Les travailleurs, grands sacrifiés de la gestion de la zone euro<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
Les revenus des travailleurs sont la principale variable d’ajustement face aux chocs économiques au sein de la zone euro et face à la politique de la BCE.
Les revenus des travailleurs sont la principale variable d’ajustement face aux chocs économiques au sein de la zone euro et face à la politique de la BCE.
©Riccardo Milani / Hans Lucas / AFP

Des politiques sociales ou… anti sociales ?

Mais qui se préoccupe du fait que la zone euro prenne structurellement les revenus des travailleurs comme principale variable d’ajustement face aux chocs économiques ?

Don Diego De La Vega

Don Diego De La Vega

Don Diego De La Vega est universitaire, spécialiste de l'Union européenne et des questions économiques. Il écrit sous pseudonyme car il ne peut engager l’institution pour laquelle il travaille.

Voir la bio »

« Le rôle du gouvernement est de garantir la protection sociale du peuple », Disraeli

Je ne sais pas si les gens vont perdre leur sang-froid, mais ils sont pris après des années de service dans une gangue de politiques « sociales » qui sont en réalité antisociales :

1/ la remontée perverse et anachronique des taux d’intérêt

Présentée comme sociale (« tuer l’hydre inflationniste ») ; il ne faut pas manquer d’air : en quoi le renchérissement du prix du crédit va-t-il améliorer le sort des classes moyennes anxieuses, alors que de toute façon l’inflation allait retomber (les prix du gaz ne vont pas faire x10 tous les ans, les prix du fret et des semi-conducteurs rechutent depuis des mois, les salaires peinent à gagner 3% dans la meilleure configuration possible, etc.) ? Regardons un peu d’où vient cette affirmation baroque :

Des banquiers commerciaux : si vous demandez à un chef de rayon chez Darty ce qu’il pense de la perspective d’une hausse des prix de ses lave-linges, il va montrer de l’enthousiasme. Les banquiers veulent toujours des hausses de taux, et ils font semblant de ne pas voir les conséquences antisociales. Comme le dit le dicton, “il est difficile pour un homme de comprendre une chose si son salaire depend de ce qu’il ne le comprenne pas”. Car admettons, pour simplifier, que les dépôts bancaires des particuliers atteignent en zone euro 10 000 milliards d’euros. Si les banques commerciales paient 1% aux déposants et achètent des obligations d’État à 3 %, la marge des banques est de 200 points de base, soit une subvention (n’ayons pas peur du mot) de 200 milliards d’euros par an au profit des banques… en fait au profit des actionnaires des banques !

À Lire Aussi

Emmanuel Macron voit une cohérence macroéconomique globale à sa politique. Oui… à un (énorme) détail près

Des banquiers centraux : en 2013, Mario Draghi a répondu à une question à propos de la baisse des prix : «…elle permet aux gens d’acheter plus de choses ». En 2022, Lagarde suggère que l’inflation ne permet plus d’acheter autant de choses (problème de logique : si on achète moins, l’inflation baisse…). Avec un logiciel pareil, biaisé dans un sens pro-germanique, toute restriction monétaire fait un peu le travail de Dieu. Pour paraphraser et détourner un peu Bourdieu, la BCE « confère le privilège aux privilégiés de ne pas apparaitre privilégiés aux yeux des non-privilégiés ». Sa calinothérapie est entièrement branchée sur le secteur bancaire, a fortiori depuis 2012 puisqu’elle le supervise. Milton Friedman avertissait : « … une banque centrale indépendante aura tendance à accorder une importance exagérée au point de vue des banquiers. Il est extrêmement important de distinguer deux problèmes que l’on confond trop souvent : le problème de la politique du crédit et le problème de la politique monétaire ». Son texte date de 1962 et n’a pas pris une ride ; il n’est guère étudié de nos jours, et cela nous coûte un pognon de dingue depuis 2007 (au moins).

On sait ce que veulent les acteurs du monde financier : des taux d’intérêt autour de 3% environ (et des taux d’actualisation les plus forts possibles), qui permettent de rémunérer tout l’écosystème, de jouer de l’illusion nominale et de ne se fâcher avec personne ; ils souhaitent tellement ce scénario qu’ils le prévoient toujours (de même qu’ils veulent tellement de la croissance qu’ils ne prévoient JAMAIS une récession pour l’année suivante, même quand cela entre en contradiction avec le fait qu’ils ont monté les taux d’intérêt pour la tuer) (bref) (dans le même esprit, les managers diront toujours qu’il n’y a pas assez de personnel dans leur service, les corporates ne diront jamais du mal de la neutralité carbone même si ils savent qu’elle ne signifie rien, et l’assureur poussera toujours les unités de compte plutôt que le fonds général, etc.). Croire que c’est « l’intérêt du peuple » est juste idiot.

