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Les espions français parlent : "ma carrière au service de la lutte antiterroriste"
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Bonnes feuilles

D'anciens responsables des services secrets français sortent de l'ombre pour raconter les réalités de l'espionnage et du contre-espionnage. Extrait de "Les espions français parlent" (1/2).

Sébastien Laurent

Sébastien Laurent

Sébastien Laurent est spécialiste du renseignement, professeur à l'université de Bordeaux et co-animateur du groupe de recherche "Metis" (Sciences Po Paris).

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Depuis les années 1980, le terrorisme s’est imposé comme la principale menace pour les démocraties occidentales : d’abord arme détournée dans le contexte de la guerre froide, puis stratagème de groupes constitués autour d’une idéologie ou d’une religion, le phénomène terroriste a connu une profonde mutation. Face à cette menace, les services de renseignement, la DST en particulier, ont dû s’adapter, créer les instances nécessaires pour affronter ce défi . Jean-François Clair, chef reconnu de l’antiterrorisme à la DST revient sur ces évolutions, ces tâtonnements parfois. Il évoque également les attentats de 1985-1986, et complète le témoignage du préfet Pautrat en narrant les détails opérationnels qui ont contribué à résoudre une enquête policière complexe. Grâce à son expérience en matière de lutte antiterroriste ou en qualité de directeur adjoint de la DST de 1997 à 2007, Jean-François Clair dresse un bilan sur l’évolution de son service, bilan riche d’enseignements pour comprendre l’actuelle structuration des services de renseignement français et les défis auxquels ils sont confrontés.

Floran Vadillo : Après une formation en droit, vous optez pour le concours de commissaire de police ; dès votre sortie de l’école dont vous êtes major de promotion, vous choisissez d’intégrer la DST : pourquoi avoir effectué ce choix ?

Jean-François Clair : Ce choix n’est pas le fruit du hasard : lors de mon stage, à la préfecture de police et au sein d’autres entités, j’ai pu observer l’activité de nombreux services. Je dois toutefois reconnaître que si, à la sortie de l’école, on m’avait proposé un poste intéressant à la police judiciaire, je l’aurais accepté en raison de mon grand intérêt pour le travail d’investigation. Cette éventualité écartée, j’ai opté pour la DST dans la mesure où le service alliait travail de renseignement et d’investigation et parce que je ressentais une grande attirance pour les questions étrangères, la géopolitique et la défense du pays. J’ai décliné l’offre d’intégrer les Renseignements généraux, les missions de ce service ne me convenaient pas.

FV : À votre arrivée, en 1972, dans quel service vous affectet- on ?

JFC : Je travaillais à l’époque dans une division de contre-espionnage.

FV : Votre spécialisation en matière d’antiterrorisme viendra donc plus tard ; pourtant, dès 1972, avec la prise d’otages à Munich1 notamment, le phénomène trouble l’Occident.

JFC : Comme tout le monde, nous avons assisté à l’émergence d’un nouveau problème ; à la DST, nous disposions déjà d’une section de quelques personnes qui travaillaient sur le monde arabe, principalement sous l’angle contre-espion-nage. En France, le premier acte terroriste est d’origine israélienne : il s’agit de l’attentat contre le représentant de l’OLP1, Mahmoud Hamchari, le 8 décembre 1972. Le Mossad2 avait placé une bombe sous la table où se trouvait son téléphone. L’homme fi nit par succomber à ses blessures quelques semaines plus tard3. Comme nous le surveillions, nous le savions absolument étranger à de quelconques activités terroristes. Le terrorisme palestinien n’est donc pas immédiatement apparu comme un problème majeur. Nous avions bien sûr déjà eu l’opportunité d’exercer une vigilance soutenue sur certains activistes, mais de manière tout à fait ponctuelle. Le 28 juin 1973, le Mossad assassina également Mohamed Boudia4. Par la suite, nous avons obtenu des informations et procédé au démantèlement, en France, d’une cellule de l’organisation d’extrême gauche turque dénommée « Front de libération de la Turquie » qui entretenait des contacts avec les Palestiniens et venait de recevoir des membres du FPLP5 des armes et des explosifs. Ainsi, en décembre 1973, avons-nous pu procéder à des arrestations, mettre au jour et neutraliser la première structure liée au terrorisme international en France. Toutefois, cette mission ne relevait pas d’un travail de contre-terrorisme proprement dit puisqu’il n’existait pas de structure à la DST dédiée à cette thématique. Dans la mesure où la menace terroriste se précisait, la DST créa, en 1974, une division de lutte contre le terrorisme. Il ne s’agissait pas d’un gros service car à cette époque, en France, le problème ne s’avérait pas crucial. J’ai alors été désigné comme adjoint au chef de cette division ; je dois l’avouer, cela ne me plaisait guère puisque j’avais intégré la DST pour « faire du contre-espionnage ». Je ne le regrette absolument pas mais nous n’imaginions pas alors que la menace terroriste allait connaître un tel développement. Cependant, dès 1974, nous avons démantelé une filière de l’Armée rouge japonaise1 ; cela a provoqué, en réaction, une prise d’otages à l’ambassade de La Haye2 afin d’obtenir la libération des membres de l’ARJ emprisonnés lors de cette opération.

