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Les vraies raisons qui poussèrent Pablo Picasso à peindre Guernica
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Bonnes feuilles

De Guernica, on croit tout savoir. Chef-d’œuvre du XXe siècle, reproduit sous toutes les formes possibles, la toile est à la fois un monument artistique et un étendard historique, un emblème. Mais connaît-on vraiment son histoire ? Extrait de "Guernica, histoire secrète d'un tableau" (1/2).

Germain Latour

Germain Latour

Germain Latour est avocat au barreau de Paris, ancien Secrétaire de la Conférence du stage et cofondateur de l'Union des Avocats Européens (UAE). Il est notamment l’auteur de Légitime Défense ou les bas-fonds de la peur (1983, Sycomore), Les Deux Orphelins, l'affaire Finaly 1945-1953 (2006, Fayard).

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Fin 1936 et début 1937, Picasso investit un nouvel atelier. Un lieu qui lui aurait été presque prédestiné, déjà hanté par la peinture si l’on en croit les lignes qui suivent : « La mission de l’art n’est pas de copier la nature, mais de l’exprimer ! […] Autrement un sculpteur serait quitte de tous ses travaux en moulant une femme ! Eh bien ! essaye de mouler la main de ta maîtresse et de la poser devant toi, tu trouveras un horrible cadavre sans aucune ressemblance, et tu seras forcé d’aller trouver le ciseau de l’homme qui, sans te la copier exactement, t’en figurera le mouvement et la vie. Nous avons à saisir l’esprit, l’âme, la physionomie des choses et des êtres. […] Beaucoup de peintres triomphent instinctivement sans connaître ce thème de l’art. Vous dessinez une femme mais vous ne la voyez pas. […] Parce que vous avez fait quelque chose qui ressemble plus à une femme qu’à une maison, vous pensez avoir touché le but, et, tout fiers de n’être plus obligés d’écrire à côté de vos figures […] comme les premiers peintres, vous vous imaginez être des artistes merveilleux. […] Les sculpteurs peuvent plus approcher la vérité que nous autres. La nature comporte une suite de rondeurs qui s’enveloppent les unes dans les autres. Rigoureusement parlant, le dessin n’existe pas. […] La ligne est le moyen par lequel l’homme se rend compte de l’effet de la lumière sur les objets ; mais il n’y a pas de lignes dans la nature où tout est plein : c’est en modelant qu’on dessine, c’est-à-dire qu’on détache les choses du lieu où elles sont, la distribution du jour donne seule l’apparence au corps 1. »

En dépit des apparences, les propos rapportés ci-dessus ne sont nullement ceux de Picasso au moment où il a peint son Guernica mais ceux que Balzac met, en 1845, dans la bouche d’un vieux peintre dans la brève nouvelle Le Chef-d’oeuvre inconnu qui se déroule, pour partie, dans un atelier situé dans cette même pièce qui sera investie par Picasso à partir de fin 1936. Cette coïncidence de lieu mais surtout certains propos sont troublants à un siècle de distance ; à quelques mots près sans doute, Picasso était alors en âge et surtout en notoriété de pouvoir exprimer une telle opinion, même s’il n’a jamais eu l’ambition d’enseigner quoi que ce soit. Et puis, comment ne pas songer que dix ans plus tôt, en 1926, le marchand Vollard passa commande à Picasso d’eaux-fortes pour illustrer ce même ouvrage de Balzac 2…

Voilà donc Picasso installé dans un nouvel atelier à la fin de 1936 quand les événements d’Espagne vont venir le rattraper dans son exil volontaire, et déjà ancien, à Paris. Qui est-il à cette époque ? Sur le plan personnel, c’est un homme meurtri et déchiré, un peintre en semijachère. Comme le relève Jean-Louis Ferrier, « […] les deux années qui venaient de s’écouler avaient été, pour Picasso, particulièrement difficiles, comme si, parvenu au sommet de la notoriété, il s’était trouvé soudain dans l’impasse. Le catalogue de ses oeuvres ne dénombre que 80 peintures et dessins pour 1935 et 40 pour 1936, chiffres très inférieurs à sa moyenne de production annuelle. Il y avait même eu, pendant ces deux années, une longue période où il s’était arrêté de peindre, circonstance tout à fait exceptionnelle quand on sait que la peinture n’avait cessé de le dévorer depuis l’enfance 1 ».

