN arabe », ni refoulement de l’Iran. Au vrai, serait-il seulement possible de négliger le Moyen-Orient ? Cette région représente les deux cinquièmes de la production mondiale de pétrole et demeurera au centre de la géographie énergétique mondiale. Le Moyen-Orient est aussi un carrefour entre l’Europe et l’Asie orientale : la branche maritime du programme chinois de « nouvelles routes de la soie » le montre bien. Au-delà des considérations stratégiques, il conviendrait de s’interroger sur la place que la région tient dans notre histoire, nos représentations, voire dans notre inconscient collectif. Le Moyen-Orient est le nœud gordien du monde. 

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