FV : Considériez-vous la mission antiterroriste moins noble que le contre-espionnage ?

JFC : Il ne s’agissait pas d’une question de goût mais, en pleine guerre froide, le contre-espionnage continuait d’incarner la mission historique de la DST, et de nombreux fonctionnaires considéraient que cette matière primait. Néanmoins, tout le monde avait oublié qu’à l’occasion de la guerre d’Algérie, la DST avait consacré 70 % de ses ressources au terrorisme, en Algérie mais également sur le territoire métropolitain où furent commis de nombreux attentats meurtriers (entraînant notamment la mort d’un commissaire du service). Par la suite, tous nos fonctionnaires sont « retournés à leurs études », c’est-à-dire essentiellement à la lutte contre l’espionnage soviétique, en majeure partie. La DST avait certes en charge d’autres missions, comme la police des communications radio-électriques et ce qu’on a appelé par la suite la défense du patrimoine du pays (économique, scientifique…), mais il s’agissait d’une part mineure de son activité et, dans le second cas, d’une mission complémentaire au contre-espionnage.

FV : En outre, aucun attentat n’avait jamais directement visé des Français, il s’agissait principalement de règlements de comptes sur le territoire national.

JFC : Si mes souvenirs sont exacts, le premier acte de terrorisme visant directement des Français correspond à l’attentat à la grenade perpétré au Drugstore de Saint-Germain-des-Prés, le 15 septembre 1974, et imputable à Carlos1, bien que nous ne l’ayons su qu’après.

FV : Carlos a-t-il contribué, par ses attentats, à la structuration du dispositif antiterroriste français ?

JFC : Non, puisque nous avions déjà créé la division spécialisée. À l’époque, la DST ne connaît absolument pas Ilitch Ramírez Sánchez, alias Carlos, alors membre du FPLP. L’aff aire de la rue Toullier2, en juin 1975, procède d’un malheureux concours de circonstances ; ce soir-là, nos hommes n’envisageaient pas d’arrêter un terroriste ; le cas échéant, ils auraient porté des armes ! D’ailleurs, j’estime avoir eu beaucoup de chance : il me revenait d’intervenir à la place de mon chef de division, gravement blessé par Carlos, mais j’étais alors en vacances dans le sud de l’Espagne. Par la suite, à la demande de son nouveau directeur, Marcel Chalet3, la DST a sollicité l’autorisation de se séparer du volet judiciaire de son action antiterroriste au profi t de la DCPJ4 ; Marcel Chalet estimait la DST insuffisamment « équipée » pour cette mission5. Le patron de la PJ, Maurice Bouvier, accepta mais, en conséquence, réclama des moyens supplémentaires : un tiers des judiciaire. En dépit de ces prémices, il faut admettre que la police française se révélait encore impréparée à la lutte contre le terrorisme.

FV : Pourquoi ne pas avoir rejoint la PJ, vous qui souhaitiez y être aff ecté à vos débuts ?

JFC : J’avais changé d’avis, je me sentais très bien à la DST dont les missions me convenaient parfaitement.

FV : Espériez-vous alors revenir à des missions de contre-espionnage ?

JFC : Oui, j’en ai eu l’opportunité à la fi n de l’année 1976. En attendant cette mutation, j’ai aidé à la résolution d’autres affaires à l’instar du détournement par le FPLP d’un avion d’Air France sur Entebbe1 : les otages ont été libérés en deux vagues successives et les renseignements concrets par nous recueillis lors de leurs debriefings à leur retour à Paris se sont avérés extrêmement précieux au moment de l’intervention des commandos israéliens.

FV : Pourquoi la PJ ne les a-t-elle pas interrogés ?