Il a fallu, pour être ainsi dés-oeuvré, que le peintre soit dans une situation des plus complexes, et l’on pourrait résumer cette dernière par la formule suivante : Picasso s’était mis dans de beaux draps, mais peut-être trop nombreux. En effet, courant 1935 intervient sa séparation d’avec sa femme (à laquelle il est légalement marié) Olga, laquelle lui a donné un fils, Paulo. Tous deux quitteront le domicile conjugal de la rue La Boétie. Olga, à l’évidence, ne souhaite pas divorcer pour des raisons de convenance personnelle et Picasso préférera le risque de cette situation de modus vivendi à l’engagement d’une procédure de divorce pour des raisons strictement matérielles, puisque les époux sont mariés sous le régime de la communauté universelle qui, à l’époque, impliquait dans le cas d’un divorce un partage par moitié de tout « ce qui était advenu en propriété, à l’un et/ou à l’autre des époux pendant le temps de mariage ». En clair, Picasso aurait dû partager non seulement ses avoirs bancaires résultant de la vente de ses oeuvres mais surtout toutes les oeuvres achevées qu’il conservait par-devers lui avant de les transmettre à l’un ou l’autre de ses marchands. Scénario proprement apocalyptique que Picasso se refuse aussi à concrétiser.

Cette séparation vient clore une très longue période de mésentente conjugale, dont Picasso se consolait depuis quelques années avec Marie- Thérèse Walter, une jeune fille seulement âgée de 17 ans en 1927, au moment où il la rencontre rue La Boétie. Il est séduit, elle est naïve ; dans les premiers mois, cela ressemble à un détournement (consenti) de mineure, puis elle est séduite, amoureuse à son tour. Ils vivront clandestinement pendant les premières années cette histoire d’amour.

En 1935, Marie-Thérèse Walter donnera naissance à leur fille Maya à laquelle s’attachera très fortement Picasso. Le départ d’Olga et de leur fils Paulo du domicile conjugal semble pouvoir permettre une vie meilleure et beaucoup plus tranquille avec Marie-Thérèse, mais c’est sans compter les foudres contrariantes de la séduction. Courant 1936, par l’entremise de Paul Éluard auquel il est déjà très lié, Picasso fera la connaissance de Dora Maar dont il tombera amoureux. C’est une femme encore jeune, indépendante, volontaire, photographe reconnue et appréciée, introduite dans le milieu artistique et intellectuel de la rive gauche. Elle a ainsi été la maîtresse de Georges Bataille. Elle est l’opposé d’Olga mais également de Marie-Thérèse ; Dora est politisée, liée aux milieux surréalistes les plus intransigeants en ce domaine, elle parle, en outre, espagnol puisqu’elle a été élevée en Argentine.

À peine sorti d’une situation délicate à la faveur du départ d’Olga, voilà le peintre à nouveau pris dans les filets de la tentation. Dans le cadre des accords passés avec sa femme à l’occasion de leur séparation, cette dernière a exigé et obtenu l’exclusive disposition du château de Boisgeloup. C’est au printemps 1930 que Picasso acheta ce château, « sans doute pour se donner un atelier de sculpture, à cause des grandes salles de plain-pied, mais sûrement aussi pour trouver le prétexte à s’absenter de Paris (et d’Olga) 1 ». Certes, au départ d’Olga du domicile conjugal, Marie-Thérèse viendra d’abord s’installer au 44, rue La Boétie avec Picasso, mais l’apparition nouvelle de Dora Maar va obliger à nouveau Picasso à des acrobaties permanentes pour maintenir l’une dans le secret de l’autre. La perte du château de Boisgeloup sera pour lui l’occasion de trouver une solution à son nouveau chassé-croisé amoureux. En effet, le marchand Vollard, qui avait fait aménager un atelier à la campagne au Tremblaysur- Mauldre (entre Montfort-l’Amaury et Trappes) pour le peintre Rouault, lequel n’en profite pas, va proposer à Picasso de le lui laisser à disposition. Picasso accepte bien évidemment cette offre ; il y installe, désormais à demeure, Marie-Thérèse et Maya dont ce sera le domicile jusqu’en 1940 2. Picasso y viendra chaque fin de semaine comme un bon père de famille après une semaine de travail à Paris.