À Lire Aussi

Alerte au décrochage français : ces réformes structurelles dont la France a besoin. Et celles qui relèvent juste du sado-libéralisme…

2/ L’euro trop cher, payé par les sans voix

Depuis 15 ans, TOUTES les évolutions, économiques, technologiques, financières, sont défavorables à la zone euro. Mais l’euro aurait gardé la même valeur fondamentale ? Vous croyez à cette blague ?

Les capitaux peuvent fuir les zones monétaires trop chères, pas les citoyens ordinaires. 1,06 aujourd’hui, c’est presque comme 1,36 il y a 12 ans, économiquement. C’est très cher.

Et nos politiques, me direz-vous ? Comme pour les taux d’intérêt, ils ont transféré la « responsabilité » à des technocrates indépendants à Francfort (contrairement à la lettre du Traité), c’est dire s’ils s’en moquent. Nos élus ne sont pas précisément situés dans les couches de la société qui subissent le carpet bombing monétaire ; ils ne sont ni industriels, ni pauvres, ni surendettés, ni exportateurs en milieu de gamme sur des marchés mondiaux. En clair, un euro cher signifie pour eux des vacances plus confortables en zone dollar, en plus d’un brevet en (pseudo)orthodoxie. Plus âgés que le reste de la population, ils sont plus averses à l’inflation qu’à la déflation ; et, rarement entrepreneurs ou économistes, ils arbitreront rarement en faveur d’une dévaluation ou d’un apurement des créances, même quand cela s’impose (Poincaré et De Gaulle ont imposé leurs réformes monétaires à des élus plus que réticents). L’abstention différentielle en défaveur de la France exposée et à l’avantage de la France protégée, le fait que le pays n’a plus une classe politique mais une classe administrative : tout concourt à une forme d’insouciance monétaire, de nature antisociale.

À Lire Aussi

Transition énergétique, libre-échange et mondialisation : et si la naïveté européenne n’était pas du tout là où on la voit ?

3/ L’emploi, oui, mais lequel ?

Le gouvernement s’enorgueillit d’un taux de chômage relativement bas. Sauf que ce n’est peut-être plus le problème : « The problem - at least in the United States - is not that people can't find jobs. The problem is that they're no longer finding jobs that provide them with dignity and decent social status » (Kenneth Rogoff). Les statistiques usuelles de la macroéconomie réfutent la « Grande démission », ce qui ne signifie pas qu’il n’y a pas un malaise (beaucoup de choses intéressantes dans « Bullshit jobs » de Graeber, par exemple), en particulier une perte de sens dans de nombreuses entreprises dirigées par des comptables. 

C’est une dimension que Macron ne peut pas intégrer. Cela arrive souvent avec lui, qui déroule toute la liste des mesures technos qu’il fallait prendre dans les années 90. L’emploi peut exister au coin de la rue, mais un emploi qui n’a souvent aucun sens, ni signification ni direction. Œuvrer pour qu’un tel emploi soit pourvu n’est peut-être pas toujours antisocial mais ressemble à un pont de la rivière Kwaï. Une forme de religion du chiffre.

4/ Salaire minimum : pas très social !

Un exemple récent. Tweet de Aymeric Pontier : « L'OCDE révèle que la France est l'un des 7 pays riches où les smicards n'ont pas perdu d'argent depuis deux ans, en raison de la revalorisation automatique du salaire minimum (qui est toujours légèrement plus forte que l'inflation) : +2% de smic "réel" depuis janvier 2021 ».

Pas faux. Mais étant donné que la productivité apparente du travail recule en absolu depuis 4 ans en zone euro, qu’elle est la signification économique de cette hausse, à votre avis ? Un nouveau rétrécissement de l’écart entre salaire minimum et salaire médian, et une hausse du taux de chômage d’équilibre, précisément ce taux que l’on prétend vouloir faire baisser par les « réformes ». Oui je sais l’analyse économique n’est pas très « fun »…

5/ On laisse tomber les services publics de base, ceux qui servent surtout au peuple

Remarquez que Piketty & co ne parlent presque jamais des dépenses publiques : ils se focalisent sur les recettes. C’est bien pratique. Pourtant, il suffit de fréquenter quelques écoles, quelques commissariats, quelques quais de RER ou quelques hôpitaux pour voir un bel abandon, et ainsi des pratiques antisociales massives. Les transferts sociaux pas si sociaux (une grosse pompe qui aspire et qui expire avec plein de pertes en ligne) phagocytent les services publics.