JFC : Parce que l’aff aire n’a pas connu de suites judiciaires. Il faut en eff et préciser que seule la loi de 19862 a permis de judiciariser les attentats survenus à l’étranger à l’encontre de Français. À ce titre, l’attentat du « Drakkar » à Beyrouth3, qui provoqua la mort de cinquante-huit soldats français, ne donna lieu à aucune enquête en France ; les Américains,douloureusement frappés le même jour, procédèrent autrement. De même, aucune action judiciaire n’a pu être réalisée concernant les Français pris en otage au Liban au cours des années suivantes. Une enquête a été ouverte beaucoup plus tard, après la découverte du corps de Michel Seurat, mort de maladie pendant sa captivité1, la justice ayant alors trouvé un moyen légal idoine : la notion de crime continu.

FV : En somme, votre expérience antiterroriste dans les années 1970 se limite à deux années.

JFC : En eff et, de décembre 1976 à décembre 1982, j’ai été affecté à d’autres missions. À la fi n de l’année 1982, Marcel Chalet me désigne responsable de la lutte antiterroriste à la DST. J’ai pris mes fonctions en janvier 1983, succédant à un collègue nommé en province. De 1983 à décembre 1997, j’ai occupé successivement les fonctions de chef de division avec une trentaine de personnes sous mes ordres, puis en 1986 chef de département et enfi n, en 1989, sous-directeur. Cette évolution matérialise l’importance grandissante de la problématique terroriste et les adaptations de structures réalisées au sein de la DST.

FV : En 1982, en particulier, la France est durement touchée par le terrorisme ; les pouvoirs publics, le président Mitterrand2 en particulier, prennent alors conscience de l’importance de la lutte antiterroriste.

JFC : C’est exact même si l’attentat contre la synagogue de la rue Copernic à Paris3 avait déjà marqué les esprits, l’attentat meurtrier contre la brasserie Goldenberg4, en 1982, jouera un rôle déterminant.

FV : Ce changement de fonctions trouvait-il grâce à vos yeux ?

JFC : En 1983, oui. Cela représentait un défi et impliquait de l’activité… En outre, mon adjoint, Louis Caprioli1, et moi jouissions d’une « paix » absolue : tout le monde avait les yeux braqués sur la cellule de l’Élysée2, nous pouvions donc démarrer notre programme de travail en toute quiétude. Personne ne se souciait de nous. Notre nouveau directeur, Yves Bonnet3, a joué un rôle capital et nous a octroyé les moyens nécessaires pour travailler. Créer la cellule antiterroriste de l’Élysée constituait une grave erreur. Il s’agissait d’un mauvais choix. Les autorités politiques, poussées par les évènements et pressées d’obtenir des résultats, peuvent décider de créer des structures ad hoc de coordination, mais créer une unité à objectif opérationnel totalement en marge du « système », c’est autre chose. Le seul trait d’union de la cellule avec les services en charge de la lutte contre le terrorisme relevant du ministère de l’Intérieur (Renseignements généraux, DST, police judiciaire) se matérialisa par le détachement des services précités d’un tout petit nombre de cadres, d’un niveau globalement peu élevé d’ailleurs. Pour notre part, nous n’avons jamais collaboré avec la cellule de l’Élysée. Je ne souhaite en aucun cas mettre en doute la bonne foi de Christian Prouteau, mais il ne comprenait rien à la lutte antiterroriste internationale : un excellent chef de commando antiterroriste n’est pas forcément un bon officier de renseignement. Dès le début, les membres de la cellule ont oeuvré en dépit du bon sens, comme en témoigne recruter des informateurs dans certaines ambassades. Ainsi perturbaient-ils parfois notre action et risquaient-ils de faire démasquer des sources sensibles. Ils ne bénéficiaient d’aucune instruction et n’agissaient que selon leur bon vouloir et leurs intuitions. En revanche, nous appréciions les efforts de coordination réalisés au sein du BLAT2 sous la direction du directeur de cabinet de Joseph Franceschi, le secrétaire d’État à la Sécurité. Cependant, tous les services ne jouaient pas le jeu (il existait des rivalités), mais c’était un début : le BLAT incarnait une initiative positive que l’UCLAT3 permettra de dépasser et d’améliorer.

Extrait de "Les espions français parlent - Archives et témoignages inédits des services secrets français", sous la direction de Sébastien Laurent, (Nouveau Monde Editions), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici

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