On pourrait estimer que ces difficultés et déchirements conjugaux et amoureux, pour être source de perturbations créatrices certaines, ne sont que la rançon de la renommée, voire des « soucis de riche ». Si ce décor sentimental que nous venons d’évoquer peut renvoyer à l’image d’Épinal de la malédiction intérieure de l’artiste, en réalité, en 1927, la situation matérielle et financière de Picasso est très enviable. Il a alors 46 ans. Les jours difficiles sont loin derrière lui. Il dispose par exemple d’une Hispano-Suiza, véhicule d’un luxe si ostentatoire qu’il n’hésitera pas à le faire conduire par un chauffeur en livrée. « Le lendemain, vers midi, sous un ciel sombre de décembre, raconte Brassaï, je montai avec lui, Tériade, Olga et le jeune fils de Picasso, Paulo, âgé alors de 11 ans, dans l’Hispano-Suiza monumentale, neuve encore, brillant de tous ses cuivres. Le chauffeur, ganté de blanc, referma la portière sous les yeux des badauds. Cette grosse voiture noire, vaste, confortable, élégante, avec des miroirs et des cornets à fleurs à l’intérieur, ne passait pas inaperçue … »

Comment Picasso est-il parvenu aussi rapidement à ce qu’il est convenu d’appeler un tel standing ? « Picasso s’est servi de la liberté que lui apportait l’absence de contrat écrit pour faire monter ses prix plus vite que Matisse chez Bernheim, précise Michael C. Fitzgerald. En juin 1921, Rosenberg lui payait 75 000 F pour un lot de 50 toiles (Matisse recevait alors 7 000 F par toile de son marchand). En octobre 1923, Picasso reçut 17 000 F par tableau. Il avait accru ses prix de 127 % en trois ans et surpassait Matisse de 6 000 F ou 55 %. En juillet 1925, les prix seraient encore montés à 19 000 F tandis que ceux de Matisse étaient restés inchangés. Les prix de Picasso avaient grimpé au point qu’en 1929 il recevrait approximativement 20 000 F pour un tableau plus petit . »

Il ressort de cette dernière description de Picasso un aspect peu connu, un profil d’homme avisé qui aime l’argent, tempéré, certes, par un léger cynisme. Si l’on peut accepter la légitime jouissance que l’on peut tirer d’une réussite méritée – il ne faut pas en effet oublier les premiers temps de grande précarité matérielle lors de l’installation de Picasso à Paris –, le côté semble-t-il un peu « tape-à-l’oeil » et âpre au gain de l’artiste ne doit pas être occulté. Autre trait déroutant du peintre, très tôt, dès 1910, celui-ci a une très claire et très haute vision de sa valeur. « Picasso veut bien vendre mais il se demande toujours si son marchand aura longtemps les moyens d’acheter. […] À ses yeux, l’argent reste le nerf de la guerre 1. » Il faut convenir que les « revenus » tirés de sa peinture par Picasso iront croissant, indifférents à la conjoncture. Tout pouvant s’expliquer : « Simplement, Paul Rosenberg va bientôt demander et obtenir 100 000 F pour une toile moyenne, alors que Les Demoiselles d’Avignon ont été vendues, début 1922, pour 25 000 F 2. »»

Le personnage est, certes, plus complexe que ce qu’il donne à voir. En témoignent tout d’abord ces notes synthétiques d’un observateur raffiné, qui a suivi depuis l’origine la carrière du peintre dans une distance et dans un espacement temporel qui autorisent le portrait sans complaisance qu’il en esquisse, tout en coupes serrées et annotations éparses : « Je l’ai rencontré il y a 53 ans. Il a été une comète à travers ma vie, un sujet d’étonnement, d’affection et de respect, et cela n’a fait que grandir. […] Il y a des causes à sa carrière surprenante, totale. Je les retrouve dans la première visite que je lui fis. […] Ses ateliers allaient en grandissant (Stein. Jacques Doucet. Quinn) 3 Bateau-Lavoir. Raspail. Montrouge. Schoelcher [?] pays bleu. Paul Rosenberg (son marchand) 1915. Rue La Boétie rue des Grands-Augustins. Californie (propriété sur les hauteurs de Cannes). Sa maison de notaire hors de Paris (château de Boisgeloup) : pas vue 4. »

