Les réseaux sociaux, ce redoutable piège : un majorité d’utilisateurs en retirent une expérience négative mais continuent à les utiliser <!-- --> | Atlantico.fr
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Un utilisateur de réseaux sociaux, photo AFP
Un utilisateur de réseaux sociaux, photo AFP
©DIPTENDU DUTTA / AFP

Peur de la déconnexion

C’est ce que montre une étude réalisée par Leonardo Bursztyn (chercheur au département d’économies de l’Université de Chigao), Benjamin R. Handel (chercheur associé à l’Université de Californie), Rafael Jimenez-Duran (chercheur à l’Université italienne de Bocconi) et Christopher Roth (chercheur à l’Université allemande Cologne) pour le National Bureau of Economic Research (NBER).

Fabrice Epelboin

Fabrice Epelboin

Fabrice Epelboin est enseignant à Sciences Po et cofondateur de Yogosha, une startup à la croisée de la sécurité informatique et de l'économie collaborative.

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Atlantico : Une étude intitulée « Product Market Traps, The Case of Social Media » a été menée par 4 chercheurs, Leonardo Bursztyn, Benjamin R. Handel, Rafael Jimenez-Duran et Christopher Roth. Elle stipule qu’une majorité d'utilisateurs retire une expérience négative des réseaux sociaux, mais continue de les utiliser. Expliquez-nous ce phénomène qu'ils ont analysé.

Fabrice Epelboin : Leur étude n’a pas seulement pris en compte le coût de l’usage de ces réseaux mais a aussi intégré leur coût de non-usage.

Ce phénomène ramène à énormément d'objets de consommation, que ce soit la cigarette, le Coca-Cola ou les énergies fossiles. Ce rapport à la consommation consciente de choses néfastes pour nous est très malsain. Mais l’idée de leur non-consommation l’est aussi.

Les réseaux sociaux s’inscrivent dans la même logique.

Il convient de réaliser que les réseaux sociaux s’apparentent à une drogue, du fait de la surstimulation cognitive qui engendre une addiction. Ce n’est pas une drogue au sens médical du terme, mais elle est semblable dans son utilisation et ses conséquences.

Ladite expérience négative fait référence à cette « addiction ». 

L'étude met en avant également que la façon dont un individu valorise un produit change en fonction du nombre d'autres personnes qui utilisent le même produit, en l'occurrence les réseaux sociaux. Par conséquent, ne pas utiliser les réseaux sociaux peut-il conduire à une véritable exclusion sociale ?

C’est la nature même des réseaux sociaux. La valeur des réseaux sociaux est proportionnelle au carré de ses utilisateurs.

Plus un réseau social a d'utilisateurs, plus il génère de la valeur pour ses utilisateurs et évidemment pour le réseau social.

Si vous êtes deux à avoir un fax, cela ne servira pas à grand-chose. Si toutes les entreprises de France et de Navarre ont des fax, cet outil va tout à coup vous être utile.

La même loi s’applique aux réseaux sociaux.

Si tout l’environnement social d’un utilisateur est connecté, sa valeur n’en sera que plus forte, et l’utilisateur sera forcé d’interagir dans cet environnement, au risque d’être exclu.

J’ai 50 ans et dans mon enfance, la télévision constituait l'objet technologique permettant d'avoir accès au divertissement. Il n'y avait pas grand-chose d'autre dans les foyers.

Et ne pas avoir accès à la télévision jouait un rôle social. Cela excluait des conversations le lendemain à l'école. Les réseaux sociaux reviennent au même. 

Comment ce petit outil virtuel impacte de façon si intense notre réel ?

Une partie de l'étude porte sur le « fear of missing out ». C’est un concept marketing extrêmement important.

Selon une logique d'addiction, avec des guillemets, ce concept marketing est central dans le déclenchement d'un acte d'achat ou d'un clic en général.

Et l’étude nous montre qu’Instagram est très sujet au « fear of missing out », contrairement à TikTok.

Ces différentes « addictions » donnent presque l'impression d'avoir sur un étalage, de l'héroïne, de la MDMA et du crack.

Ce ne sont pas les mêmes produits, ce ne sont pas les mêmes addictions, ce ne sont pas les mêmes effets que ce soit TikTok, Twitter ou Instagram, mais les répercussions sociales sont également très importantes.

C’est pourquoi nous sommes dans un pot au noir qui nous amènera d’ici 5 à 10 ans, à adopter une législation apportant un encadrement rigoureux. Nous sommes dans une situation proche du pot au noir du tabac des années 50.

