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Les visiteurs du soir : Jean-Pierre, le Che au regard acéré
©GERARD CERLES / AFP

Bonnes feuilles

Renaud Revel publie Les visiteurs du soir Ce qu’ils disent à l’oreille du président aux éditions Plon. Politiques, chefs d'entreprise, communicants, artistes et intellectuels... que serait ce Château sans ces " visiteurs du soir " qui le hantent à la nuit tombée ? Extrait 1/2.

Renaud Revel

Renaud Revel

Renaud Revel est journaliste, auteur et documentariste. Passé par Le Matin de Paris et L'Express, il collabore aujourd'hui au Journal du Dimanche. Il est également l'auteur d'une dizaine d'ouvrages, dont des biographies de Claude Chirac ( L'Égérie) et d'Anne Sinclair ( Madame DSK). Il a par ailleurs publié deux autres livres en rapport avec l'Élysée et son histoire : Les Cardinaux de l'Élysée et Les Amazones de la République.

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Droit comme un I dans son fauteuil, l’octogénaire Jean-Pierre Chevènement aime ce qui se conçoit bien et s’énonce clairement. L’Élysée, il pourrait en parler des heures. Il se souvient de chacune de ses visites jusqu’à son divorce avec François Mitterrand. Les ruptures et les rancœurs en politique sont tenaces, et l’ancien ministre n’a ni oublié ni pardonné. «Avant que je ne rompe, François Mitterrand et moi avons entretenu une relation qui n’avait pas beaucoup d’équivalent, dans la mesure où je m’étais construit politiquement en dehors de lui et bien avant de le connaître. »

Plume du futur Président

Les deux hommes se sont rencontrés en janvier 1966. «Mitterrand, qui détestait les énarques, avait aimé un petit livre irrévérencieux que j’avais commis, avec Didier Motchane, dans lequel nous brocardions les élites et les mandarins. Au fil des mois, il nous convie fréquemment dans ses appartements de la rue Guynemer, où nous lui fournissons des notes. C’est l’époque où Mitterrand daubait sur les gens du Plan, assassinait les hauts fonctionnaires du Trésor et des Finances. Nous étions ses plumes et travaillions sur les interviews qu’il accordait alors à la presse. Des interviews qu’il reprenait d’un ciseau avisé. Une relation plus qu’amicale. J’ai beaucoup appris de lui. »

Jean-Pierre Chevènement le regarde faire : «Habile, multiple, illisible et magistral. » On les croise dans Paris déambulant côte à côte. Un jour, François Mitterrand décide de s’acheter un chapeau. Chevènement le choisit avec lui. «Est-ce que je n’ai pas l’air trop ridicule ? » interroge Mitterrand. «Pas du tout, vous ressemblez à Léon Blum. »

Ensuite, l’écharpe, «qui le fait ressembler à Aristide Bruant ». Si la relation est affectueuse, elle est tempérée par l’importance que prend le CERES au cœur du PS – un courant bouillonnant créé par Jean-Pierre Chevènement, dont l’appui est décisif lors du congrès d’Épinay qui sacre François Mitterrand en 1971. «Malgré notre rupture au moment de la guerre du Golfe, je suis toujours resté un faiseur de roi à ses yeux. François Mitterrand ne l’a jamais oublié. Jusqu’à la fin. »

Il n’écoutait pas les avis

«Ah, Mitterrand!» Un sourire lui fend le visage. Chose rare chez un homme qui a pour habitude de les distribuer comme une faveur. Son chagrin hexagonal et ses ruptures avec lui, l’ancien hussard jacobin du PS les revisite avec nostalgie. Il dit conserver un «bon souvenir» de Latche, où il est régulièrement invité. Il rappelle aussi son refus de participer au pèlerinage de la Roche de Solutré, ce rituel qu’il juge ridicule. «Je n’appartenais pas à la Cour, j’étais d’une autre fibre, militante. De celle qui n’appelait pas Mitterrand “Président”. Je m’en tenais à François Mitterrand, ou alors je ne l’appelais pas. Lui, en revanche, me donnait du “Jean-Pierre”. »

Et les visiteurs? «La belle affaire ! s’exclame-t-il. Des gens dont François Mitterrand ne tenait généralement pas compte des avis, même si certains ont tout fait, tout tenté pour l’influencer sur tel ou tel sujet, sans jamais le moindre succès. Mitterrand avait autour de lui toute une bande de gens problématiques que je croisais parfois à l’Élysée, quand il m’arrivait de m’y rendre à sa demande. Un mélange composite de chefs d’entreprise, d’artistes et de seconds couteaux du parti socialiste, dont certains l’agaçaient par leurs manières de se pousser du col et de raconter dans Tout-Paris qu’ils avaient son oreille. Des figures exotiques aussi, dont je ne citerai pas le nom par charité. François Mitterrand compartimentait beaucoup. Si la plupart de ces visiteurs ne pesaient pas grand-chose, certains d’entre eux, en très petit nombre, tel Georges Dayan, l’un de ses vieux compagnons de la Résistance, avaient un peu d’influence. C’est lui notamment qui lui avait suggéré de bombarder Jacques Attali conseiller économique au parti socialiste. Pour le reste, Mitterrand était un homme qui prenait ses décisions seul. Je suis bien placé pour le savoir…»