Il faut bien sûr citer cette anecdote vraie, rapportée par différentes sources. Un soir, Picasso se trouve attablé dans un restaurant avec des amis. À la fin du repas, il demande l’addition, car il sait être généreux avec ceux qu’il aime et qui se trouvent dans des situations délicates ou, à tout le moins, moins aisés que lui sur le plan économique. À ce moment-là, le patron du restaurant s’avise qu’il s’agit de Picasso et s’approche personnellement de la table de celui-ci, lui indiquant qu’un simple dessin sur la nappe de papier suffira. Le peintre, qui n’attend pas de se le faire dire deux fois, s’exécute. Tout le monde s’apprête à quitter la table quand le restaurateur s’approche à nouveau pour dire à Picasso qu’avec une signature ce serait mieux. Ce dernier lui réplique alors : « Monsieur, je veux bien payer l’addition mais je n’ai jamais envisagé d’acheter votre restaurant. »

Il n’en demeure pas moins qu’au tournant des années 1930, Picasso est un peintre en pleine maturité, qui ne revendique rien d’autre que d’être jugé sur pièces. Ces dernières sont déjà nombreuses et ont fait largement la démonstration de l’amplitude de ses savoirs mais surtout de son goût du risque, qui le porte chaque fois à aller plus loin. « Il se jette dans son tableau, il plonge (dans sa création). Quand il commence un tableau, il oublie (le passé) tout ce qu’il a fait avant […], il ne s’appuie pas sur l’habitude, sur des procédés antérieurs. Il a des styles, pas de procédés. C’est pourquoi il atteint parfois du nouveau, du neuf. Il a des souvenirs (des influences) mais il les picacisse à l’instant (tant, qu’on lui en sait gré) 1. » On est en effet frappé par le fait que Picasso semble passer d’une manière à une autre, que la deuxième soit la conséquence logique de la première ou non. Nous y voyons le souci de ne pas tomber dans le procédé, dans la répétition ou la simple variation facile ; il semble épuiser un style, une manière, plutôt que d’être épuisé par la résistance de ceux-ci. Au travail, il est une force de la nature, rien ne doit lui résister et l’on doit convenir que peu de choses y sont parvenues. Cette autorité picturale que ses pairs ne lui contestent pas, ou alors à voix basse pour ne pas s’attirer une réponse cinglante et juste, n’a pas d’effet sur lui au sens où il ne la revendique pas. On ne le verra jamais se lancer publiquement dans des leçons de peinture ni dans des écrits qu’il tiendrait pour définitifs. Les éléments que l’on peut rassembler de sa réflexion sur la peinture proviennent d’entretiens ou de débats qu’il a eus avec son cercle d’amis et des quelques rares interviews qu’il a consenties soit à des journalistes soit à des critiques d’art ou des collectionneurs.

Cette modestie professionnelle vient donc tempérer l’image évoquée ci-dessus. Mais que demande-t-on à un peintre sinon qu’il peigne (« bien »). « J’ai du mal à comprendre l’importance donnée au mot recherche quand il s’agit de la peinture moderne. Selon moi, chercher n’a aucun sens en peinture. L’essentiel est de trouver […], quand je peins, mon but est de montrer ce que j’ai trouvé et non pas ce que je suis en train de chercher. En art, les intentions ne suffisent pas […], l’idée de recherche est la source de multiples égarements, elle a poussé l’artiste à des élucubrations purement mentales. Peut-être est-ce la principale erreur de l’art moderne. […] Pour moi il n’y a ni passé, ni futur dans l’art. Si une oeuvre d’art ne peut toujours rester dans le présent, elle n’a aucune signification. L’art des Grecs, des Égyptiens, des grands peintres ayant vécu à d’autres époques n’est pas un art du passé ; peut-être est-il plus vivant qu’il ne l’a jamais été […]. Le cubisme n’est pas une semence ni un foetus, mais un art qui traite essentiellement des formes, et quand une forme est réalisée, elle doit vivre sa propre vie […] Si le cubisme est un art de transition, je suis sûr que la seule chose qui doive en sortir est une autre forme de cubisme […]. Le cubisme s’est maintenu dans les limites et les limitations de la peinture. Il n’a jamais prétendu aller au-delà. Le dessin, la composition, la couleur, sont compris et pratiqués par le cubisme dans l’esprit où ils sont compris et pratiqués par les autres écoles. Nos sujets peuvent être différents, de même que nous avons introduit dans la peinture des objets et des formes qui étaient ignorés auparavant. Nous avons gardé les yeux et l’esprit ouverts sur ce qui nous entourait. Nous donnons à la forme et à la couleur toute leur signification individuelle, pour autant que nous puissions la voir 1… »

