Lynchage à Grenoble : la France est-elle en proie à une insurmontable banalisation de la violence ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Drame de Grenoble : la violence en France est-elle en voie de banalisation ?
Drame de Grenoble : la violence en France est-elle en voie de banalisation ?
©Reuters

Barbarie ordinaire

Une banale dispute de lycéens serait à l'origine de la mort, vendredi dernier, de deux jeunes hommes dans un parc du quartier des Granges, à Échirolles, dans la banlieue de Grenoble.

Christophe  Soullez et Michel Kokoreff

Christophe Soullez et Michel Kokoreff

Christophe Soullez est criminologue, il dirige depuis 2004 l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales. Il est notamment spécialiste des questions de délinquances urbaines.

Michel Kokoreff est professeur de sociologie à l’Université Paris XIII et est spécialiste des questions de violence dans les quartiers difficiles. Il est notamment l’auteur de « Une France en mutation » aux Editions Payot. 

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Atlantico : Suite au drame de Grenoble, la France est sous le choc du meurtre presque « sans motif » de deux étudiants « sans histoires ». L’absence de mobile concret dans ce double meurtre démontre-t-elle le franchissement d’une nouvelle limite au-delà de laquelle la mort ne nécessite plus la moindre justification ?

Christophe Soullez : D’après ce que j’ai pu lire pour l’instant, il semblerait qu’il y ait en fait un motif : la vengeance d’un honneur perçu comme blessé. Un jeune qui a refusé de s’excuser ou qui a mal supporté de devoir le faire, cela demeure opaque pour l’instant. Ce genre d’embrouilles, qui sont marginales dans la masse des infractions qu’ont à traiter les gendarmes et les policiers, reste malgré tout lié à des motivations aussi vieilles que le crime. Au moyen-âge, on se battait déjà pour des questions d’honneur et de respect.

Michel Kokoreff : La première chose, c’est que l’on sait encore peu de choses sur cette affaire et que les précautions d’usage veulent que l’on ne se prononce pas encore définitivement sur ce qui a provoqué ces meurtres. Cependant, pour ne pas être langue de bois, ce n’est pas extraordinairement nouveau de voir un fait divers comme celui-là. Cela n’empêche pas de penser que c’est un acte terrible et dérangeant mais ces faits, aussi terribles soient-ils, restent courants. C’est peut-être cela le plus dérangeant puisque c’est révélateur d’un climat général de très grande tension dans certaines zones urbaines.

Qu’est-ce qui, selon vous, a créé ces « assassins normaux » ? Sont-ils les produits d’une certaine politique d’éducation ?

Christophe Soullez : Bien que la société et les mœurs aient évolué et que la violence ait largement disparu par rapport à ce que l’on pouvait connaître il y a cent ou cent cinquante ans, si on étudie les rapports humains et le crime sur une très longue période, il y a toujours eu des affaires de violence liées à l’honneur et la vengeance. Cela reste des phénomènes minoritaires et marginaux parce que la société s’est civilisée et que nous avons trouvé d’autres moyens de régler ce genre de conflits. C’est quelque chose qui a toujours existé et bien et qu’à certaines époques ce fut un mode de régulation, la société ne tolère plus. Mais parfois cela resurgit.

Michel Kokoreff : Une chose que je trouve réellement préoccupante, c’est l’absence de la régulation des armes blanches mais aussi des armes de guerre qui sont de plus en plus facilement accessibles pour quelques centaines d’euros. Il y a manifestement une intensification du nombre de celle-ci. La police d’un coté mais également les caïds ne régulent rien du tout au sein de leurs zones d’influences. Les armes étaient autrefois réservées à un braquage, à présent elles sont sorties pour des motifs futiles. Il y a une responsabilité des pouvoirs publics mais aussi une absence de régulation au cœur même des organisations criminelles dont on nous parle et qui ne contrôlent pas si bien les quartiers que l’on a l’habitude de le dire.

Ce lynchage « en bande » impliquant, semble-t-il près de 15 personnes, est-il le résultat  d’une disparition de l’effet dissuasif de la justice et/ou d’un rapport à la mort d’autrui complètement faussé ?

