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Pourquoi la loi sur la négation 
des génocides est un crime 
contre l’esprit
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Gênocidaire

Le parlement français a adopté lundi soir la proposition de loi pénalisant la négation des génocides après un vote devant le Sénat. Et si celle-ci réprimait avant tout la liberté de penser ?

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Avec la loi relative à la contestation des génocides que les parlementaires ont votée lundi soir, nous assistons au retour de l’idée inquisitoriale selon laquelle la puissance publique aurait pour mission de garantir un ordre indissociablement scientifique et moral. Passons sur les motivations électoralistes des parlementaires, ainsi que sur le caractère intrinsèquement absurde d’un texte qui ne fait mention d’aucuns faits historiques particuliers, mais qui, en interdisant d’une manière générale la contestation des « génocides reconnus par la loi », érige le Parlement en tribunal mondial et les parlementaires en juges infaillibles de la réalité historique.

Chacun sait cependant que ce texte de loi répond à une demande communautaire très spécifique et qu’il vise à soutenir la cause arménienne dans son combat contre la négation par l’Etat turc du génocide dont le peuple arménien fut victime. Cette cause est intrinsèquement juste, mais elle emploie des moyens illégitimes qui fragilisent, par le recours à la force de la loi, la force de la vérité historique qu’elle entend faire reconnaître. Toute l’argumentation des partisans de la loi repose en effet sur un sophisme : La vérité historique du génocide arménien est établie, disent-ils en substance, la loi n’a donc pas pour fonction de « dire le vrai », de dire l’histoire, mais simplement de réprimer ceux qui portent injure à la mémoire des victimes en niant les faits.

On peut opposer à ce raisonnement une première objection factuelle. Si l’on considère les épisodes précédents, force est de constater que les défenseurs de la cause arménienne ne s’attaquent pas à n’importe quel type de « négationnistes ». Il ne s’agit pas, comme dans le cas de la négation de la Shoah, de réduire au silence quelques extrémistes farfelus, mais de s’attaquer à des historiens qui font l’objet d’une authentique reconnaissance académique. C’est ainsi qu’il y a quelques années, les associations arméniennes étaient parvenues à faire condamner en France, devant un tribunal civil, Bernard Lewis, l’un des plus grands historiens au monde de la Turquie et du monde musulman. Quel est son crime ? Il ne nie pas la réalité des massacres ni l’ampleur du drame vécu par le peuple arménien, mais la qualification de « génocide ». On peut lui donner tort, et critiquer vigoureusement sa position, mais lui imposer le silence en brandissant la menace d’une peine de prison est indigne d’un pays éclairé.

Une telle qualification, en effet, comprend inévitablement une dimension d’interprétation, puisqu’il ne s’agit pas seulement de constater la réalité des massacres, mais qu’il faut aussi établir « l’intention » d’exterminer un groupe en tant que tel. Le génocide des Juifs d’Europe fait à cet égard figure d’exception par son évidence, tant il apparaît impossible de concevoir une hypothèse alternative. C’est sans doute également vrai du génocide des Tutsis au Rwanda, mais on ne peut en dire autant à propos des massacres de Vendée, de l’holocauste des Arméniens, des crimes de Staline, de ceux de Mao ou des Khmers rouges : dans tous ces cas de figure, le débat existe chez les historiens. Dans le cas de la Vendée, par exemple, ceux-ci nient majoritairement qu’il ait eu génocide ; s’agissant du massacre des Arméniens de Turquie, en revanche, ils inclinent effectivement en faveur de la thèse du génocide, mais ce qu’il importe de reconnaître, c’est que celle-ci ne peut être considérée comme une vérité historique « donnée » : il s’agit d’une construction scientifique qui repose sur la libre confrontation des arguments et la libre exhumation des faits.

Sans la liberté d’expression des historiens que le lobby arménien et les parlementaires français veulent aujourd’hui abolir, la force de la vérité historique s’évanouit. Telle est bien l’objection la plus profonde que l’on peut adresser aux partisans sincères de la cause arménienne : en recourant à la loi (ou à la justice) pour interdire l’expression de la négation de la thèse du génocide, ils mettent en cause les conditions modernes de production de la vérité - c’est-à-dire la méthode critique, le libre-examen –, et rétablissent le rapport dogmatique à la vérité qui caractérisait ce que les hommes des Lumières appelaient naguère l’obscurantisme religieux. Ces militants fragilisent ainsi le rapport à la vérité qui faisait leur force face au négationnisme de l’Etat turc, en employant les mêmes armes que celui-ci. En effet, ce n’est pas seulement la négation des faits qui constitue le négationnisme comme tel, mais les limites imposées à la recherche et au débat public. Il suffit d’un instant d’autoréflexion pour prendre la mesure de la faiblesse d’une telle attitude : quelle confiance pourrions-nous placer dans le jugement d’un historien dont nous saurions par avance qu’il serait tenté d’écarter a priori les faits et les arguments dont l’énonciation pourrait lui valoir une condamnation pénale ? Dès lors que la loi sera votée, un voile de suspicion enveloppera la parole de tout historien qui exposera la thèse du génocide arménien, pour la raison même qui discrédite aujourd’hui à nos yeux l’historiographie turque officielle.

Le mal que combattent à juste titre les adversaires du négationnisme est le relativisme -« vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà », écrivait Pascal. C’est leur stratégie qui est erronée, parce qu’elle se fonde sur l’idée, maintes fois réitérée mais proprement régressive, selon laquelle consentir à discuter de la thèse du génocide revient à accepter de la mettre en doute. Comment ne pas voir, pourtant, que, selon l’éthique moderne de la connaissance, c’est au contraire la volonté de se soustraire à la critique et au débat qui fait naître la suspicion et le doute ? Lorsque la discussion est libre, il est impossible à tout historien tenant à conserver son crédit de s’affranchir des règles de méthode permettant d’établir les faits, et donc de la reconnaissance des faits authentiquement établis.

L’unique possibilité que nous ayons de surmonter le relativisme réside dans la formation d’un consensus sur fond de libre-examen, ou bien, s’il subsiste une pluralité d’interprétations, dans la hiérarchie qui ne manque pas de s’établir spontanément entre elles au sein de la communauté savante. Entre la force politique et la force de la vérité, il faut choisir. La vérité officielle turque est faible dans la mesure où elle prend appuie sur la force politique ; la force de vérité de la thèse du génocide se fondait sur l’indépendance de la recherche, et donc, sur la neutralité du politique.

A confondre les registres, on se fourvoie. Le problème n’est pas seulement que la volonté, fut-elle nationale et démocratique, est impuissante à ôter ou à ajouter la moindre valeur de vérité à la thèse d’un historien. Ce que la passion des uns et le cynisme des autres nous masquent, c’est le fait que le recours à la force de la loi pour réprimer la liberté de contester une thèse - quelle qu’elle soit et quel que soit son degré de certitude - porte atteinte aux conditions mêmes de production de la vérité scientifique, et donc aussi à son statut. Pour vaincre le relativisme et le préjudice moral que le négationnisme turc inflige au peuple arménien, il faut suivre une voie rigoureusement inverse : non pas opposer une vérité officielle à une autre,  mais inciter les Turcs à promouvoir la liberté de la critique, qui seule peut conduire à la validation universelle de l’objectivité historique. L’unique forme de reconnaissance qui vaille en matière de vérité est celle qui repose sur le libre consentement des esprits.

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