C’est donc au sein de ces environnement et contexte professionnels et personnels, dans cette pleine maturité picturale, que les événements espagnols vont surgir dans la vie de cet exilé volontaire à Paris. Picasso n’est pas retourné en Espagne depuis l’été 1934, date de son dernier voyage effectué avec Olga et Paulo, et passant à Saint-Sébastien, Madrid, Tolède et Barcelone. Pourtant, l’Espagne s’intéresse à ce fils exilé – installé définitivement à Paris depuis 1904 – devenu peintre de notoriété. C’est ainsi qu’au mois de janvier 1936 (six mois avant le déclenchement de la guerre civile) une exposition des oeuvres de Picasso sera ouverte sur la péninsule Ibérique. C’est un jeune architecte catalan, Josep Lluís Sert, que l’on retrouvera au moment de l’Exposition universelle de Paris de 1937, qui a conçu ce projet et fait le choix des oeuvres. Il a exclu les tableaux des périodes espagnoles anciennes et veut résolument exposer des papiers collés, des oeuvres cubistes et des toiles récentes. Picasso a décidé de ne pas se rendre en Espagne à cette occasion et il demandera à Paul Éluard de le représenter et d’être son porte-parole. L’accueil reçu à Barcelone sera mitigé, pas très éloigné du scandale. L’exposition se déplacera, ensuite, au mois de mars à Madrid – après un passage en février à Bilbao – où elle sera accueillie beaucoup plus chaleureusement. Bien qu’absent, Picasso y recevra, en outre, l’hommage de jeunes poètes, Federico García Lorca, Rafael Alberti et José Bergamín.

Dans le même temps, début février 1936 se sont tenues les élections législatives en Espagne, qui ont donné la victoire au Frente Popular. Ainsi, l’incursion strictement artistique de Picasso en Espagne, si elle n’était pas celle du fils prodigue – mais il est vrai qu’il ne s’agissait pas d’un retour –, n’en constituait pas moins un vrai succès d’estime et de notoriété picturale. Tout prédisposait donc Picasso à une réactivité aux événements qui se préparaient en Espagne. Or, on doit le constater et peut-être le déplorer, le peintre ne semble pas être ébranlé outre mesure par les événements de juillet 1936.

À peine un mois après le soulèvement militaire du 18 juillet 1936, un assassinat d’une particulière gravité aurait dû le mettre en mouvement, si ce n’est susciter une réaction violente de sa part. En effet, le 17 août 1936, à Víznar, une localité proche de Grenade où il était arrivé la veille en venant de Madrid, le poète Federico García Lorca est assassiné plutôt qu’exécuté. Nous ne connaissons pas de traces de cet événement, ni dans l’oeuvre achevée ni dans de simples croquis de Picasso. Pourtant, cet assassinat fera donner de la voix, ou plus justement de la plume au poète Antonio Machado qui écrira le célèbre poème « Le crime a eu lieu à Grenade » ; en écho, le poète Louis Aragon écrira son poème « Un jour un jour » dont nous avons tous en mémoire au moins quelques vers dont ceux-ci : « Tout ce que l’homme fut de grand et de sublime / Sa protestation ses chants et ses héros […] Contre les violents tourne la violence / Dieu le fracas que fait un poète qu’on tue […] ».

Cet assassinat donne la mesure de la vitesse des événements puisque, si cet acte est également lié à une rivalité de clans familiaux dans cette province de Grenade 1, il n’en reste pas moins commis par six personnes qui se sont rangées ou se rangeront dans le camp franquiste. Il montre bien, dans les tout premiers jours du soulèvement militaire, la rapidité avec laquelle les franquistes prennent de l’ascendant 2. Comme cela a été évoqué, la mise à disposition par Hitler d’avions de transport de troupes va permettre au général Franco de transférer très rapidement dans la péninsule espagnole au moins seize mille soldats stationnés au Maroc, sans omettre de mentionner les cinquante mille soldats italiens mis à disposition par Mussolini. À telle enseigne qu’en octobre 1936 on a cru imminente la chute de Madrid, laquelle offrira une résistance bien plus acharnée que celle qu’auraient pu soupçonner les franquistes.