Pour vous, le réseau social le plus addictif, c'est lequel ? C'est Instagram, Facebook ? 

Je pense que c'est Twitter. Mais cela dépend de chacun.

Concernant les jeunes, c’est clairement TikTok, et Snapchat. Pour les seniors comme moi qui s'intéressent à la politique, c'est évidemment Twitter. Pour d’autres, c'est Instagram. Chacun a son propre réseau.

Par ailleurs, cette étude a mis au point des façons d'appréhender le problème qui permettent de différencier les produits. La différence entre TikTok et Instagram est très intéressante : ce ne sont pas les mêmes « drogues ». C'est comme la cocaïne et l'héroïne qui sont totalement différentes. Instagram et TikTok, ce n'est pas la même chose. 

Alors, que dit l'étude sur cette différence ? 

Les chercheurs ont utilisé des indicateurs pour analyser le processus cognitif de fidélité au réseau social. L’étude compare TikTok et Instagram. Le retour à TikTok s’explique autant par la peur de rater quelque chose, que le fait de se divertir, ou encore la sensation d’en avoir besoin, l'addiction. Sur Instagram, en revanche, la perception d'addiction est trois fois moins élevée que sur TikTok. Mais la peur de manquer quelque chose est deux fois plus grande que sur TikTok. Donc, ce sont deux produits totalement différents. Ils sont inutiles, et ne sont que divertissement, car ils ne permettent ni création de valeur, ni travail.

Cette étude mesure de manière très intéressante combien ils diffèrent dans la façon dont ils interagissent avec la psychologie humaine. 

L’étude mentionne un piège du marché des produits dans lequel les consommateurs continuent d'utiliser les plateformes des médias sociaux même s'ils en tirent un bien-être négatif. C'est ce que vous êtes en train de nous expliquer ?

Ils continuent d'utiliser le produit même s'ils ont la sensation que c'est négatif pour eux parce qu’ils imaginent que ne pas l’utiliser serait encore pire.

Pour mesurer à quel point le produit était addictif, les chercheurs ont demandé aux personnes d'estimer quelle somme il leur faudrait pour fermer leur compte Instagram. Il se trouve que certains sont prêts à payer pour que d'autres arrêtent, afin de partir sans regret.

La réalité est que nous sommes tous dans une situation d'addiction. Et une grande partie de cette addiction s'explique par le fait que se retirer des réseaux sociaux est encore pire que le prix déjà lourd à payer d’y être. Cela s’explique par l'inflexion sociale.

Ces réseaux sociaux sont mortifères et j'ai la profonde sensation que nous sommes exactement dans la même situation que celle du tabac dans les années 50.

Nous savons que le tabac est très dangereux depuis la fin des années 40. Et les premières législations sérieuses qui encadraient le marketing ont démarré au milieu des années 60.

Pendant 15 ans, il y a eu une période d’inertie et de troubles entre l'industrie du tabac et les scientifiques qui mesuraient comme l'a fait cette étude, différentes façons de qualifier le mal de ce produit.

Aujourd'hui, nous sommes dans une phase de grands discours sur la démocratie, en danger. Pendant ce temps, la population est victime d'opérations de manipulation, du fait de l’ingérence étrangère ou de son propre gouvernement.

J’espère que nous trouverons une issue grâce à un encadrement légal réaliste, intégrant le phénomène d’addiction d’une population entière.

Il faudrait considérer cette addiction comme durable, et que la coupure nette des réseaux sociaux serait encore pire. 

En cas d’émeutes, il arrive souvent que soient coupés les réseaux sociaux. Mais ce n’est pas encore le cas en France. Dans ce cas de figure, l’Etat les rétablit assez rapidement, sans quoi il prendrait un risque avec sa population.

Ces produits sont donc extrêmement dangereux. Mais ils font partie intégrante de notre corps social. Il est impératif de les encadrer de façon plus intelligente qu'on ne le fait aujourd'hui. Et la multiplication de ces études arrive à point nommé parce qu’elles permettent de discerner les choses : entre TikTok et Instagram, par exemple. Malheureusement, ils n’ont pas étudié Twitter, qui est pourtant le quotidien de beaucoup. Même s’il est possible d’en retirer des éléments intéressants, son coût social est important.

Pour conclure, c'est de bonne guerre. Nous avons fait la guerre de l’opium aux chinois, et ils nous font celle de TikTok. Je pense que la Chine est parfaitement consciente de ce qu’elle fait. Mais elle peut rétorquer que de toute façon, Instagram nous abreuve déjà de contenus. Si ce n’est pas l’un, c’est l'autre.

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