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Les fumeurs sont-ils encore des êtres humains ?
©Reuters

Bonnes feuilles

La politique antifumeurs est folle : le tabagisme explose chez les adolescents, la consommation progresse d’au moins 40 % par le marché parallèle, et les fumeurs (34 % de la population) sont rackettés, humiliés et abandonnés sanitairement... au seul motif qu¹ils ne devraient pas exister. Ils sont devenus des coupables indéfendables, toujours plus assimilés à une vermine sociale : parasites, veules, nuisibles et contagieux. Extrait de "Les fumeurs sont-ils des êtres humains ?" (2/2).

Denis  Blanchot

Denis Blanchot

Denis Blanchot est journaliste santé depuis plus de vingt ans. Il est l'auteur du jeu best-seller DOBBLE.

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En creusant, la question revient, lancinante et terrible : « Les fumeurs sont-ils des êtres humains » ? Peut-on les traiter tels, peut-on aborder humainement leurs problèmes, de manière réaliste, efficace, utile ? Y faut-il la tirade de Shakespeare, car lorsqu’on les afflige gratuitement, est-ce qu’ils ne souffrent pas ?

« Est-ce qu’un fumeur n’a pas des yeux ? Est-ce qu’un fumeur n’a pas, comme un non-fumeur, des mains, des organes, des dimensions, des sens, des affections, des passions ? N’est-il pas nourri de la même nourriture, blessé par les mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes remèdes, réchauffé et glacé par le même été et le même hiver ? Et si vous nous piquez, ne saignons-nous pas ? »

Faut-il soi-même faire de l’escalade ? Dire : quels océans d’ignominie tranquille et sûre d’elle ? Quels pics, quels caps aussi bien ! Les vrais démocrates ont la volonté des autres, de ceux qui diffèrent, des déjugés, des faibles, des victimes et pas celle des bourreaux, des persécuteurs, des désignateurs d’« ennemi intérieur », sournois, traître, et assassin comme il se doit.

En redescendant des lectures « up to date », comme celle de Monsieur Proctor, on se demande en effet si Cyrano n’avait pas raison : « Et lorsqu’ils pétunent, ça ne sentirait pas la boîte à ciseaux ? », celle de la censure en amont, celle de la disqualification de toute parole, de toute vie, de tout droit, de toute raison quand il s’agit d’autrui.

L’enfer est pavé de bonnes intentions. Pourquoi « abolition »? Parce que le tabac est un esclavage ; pourquoi « holocauste »? Parce que les morts se comptent par millions... On est tellement au-delà du manichéisme que tout perd son sens, sauf de le signaler : attention, à force d’exagération, de volonté d’emphase et de sur-dramatisation, on entre dans des terrains indignes. Les fumeurs sont seulement des gens qui meurent dix ans ou plus avant les autres, avec des maladies spécifiques – c’est tout. En revanche, oui, il y a bien (et c’en est une preuve supplémentaire) une idéologie du mépris, consensuelle et autorisant tout.

Petit fumeur dans ton coin, sache qu’aux plus hautes tours d’Ivoire, si l’on se penche à la fenêtre, ce sera encore pour cracher sur toi : t’assimiler aux nazis, staliniens, khmers rouges. Débrouille-toi, une fois que la référence mondiale arrive à introduire cela sans plus de cas de conscience, ou de sens commun, dans toute la littérature antifumeurs. Toi qui fumes, tu es donc autoritaire, totalitaire, fasciste ? C’est le monde à l’envers.

Dans un même combat sacré qui autorise tout, est-on vraiment si loin d’un maire de Nice chassant le fumeur de ses plages à vieillards, en détournant son regard hautain et son menton volontaire, des papiers gras, lotions solaires, vieux journaux, canettes, crachats, pipi, restes de pique-nique et autres « estroseries » certainement moins polluantes que fumer à l’air libre(510). Tout cela sans plus de réactions autres que de justes bravos, car « c’est bien », « ce doit être bien », « ce ne peut qu’être bien ». Nuire gratuitement, à partir du moment où la cible est consensuellement odieuse, c’est un gage de moralité supérieure ? On en est là ? Seulement là ? On doit dire « ouf » ? C’est quoi la prochaine étape ?