Néanmoins, la chute de Malaga, d’où étaient originaires Picasso et sa famille, est intervenue dès les premiers mois de guerre civile, avec son lot d’incendies et de morts qui auraient dû alerter et révolter le peintre. Il faut, enfin, relever que le président de la République espagnole, Manuel Azaña, nommera le 14 septembre 1936 Pablo Picasso directeur du musée du Prado. Cette décision sera effectivement portée à la connaissance du peintre qui se déclarera très honoré mais n’effectuera aucun déplacement dans la capitale, ne serait-ce que pour occuper quelques jours, à titre symbolique, cette fonction. Cette nomination, au-delà de la distinction éventuelle qu’elle pouvait représenter, nous paraît plutôt ressembler à un appel au secours que la République espagnole adresse au peintre par la voix de son Président. Choisir de nommer Picasso, qui réside à Paris, ne peut s’entendre que comme une volonté de mettre Madrid et les trésors du Prado sous la protection symbolique d’une personnalité internationale, une manière d’alerter l’opinion face aux risques que fait courir la « marche » sur la capitale espagnole des troupes rebelles de Franco. En effet, un accord tacite de non-intervention dans ce conflit national semble s’être dégagé entre les grandes nations européennes – dont il faut exclure les puissances de l’Axe, l’Allemagne déjà nazie et l’Italie fasciste de Mussolini, qui apportent leur aide à Franco. Le soutien des brigades internationales, constituées de civils venus de différents pays 2, révulsés par la décision de non-intervention, sera à l’évidence insuffisant.

La République espagnole attend donc de Picasso un soutien public, notamment par l’aide qu’il pourrait apporter dans la mobilisation de nombreux artistes et intellectuels résidant à Paris et dont certains lui sont déjà proches 3. Mais ni au cours de l’année 1936 ni de l’année 1937, au moins jusqu’à la fin du mois de mai, nous n’avons trouvé trace d’une protestation, d’une intervention, d’un appel solennels de Pablo Picasso qui aurait pu user non seulement de sa notoriété internationale, mais surtout de sa qualité de directeur du musée du Prado, pour alerter et mobiliser l’opinion non seulement française mais internationale. Pablo Picasso serait-il à ce point abattu par ses démêlés conjugaux et sentimentaux ? Se serait-il rendu à ce point absent à l’Espagne ou aurait-il éloigné de lui, dans un tel tréfonds, sa terre natale ? Rien n’explique son attitude. Pourtant, auprès de lui, dans le cercle des plus proches, on s’inquiète et on se mobilise.

Au premier chef, Paul Éluard et son premier poème politique Novembre 1936 qui, par un concours de circonstances cette fois-ci très heureux, connaîtra un retentissement inespéré. En effet, Éluard prêtera au journaliste Louis Parrot le texte de son poème, dont Aragon avait eu vent et avait demandé une copie pour que le journal L’Humanité le publie 1. Cette demande d’Aragon, à laquelle Paul Éluard accédera, mettra du même coup fin à leur rupture depuis 1932. Le poème sera effectivement publié le 17 décembre 1936 dans les colonnes du journal communiste qui, à l’époque, tirait à environ quatre cent mille exemplaires. « Comment Picasso n’y serait pas sensible, lui qui exprime ses angoisses à partir de son théâtre intime, du visage, du corps des femmes de sa vie, des corridas ou avec le Minotaure, mais ne peut guère s’empêcher de se demander s’il ne doit pas aller plus loin, franchir lui aussi cet interdit, d’autant qu’il se l’est, en quelque sorte, à lui-même infligé ? s’interroge Pierre Daix. L’actualité du poème d’Éluard est celle des corps à corps acharnés que se livrent, dans les bâtiments de la cité universitaire de Madrid, les franquistes et les républicains, aidés par les premières brigades internationales. Que fait-il, lui, pendant ce temps 2 ? »

Au risque de heurter, nous devons répondre à Pierre Daix : sauf erreur de notre part, rien 3 jusqu’en 1937. Et encore, ce sera une Espagne implorante qui viendra le tirer par la manche.

Extrait de "Guernica, histoire secrète d'un tableau", Germain Latour (Editions du Seuil), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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