Christophe Soullez : Je ne pense pas que l’on puisse dire que le rapport à la mort soit différent mais peut-être que la télévision et d’autres médias étouffent parfois le discernement. On ne peut pas dire pour autant que le rapport à la mort n’est pas le même que pour les générations précédentes. Cependant, si le nombre d’agresseur est avéré, il faut bien comprendre que l’effet de groupe est ravageur et peut pousser à commettre des actions très violentes qui prennent le dessus sur une éventuelle peur de la justice.  Le deuxième point c’est que l’on est peut-être aujourd’hui sur une certaine jeunesse qui connaît une perte de valeurs et de repères qui facilite le passage à l’acte. Il existe de plus une notion très présente chez les adolescents : le présentisme, qui est le fait d’agir par pulsion sans réfléchir aux conséquences. Ces jeunes « pensent en vase clos » ils n’ont aucune référence et fonctionnent selon leurs propres règles.

Michel Kokoreff : De deux choses l’une, soit ils sont complètement inconscients et imbéciles, ce qui n’est pas à exclure, soit s’ils ont entre 15 et 20 ans, ça fait longtemps que la justice n’a plus d’effet dissuasif sur eux. Sur le nombre d’agresseurs, il est important de comprendre ce que l’on entend par le mot embrouille. La dimension collective est inhérente à tout cela. S’embrouiller ce n’est pas seulement la violence, c’est activer des chaines de solidarité. On ne s’embrouille jamais seul, parfois contre une seule personne mais on mobilise son quartier contre une bande, un autre quartier ou éventuellement contre une autre communauté et donc l’embrouille prend souvent une dimension collective. A un degré supérieur, elle relève de la même nature que l’émeute et implique parfois la mobilisation de tout un quartier suite à la mort de l’un des leurs par exemple.

Au niveau du rapport à la mort, il s’agit d’une question intéressante déjà pointée par Luc Bronner du Figaro. Dans les quartiers dits difficiles la mort a pris une dimension quotidienne. Qu’il s’agisse de l’héroïne qui a beaucoup tué, les affrontements avec la Police, les rixes ou encore la prolifération des armes à feu sont autant de points de cristallisation autour de la question de la mort qui ont banalisé l’expérience de la mort. Cela est sans doute quelque chose d’assez spécifique dans les quartiers difficiles en comparaison d’autres zones urbaines dans lesquelles il n’y a pas une telle prégnance de cette expérience.

Comment peut-on lutter contre cette barbarie ordinaire ? Le durcissement des peines de prison par exemple est-il est une solution viable pour effrayer ou au contraire faut-il lutter plus en amont, au niveau de l’éducation par exemple ?

Christophe Soullez : La lutte contre ce type de comportements doit se faire en amont, il s’agit d’un problème de société profond. Durcir les peines n’empêcherait rien puisque des jeunes capables d’agir comme cela ne prenne pas en compte leur condamnation potentielle. La possibilité d’un retour à l’enseignement des règles morales et plus largement de tout ce qui régit la vie en société serait une excellente chose. Cela permettrait peut-être de contrebalancer dès l’école primaire les effets pervers de la télévision et de certains jeux vidéo. Cet effort doit avoir lieu aussi bien au sein de la famille que de l’école.

Michel Kokoreff : Le problème c’est que dans de nombreux cas, la prison est intégrée dans une trajectoire et une carrière délinquante. De la même manière que la garde à vue, cela s’inscrit dans une continuité, dans un palmarès et bien souvent ceux qui ressortent en ayant été « réglos » ont gagné des gallons et une expérience dans la prison dite « école du crime ».

De la même manière qu’il ne suffit pas d’arrêter les dealers pour faire disparaître la drogue, car on coupe une branche et pas l’arbre, il faut une investigation judiciaire approfondie dans ces zones urbaines. Cela passe notamment par le contrôle de la prolifération des armes, tout le monde sait plus ou moins d’où elles arrivent. Le problème de fond ce n’est pas la violence, c’est la misère. C’est un problématique sociale que rien n’arrange, surtout pas la crise. Il y a un lien clair avec l’augmentation du chômage dans ces zones bien que ces chiffres soient assez peu donnés.

Cela nécessite une approche plus globale que celle de l’actuel ministre de l’Intérieur. Ce genre de faits divers révèle sous une autre forme que les émeutes d’il y a quelques années, un problème social préoccupant que l’on a tendance à esquiver et à fuir ou à vouloir régler par des mesures non pérennes: on fait un déploiement massif de CRS pendant quelques jours mais les gens restent là avec leurs problèmes quand les CRS sont partis.

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