Bah, « quand on veut, on peut », l’axiome numéro un de l’autoritarisme, demeure le message adressé aux fumeurs. Débrouillez-vous avec ça. Ça prouvera que vous aurez voulu et que vous n’êtes pas les derniers des derniers. C’est si facile, si on « veut ». C’est facile, si on y croit. C’est facile si on est assez « motivé ».

« Parce qu’une motivation profonde est l’un des facteurs clé de la réussite dans l’arrêt du tabac, l’INPES invite chaque fumeur à trouver ses bonnes raisons d’arrêter de fumer et propose, pour les aider, le soutien de Tabac Info Service. » (511) (INPES, 2012). Et encore, destiné aux médecins :

« Les 2 composantes de la motivation au changement : – l’importance que la personne accorde au fait d’arrêter de fumer ;

– la confiance en ses chances de réussite si elle décide d’arrêter de fumer. » (512) Voilà qui ne mange pas de pain, en apparence, si ?

Pour la question de la volonté, autant laisser le rappel des évidences au Comité national contre le tabagisme, plus vieille et respectable association antitabac de France : « la volonté ne sert qu’à prendre la décision d’arrêter, elle n’aide pas à rester abstinent, la motivation n’est pas suffisante. La dépendance au tabac est une vraie dépendance, au même titre que celle des drogues dites dures. » (513)

Pour la question de la confiance, au vu du nombre d’échecs nécessaires avant d’arriver à l’arrêt, on baigne encore une fois dans l’infantilisation et la méthode Coué – sans regard aux contrecoups sur le moral de tous ceux qui échouent, et donc la possibilité de nouveaux essais. Il n’y a qu’à croire ! Confiance dans ses chances ? Une sur dix !

Autant casser tout de suite les jambes des fumeurs dans leur course de fond pour réussir un jour à arrêter ! Les échecs à l’arrêt, la réalité de la dépendance, très peu pour l’orthodoxie, allons-allons, un peu de « motivation » ! La boucle des raisonnements (des camisoles et des justifications) s’en boucle aisément : celui qui échouera n’était tout simplement pas assez « motivé » ; comprendre : « il n’avait pas assez de volonté ». Et les non-fumeurs, sont rassurés.

Dans la prose officielle du même INPES, il faut même « dédramatiser » l’arrêt (sic), « moyen de prouver aux autres sa valeur, sa volonté » (double contre-sens tabacologique connu (514) car « la plupart des appréhensions liées à l’arrêt du tabac, si elles sont légitimes, sont souvent exagérées et amplifiées par une méconnaissance de la réalité du sevrage. »515 Ah bon, vraiment, et par qui ? Qui cache les taux d’échecs ? Qui demande la confiance aveugle en « ses chances de réussite » ? Qui se lave les mains de la réalité ? Qui se moque de l’impact par contrecoup de tels discours sur les jeunes ? Et cela s’appelle l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé...

Mieux, on fait désormais exister le sevrage dans un monde hypothétique où tout est pour le mieux, comme celui (qui ne devrait pas l’être) des allégations de santé. Autant citer les exemples mis en avant sur cet aspect par l’agence en charge des bonnes pratiques : « 90 % des gens qui suivent notre technique arrêtent de fumer ! » ; « Une séance et vous arrêterez de fumer pour la vie » ; « Sevrage immédiat sans médicament garantie un an. » (516)

On sait qu’au mieux dans les programmes encadrés, suivis scientifiquement, on a 15 % de réussite à un an, et l’on professe sciemment cela comme exemples d’allégations ? Et, si c’est la norme implicite, quel serait le risque encouru pour les plus gros charlatans de la dernière magie pour arrêter ? Là aussi, on va vers où ? Au seul motif prétendu vertueux de faire « croire en ses chances », on crée un casse-pipe honteux ; non, les chances sont faibles et c’est en le sachant qu’on peut réussir, parce qu’il faudra plusieurs essais. Huit en moyenne, pour mémoire, selon l’American cancer society.

Question incidente : quelqu’un a vu une action pour fausse allégation à l’arrêt du tabac ? La seule que j’ai découverte, c’était un oreiller magique, pour arrêter dans son sommeil, redoublé d’un traitement « laser » et d’une « luxopuncture », mais c’était en l’an 2000 (517).

Extrait de "Les fumeurs sont-ils des êtres humains ?", Denis Blanchot, (Éditions Jacob-Duvernet), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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