Aucun conseil pour la guerre du Golfe

Tombe de sa bouche comme un crachat, « la guerre du Golfe ». Mauvaise œillade du passé… Comment oublier l’un des épisodes les plus marquants de sa vie ? Chaque question sur ce conflit le rend nerveux. Qui Mitterrand consulte-t-il avant de se lancer dans ce conflit? «Personne ! » dit-il. Qui est dans la confidence quand il décide d’engager la France aux côtés des forces américano-anglaises? «Très peu de gens. En tous les cas pas le ministre de la Défense que je suis. »

Jean-Pierre Chevènement dit avoir compris à cette occasion comment fonctionnait ce Président qui l’a tenu à l’écart durant les jours qui ont précédé l’invasion de l’Irak. Un souverain sur son Levantin, sourd aux mises en garde d’un ministre que l’on ignore. La solitude, le ressassement, une forme évolutive de la paranoïa… Jean-Pierre Chevènement dit avoir tout traversé, à l’époque, avec un Mitterrand muet, confiné dans sa tour d’ivoire. «Durant les semaines qui précèdent le conflit, je travaille dans le noir. Pendant les six mois qui séparent l’invasion du Koweït et le vote des premières résolutions de l’ONU, et enfin l’invasion de l’Irak, je suis tenu à l’écart. Les jours défilent et rien ne se passe à mon échelon. Contrairement à ce que l’on peut penser, François Mitterrand n’a subi aucune pression d’aucun visiteur à cette époque. Il ne s’est entouré d’aucun conseil pour se lancer dans cette aventure. »

Ce 8 août 1990, dans la nuit et la solitude de son bureau, François Mitterrand a pris sa décision. Peu avant, il s’est entretenu avec George Bush. Puis il a attendu de voir Roland Dumas le lendemain, le seul dans son entourage qu’il met dans la confidence.

Ensuite il a convoqué un simulacre de conseil de Défense. Pierre Joxe et Jean-Pierre Chevènement tentent un baroud d’honneur : on dirait deux candélabres. «Nous ne comptions pas. Peu de gens pourtant poussaient pour cette guerre dans son premier cercle. Même son frère, Jacques, à qui Saddam Hussein avait offert un jour son manteau lors d’une visite officielle dans les montagnes du Kurdistan, y était farouchement hostile. Je pense plus profondément que, malade, Mitterrand trouvait une forme d’élixir de jouvence dans cette guerre. »

Le 7 décembre de cette année-là, Jean-Pierre Chevènement annonce à François Mitterrand son intention : démissionner. Le Président lui demande d’attendre, le temps d’une ultime médiation des Soviétiques pour éviter la guerre. Mais les choses s’enveniment avec les déclarations de l’amiral Lanxade sur le plateau d’Anne Sinclair. «En laissant son chef d’état-major parler à ma place, Mitterrand sait qu’il coupe le dernier petit fil qui me relie encore à lui. » Le soir même, Chevènement se rend à l’Élysée pour y déposer sa lettre de démission. François Mitterrand est glacial : «Ce n’est pas très élégant. Vous ne me laissez pas le temps de me retourner. Ne faites pas comme Rocard qui sautait par la fenêtre en pleine nuit. » Le ministre accepte une nouvelle fois de repousser son départ, qui devient officiel quelques jours plus tard.

Rupture et dernière visite

Trente ans ont passé et Jean-Pierre Chevènement ressasse ses relations à couteaux tirés avec François Mitterrand. Il lâche, comme une affaire trop entendue : «Nous ne parlions plus le même langage. »

L’homme ne revoit François Mitterrand qu’à quelques jours de sa mort, en son domicile avenue Frédéric-Le-Play. Il y trouve un homme affaibli. Le cancer a fait son œuvre. Malgré l’épuisement et les stigmates de la maladie, Mitterrand vagabonde. Charmeur et charmant. Un regard nostalgique sur le passé, un autre sur le moment qu’il traverse, le corps soulevé par une vague de rires à l’évocation d’une anecdote commune.

«Où aimeriez-vous être ? lui demande Chevènement.

— J’aimerais pouvoir m’asseoir sur un banc en Corse, par exemple. J’aurais ma canne sur laquelle je pourrais m’appuyer et je marcherais. »

Il évoque aussi la personnalité de Lionel Jospin, sur lequel il fait des commentaires peu amènes. D’autres considérations enfin sur le climat politique du moment. Puis, s’extirpant de son lit de souffrance, il reconduit son visiteur à la porte. « Je me souviens de ses derniers mots : “Transmettez toutes mes amitiés à votre femme, je ne sais pas si je pourrai la revoir.” Et puis il s’est tourné vers son garde du corps en s’appuyant sur son bras. J’étais très ému. Ayant connu François Mitterrand durant tant d’années et l’ayant vu dans tant de circonstances, et le découvrant réduit à cet état, en redescendant l’escalier, je pleurais… Malgré l’ampleur de nos désaccords – Épinay, le programme commun, 1981… –, tant de choses nous liaient, au-delà de nos différences. Je savais que je ne le reverrais plus. »

Extrait du livre de Renaud Revel, "Les visiteurs du soir Ce qu’ils disent à l’oreille du président", publié aux éditions Plon.

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