Regardez par exemple l’énergie, et en particulier l’électricité pilotable, non-intermittente. Nous disposions d’un outil unique au monde, au service de tous, massif, interclassiste, rationnel, « à la Marcel Boiteux », on l’a saccagé, et on laisse les allemands le saccager davantage ; demain les coupures, délestages et rationnements ne pèseront pas prioritairement sur les nantis, dont les emplois en outre sont rarement industriels et délocalisables. On veut s’amuser ici, dans le cadre du petit débat hexagonal pas hypocrite du tout sur le prix du gaz et le pouvoir d’achat ? Imaginons ce que serait un monde régit par élites parisiennes où les huiles et gaz de schistes et autres GNL n’auraient pas été développés depuis 12 ans pour se conformer à nos fantasmes… Macron va être sauvé cet hiver par le Texas, un fait amusant mais qui n’est pas souvent présent dans la presse.

6/ Le logement, l’antre des politiques les plus stupidement régressives

On bloque la construction de 100 façons, jusqu’au grotesque (zéro-artificialisation nette, etc.). A votre avis, c’est favorable aux jeunes ménages qui voudraient monter l’échelle sociale, ou aux insiders ?

On fait tout pour subventionner la demande en logements sociaux, vous croyez que ce n’est pas du clientélisme bas de gamme ? On tente de bloquer les loyers, vous connaissez un endroit dans le monde où cela n’a pas entrainé un blocage du marché pour le plus grand préjudice des plus démunis ?

Notez qu’il y a une grande différence entre la hausse des prix de l’immobilier résidentiel et la hausse du prix des actions : cette dernière ne retire rien à personne. On peut imaginer que la hausse des actions se poursuive continuellement sans enfreindre un optimum de Pareto. Le mètre carré plus cher est par contre une malédiction pour le non-propriétaire ; ce n’est pas qu’une question d’inégalité patrimoniale, de répartition, c’est aussi un frein à la mobilité des facteurs de production, et à partir d’un certain stade une tragédie économique, y compris désormais aux USA où la mobilité géographique du facteur travail est en chute libre depuis quelques années.

7/ Immigration : une chance pour ceux qui veulent plus de restaurants ethniques dans leur quartier, pas souvent une chance pour les classes populaires, concurrencées et insécurisées

Milton Friedman : vous pouvez vouloir un Etat Providence complet si vous voulez, et vous pouvez vouloir une immigration libre en provenance de pays moins bien dotés, mais… vous n’obtiendrez pas longtemps les deux en même temps. Pour notre Président adepte du en même temps, c’est une leçon trop dure pour être reconnue. Pour sa défense, les Suédois et quelques autres ont aussi du mal. Implicitement, cela nous conduit à un lent démantèlement des protections traditionnelles, une convergence lente vers un système à l’Américaine où l’électeur médian n’a pas très envie de développer les filets de sécurité car il sait très bien à qui cela profite. A la fin du processus, l’argent ne sert plus qu’à acheter de la distance sociale, c’est à dire de facto de la distance ethnique. Une société adorable se profile ; au nom de la justice sociale bien entendu.

Conclusion

« We seem to be getting closer and closer to a situation where nobody is responsible for what they did but we are all responsible for what somebody else did”,Thomas Sowell

Il parait qu’il faut faire dans le social : chiche. Mais assurons-nous au préalable que nos démarches sociales sont bien sociales. “Dans la vie, il est important d’être gentil, mais il est encore plus important d’avoir raison” (Churchill).

La première étape est de bien poser les responsabilités, et d’évaluer les politiques publiques. C’est sans doute pour cela qu’on ne le fait pas. Il se trouve que la plupart des politiques dites sociales ratent leur cible (quand elles en ont une), et qu’elles sont de toute façon annihilées tous les 5 ou 6 ans par une politique monétaire conçue par et pour les rentiers. Une seule voie possible désormais : relire les dizaines d’articles d’Atlantico depuis 2011 consacrés, sous diverses plumes, à ces questions…

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !