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Une statue de Socrate en Grèce.
Une statue de Socrate en Grèce.
©Aris MESSINIS / AFP

Bonnes feuilles

Michel De Jaeghere publie « Le Cabinet des antiques: Les origines de la démocratie contemporaine » aux éditions Les Belles Lettres. Répudiant tout anachronisme simplificateur, mais refusant aussi de considérer le legs de l’Antiquité comme une beauté morte, inféconde, Michel De Jaeghere mobilise sa formation d’historien des idées, sa longue fréquentation des auteurs antiques, et sa familiarité avec la politique contemporaine pour affronter une redoutable question : les Anciens sont-ils, en politique, encore de bon conseil ? Extrait 1/2.

Michel De Jaeghere

Michel De Jaeghere

Michel De Jaeghere est directeur du Figaro Histoire. Il a publié aux Belles Lettres Le Menteur magnifique, Chateaubriand en Grèce, Les Derniers Jours, La fin de l’empire romain d’Occident, La Compagnie des Ombres, À quoi sert l’Histoire ?, Un Automne romain, Journal sans moi et Le Cabinet des antiques, Les origines de la démocratie contemporaine.

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Mise en place par l’Alcméonide Clisthène à la toute fin du VIe siècle (508-507), en s’appuyant, contre les autres clans aristocratiques, sur le démos urbain, en un temps où le développement de la ville d’Athènes avait contribué à une mobilité accrue des personnes, une moindre dépendance des citadins aux liens qui attachaient les habitants de l’Attique à l’aristocratie terrienne, la démocratie athénienne se présente pourtant sous un aspect très différent de celui de la démocratie moderne.

Elle exclut, d’abord, les femmes et les esclaves, ce dont n’avaient pas pris garde les admirateurs de la Grèce au temps des Lumières.

Nos ancêtres juraient par Jérusalem et la Bible, et une secte nouvelle a juré par Sparte, Athènes et Tite-Live, remarquait avec ironie Volney en 1795. Ce qu’il y a de bizarre dans ce nouveau genre de religion, c’est que ses apôtres n’ont pas même eu une idée juste de la doctrine qu’ils prêchent, et que les modèles qu’ils nous ont proposés sont diamétralement contraires à leur énoncé ou à leurs intentions ; ils nous ont vanté la liberté de Rome et de la Grèce, et ils ont oublié qu’à Sparte, une aristocratie de trente mille nobles tenait sous un joug affreux six cent mille serfs ; que pour empêcher la trop grande population de ce genre de nègres, les jeunes Lacédémoniens allaient de nuit à la chasse des hilotes, comme des bêtes fauves ; qu’à Athènes, ce sanctuaire de toutes les libertés, il y avait quatre têtes d’esclaves contre une tête libre ; qu’il n’y avait pas une maison où le régime despotique de nos colons d’Amérique ne fut exercé par ces prétendus démocrates ; que, sur environ 5 millions de têtes qui peuplaient la totalité de la Grèce, plus de 3,5 millions étaient esclaves ; que l’inégalité civile et politique des hommes était le dogme des peuples, des législateurs ; qu’il était consacré par Lycurgue, par Solon, professé par Aristote, par le divin Platon, par les généraux et ambassadeurs d’Athènes, de Sparte et de Rome qui, dans Thucydide et dans Tite-Live, parlent comme les ambassadeurs d’Attila et de Gengis Khan.

Dans son Esquisse d’un Tableau historique des progrès de l’esprit humain, Condorcet avait soutenu, quelques mois plus tôt, que l’esclavage était même indissociablement mêlé à la nature du régime : comment aurait-on pu régulièrement réunir l’ensemble des citoyens, si n’existait pas une population servile, chargée de faire tourner la machine, pendant que délibéraient, interminablement, les hommes libres ?

L’accusation a fait florès au XXe siècle.

Si la civilisation gréco-romaine a pu se laisser si durablement enfermer par les modernes dans un modèle de perfection coupé des réalités de la vie, écrit dans une page déchirante pour les admirateurs du monde antique le grand Aldo Schiavone, si nous en avons conservé si longtemps cette vision selon laquelle la politique, les savoirs, les passions, les caractères, les arts, les institutions semblaient se cristalliser dans le vide d’un pur jeu de formes, si cette culture continue à donner d’elle la représentation enchantée d’une perfection stylistique suspendue hors de l’histoire, cet isolement trompeur – où se fonde l’idée de « classique » – ne s’est pas imposé seulement sous l’effet d’une déformation de la perspective inaugurée par la Renaissance.

Il tint, dès l’origine, à l’occultation volontaire du travail des esclaves, ce « trou noir de la vie collective » où étaient produites les richesses qui rendaient possible une vie affectée à la recherche du bien public et aux raffinements du corps et de l’esprit.

Dépourvus de personnalité juridique et tenus évidemment à l’écart de la délibération politique, les esclaves étaient, selon Jacqueline de Romilly, au moins trois fois plus nombreux en Attique que les hommes libres (Athènes comptait environ 40 000 citoyens au début de la guerre du Péloponnèse). En confiant l’essentiel des tâches administratives à ceux d’entre eux qui étaient propriété de l’État, souligne Paulin Ismard, la démocratie athénienne conjurait en outre le spectre d’une confiscation du pouvoir du peuple par des organes qui pourraient prétendre représenter sa volonté, et constituer l’État en instance autonome : en quoi l’esclavagisme était, pour les Athéniens, consubstantiel à leur système politique, indissociable de leur propre liberté.

Reste que l’esclavage était alors universel ; qu’il était pratiqué sous tous les régimes. Qu’il avait existé au IVe millénaire avant J.-C., avant même l’apparition des tout premiers États. Qu’il avait été, sous les empires proche- Orientaux, l’enjeu majeur de guerres qui visaient à s’emparer d’un maximum de captifs destinés à servir de main- d’œuvre pour l’industrie productive (le textile) aussi bien que pour les grands travaux monumentaux. Qu’il resterait pratiqué, sous une forme ou une autre, jusqu’au XIXe siècle dans le monde entier- en Afrique noire et en terre d’islam – comme il l’avait été, dès avant l’arrivée des Occidentaux, dans l’Amérique précolombienne. Et que la spécificité d’Athènes est dans ces conditions de l’avoir mis au service de la liberté de ses citoyens.

Quant aux femmes, elles ne participaient certes pas aux institutions délibératives et judiciaires athéniennes. Elles n’en étaient pas moins considérées comme citoyennes : leur citoyenneté jouait même un rôle considérable puisqu’à partir d’une loi votée à l’initiative de Périclès (451), elle devint nécessaire à la transmission du droit de cité, les enfants d’un Athénien et d’une étrangère, considérés comme bâtards, étant désormais tenus pour non- citoyens.

Les femmes avaient en outre leur part dans de nombreuses pratiques sociales qui, tout autant que les droits politiques, témoignaient de leur appartenance à la Cité : elles « participent aux affaires politiques et religieuses », dit Apollodore d’Acharnae dans un plaidoyer qui vise l’épouse d’un archonte- roi et nous apprend que celle- ci était, pendant un an, tenue de ce fait pour « reine », et chargée de l’accomplissement de certains rites civiques.

Rappelons au surplus qu’il en alla de même dans l’Occident moderne jusqu’à il y a moins d’un siècle, puisque les femmes furent tenues à l’écart du suffrage jusqu’en 1920 aux États- Unis, en 1944 en France ! Les ténors de la Révolution française, qui les appelaient « citoyennes » et appréciaient le renfort qu’elles leur apportaient par leurs vociférations depuis les tribunes, le rôle éminent qu’elles jouaient dans les émeutes, s’étaient eux-mêmes abstenus de leur donner le droit de vote.

L’Athènes démocratique maintenait en outre à l’écart de la vie publique les étrangers domiciliés chez elle, les métèques, quand même ils étaient nés à Athènes, de parents établis depuis plusieurs générations. La loi n’y connaissait que la filiation, le droit du sang.

La démocratie athénienne était une démocratie directe, où le peuple dirigeait lui-même ses affaires, où les plus hauts magistrats n’étaient que des commis, les fonctionnaires d’exécution étant, comme on l’a dit, des esclaves exclus de la communauté civique.

Le principe fondateur du régime était l’égalité politique de tous les citoyens : l’égalité devant la loi (isonomia), mais aussi l’égalité dans la participation aux délibérations (isegoria).

La vie politique n’en faisait pas moins large part à l’inégalité des conditions en réservant à l’élite sociale les plus prestigieuses fonctions.

Choisis parmi les Pentacosiomédimnes (riches propriétaires terriens récoltant plus de 500 mesures de blé, de vin ou d’olives par an) ou parmi les Cavaliers – récoltant 300 mesures et capables de financer l’achat, l’équipement et l’entretien d’un cheval de guerre – (soit sur une liste d’environ 500 noms, le revenu du commerce ou de l’artisanat n’étant pas pris en compte dans la définition des classes sociales), neuf archontes s’étaient partagés au VIIe siècle, les pouvoirs des anciens rois. Ils avaient progressivement perdu une grande partie de leurs prérogatives pour n’être plus titulaires au Ve siècle que de charges judiciaires et religieuses.

L’archonte éponyme, qui donne son nom à l’année et qui était investi à l’époque archaïque de l’essentiel du pouvoir exécutif, juge désormais des affaires familiales et organise les grandes Dyonisies ; le roi préside aux mystères, processions et sacrifices ; il juge les procès d’impiété ; le polémarque (autrefois chef des armées) mène les cérémonies funèbres et juge métèques et étrangers ; les six thesmothètes conservent les lois, organisent le travail des tribunaux et y jouent parfois le rôle de ministère public, jugent de certaines affaires où est en cause l’intérêt de la Cité, instruisent les procès et les actions en illégalité et procèdent à l’examen des magistrats inférieurs ; un secrétaire (ajouté par Clisthène) tient lieu de greffier et organise le tirage au sort des juges.

Désignés pour un an (par élection, d’abord, puis après 487 par tirage au sort au sein de candidats sélectionnés par une élection préalable à laquelle seront admis, à partir de 457, les membres de la troisième classe sociale, celle des zeugites, qui, récoltant 200 mesures ou possédant deux boeufs, sont en mesure de s’acheter la panoplie de bronze des hoplites – lance, casque, cuirasse, bouclier, jambières –, ces magistrats ont en outre le privilège de siéger, au terme de leur charge, au sein de l’Aréopage, sous la présidence de l’archonte- roi.

Ils y ont exercé une grande influence tant que ce conseil, autrefois tout puissant – il nommait lui- même, avant Dracon (621), les archontes –, est resté investi, au VIe siècle, de la mission de se faire le gardien des lois et de superviser la surveillance des magistrats en charge et celle de la bonne conduite des citoyens, habilité à prononcer la peine de mort. Il a été privé de ce rôle par la réforme de Clisthène (508), mais il s’est, aux dires d’Aristote, réemparé de l’essentiel du pouvoir pendant les guerres médiques (480). En 461, le chef du parti démocratique, Éphialte, a obtenu qu’il soit dessaisi de l’essentiel de ses attributions. Il n’a conservé que de maigres compétences judiciaires.

La plénitude du pouvoir est en principe détenue, depuis, par l’Assemblée du peuple (l’Ecclesia). Pour y siéger, il suffit depuis Solon (594) d’être athénien, d’avoir 18 ans, d’avoir accompli ses deux années de service militaire. Mais beaucoup sont éloignés en temps de guerre, les campagnards restent souvent, les jours d’Assemblée, sur leurs terres, les pêcheurs ne renoncent pas facilement à leur journée de pêche. La cité d’Athènes recouvre, avec l’Attique, la surface qui est aujourd’hui celle du grand-duché du Luxembourg.

La ville d’Athènes n’abrite qu’un tiers ou la moitié de sa population, le reste habitant les bourgades d’Éleusis, Acharnes ou Marathon. En pratique, seuls quelques milliers de personnes (2 000, 3 000 ?) siègent donc à chaque séance, sur la colline de la Pnyx. Les habitants de la ville y sont probablement surreprésentés. Pour certaines décisions solennelles, le quorum est de six mille voix. L’Assemblée se réunit alors sur l’Agora. Pendant les premières années de la guerre du Péloponnèse, qui opposera durant vingt- sept ans Sparte à Athènes, à la fin du Ve siècle, le regroupement de la population, désœuvrée, entre les murs d’Athènes (elle s’y protégeait des dévastations de l’Attique par la puissante armée de terre lacédémonienne), encouragera la participation d’un peuple doublement partie prenante des événements : parce qu’il était lui- même engagé dans la guerre sur la flotte, et parce qu’il en décidait par ses délibérations.

L’Assemblée se réunit environ quarante fois par an, soit en moyenne tous les neuf jours. Elle ne délibère cependant que sur les sujets que lui rapporte un Conseil, la Boulè, et seulement sur ceux- là. Dans le cadre de cet ordre du jour, priorité doit être donnée aux questions religieuses, puis aux affaires étrangères (réception d’une ambassade ou rapport d’une ambassade athénienne à son retour de mission à l’étranger) ; enfin, discussion des décrets ou des lois. Tous peuvent, en théorie, prendre la parole, mettre un amendement aux voix. « Quant à la liberté, écrit Euripide, elle est dans ces paroles : qui veut, qui peut donner un avis sage à sa patrie ? Alors à son gré, chacun peut briller ou se taire. » Il est pourtant probable que s’abstenaient de monter à la tribune ceux qui, ne maîtrisant pas les rudiments de l’art oratoire, risquaient d’être ridiculisés devant tous. Les plus âgés parlaient les premiers. Parvenu à la tribune, l’orateur se couvrait d’une couronne de feuillage, signe de son inviolabilité, et jurait de ne pas proposer de rétablir la tyrannie non plus que de parler contre l’intérêt de la cité. La procédure avait de quoi intimider. Aucun texte ne pouvait en outre être discuté et voté par l’Assemblée sans avoir été soumis à l’avis préalable de la Boulè. Le vote est public, à main levée, sauf pour les affaires d’ostracisme.

Institué par Clisthène pour éviter la reprise des guerres civiles et, plus encore, les tentatives d’instauration de la tyrannie, l’ostracisme consiste à bannir un citoyen dont la présence paraît contraire à l’intérêt public, sans que des charges judiciaires puissent être retenues contre lui. Une séance particulière de l’Assemblée est consacrée chaque année à cette procédure, lors de la sixième prytanie (en janvier). Dans les dix jours suivants, celui qui a recueilli à son encontre une majorité des suffrages (les bulletins consistant dans des fragments de terre cuite gravés de son nom) lors d’une Assemblée ayant réuni plus de 6 000 votants doit quitter Athènes pour dix ans.

L’assemblée est compétente pour décider de la guerre et de la paix, de la conclusion des alliances, de l’élection des stratèges, de la nomination et des instructions des ambassadeurs, de la politique militaire (on ne met pas un navire en chantier ou hors-service sans un décret de l’Ecclesia) ; elle fixe les effectifs des contingents mobilisables, nomme les chefs des expéditions, juge les généraux vaincus, organise l’approvisionnement de la ville. À chaque prytanie (toutes les cinq semaines) elle renouvelle leur confiance aux magistrats ou les renvoie devant les tribunaux (ils y sont passibles, en cas de trahison de leur charge, de l’atimie – la privation des droits civiques –, de la confiscation de leurs biens ou même de la peine de mort).

Une fois un vote acquis, les prytanes (présidents de séance) peuvent demander une deuxième discussion s’ils pensent que l’Assemblée s’est fait surprendre, qu’elle a cédé aux artifices d’un démagogue, aux emportements de la passion. En 427, l’Ecclesia décide ainsi que les Mytiléniens qui se sont révoltés contre Athènes seront tous mis à mort. La nuit portant conseil, elle remet le lendemain la question en débat et adopte des sanctions moins sévères. Une séance sur quatre est consacrée aux suppliques, qui permettent aux citoyens de l’entretenir de toutes demandes publiques ou privées.

Extrait du livre de Michel De Jaeghere, « Le Cabinet des antiques : Les origines de la démocratie contemporaine », publié aux éditions Les Belles Lettres.

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